Kant voit le jour le 22 avril 1724, à Königsberg, ville de Prusse devenue depuis Kaliningrad en Russie. Son père est un modeste artisan, sellier de profession, et sa mère, très intelligente d’après Kant, est elle-même fille de sellier. Il grandit et est éduqué dans un milieu protestant piétiste.
Devenu adulte, sa vie quotidienne s’écoule avec la régularité d’un métronome. Tous les jours, il fait la même promenade, à la même heure, à tel point que la légende dit que les habitants de Könisberg règlent leurs horloges sur les sorties du philosophe. Il n’y déroge qu’une seule fois, pour s’informer sur les événements qui se déroulent en France, où une révolution est en marche. Kant exerce toute sa carrière comme enseignant à l’Université de Königsberg. Il meurt dans sa ville natale en 1804, à l’âge de 80 ans.
Quand ses textes majeurs sont publiés, à partir de 1781, Kant approche de ses 60 ans. La Critique de la raison pure expose sa théorie de la connaissance. La Critique de la raison pratique porte sur la morale, ainsi que les Fondements de la métaphysique des mœurs. La Critique de la faculté de juger a trait à l’esthétique et à la nature. Deux textes courts sont à mentionner en raison de l’importance de leur contenu. Vers la paix perpétuelle décrit en filigrane la société des nations, vision de la future organisation des nations unies, et la fédération des états, qui prendra plus tard la forme de la Communauté Européenne. Dans son écrit Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant prononce son fameux “Ose savoir”, en l’instituant comme la devise de la pensée des Lumières.
Comment et dans quelles limites la connaissance est-elle possible ? Kant est tiré de son sommeil dogmatique par l’empiriste Hume et son analyse du principe de causalité (cf. Histoires particulières). Jusqu'à la critique kantienne, le dogme du savoir est orienté vers l’objet à connaître, la chose en soi, sa réalité, son essence, etc. Kant effectue une “révolution copernicienne” en recentrant sa théorie sur le sujet connaissant.
Toute connaissance possible est empirique, c’est-à-dire qu’elle a pour origine l’expérience. Mais nous ne pouvons connaître que parce que nous disposons naturellement de deux facultés : la sensibilité, qui procède par intuition, et l’entendement, qui procède par concept. Les conditions qui rendent la connaissance possible sont indépendantes de l’expérience : il s’agit des formes a priori des intuitions et des concepts. Autrement dit, nous avons déjà en nous les outils pour connaître la réalité avant d’en faire l’expérience.
Nous avons l’intuition sensible a priori de l’espace et du temps, et nous disposons d’une grille permettant de classer ce que nous percevons selon des concepts, que Kant appelle catégories. Notre imagination unifie les intuitions pures et les concepts purs en un produit intermédiaire, le schème, qui nous permet de catégoriser l’objet perçu.
Nous ne pouvons donc connaître que ce qui nous apparaît dans les limites de la réalité sensible, autrement dit les phénomènes que nous percevons dans l’espace et dans le temps. Il nous est impossible de connaître les choses en soi, que Kant appelle les noumènes. Si les noumènes sont inconnaissables, ils demeurent toutefois pensables en tant que réalité intelligible.
Kant conçoit la nature humaine comme dotée d’une bonne volonté. Il effectue ici une seconde “révolution copernicienne” : le bien et le mal ne sont pas des objets extérieurs et déterminés de tout temps. La volonté intérieure de l’homme se fonde d’abord sur la loi morale, c’est-à-dire sur ce qui est de l’ordre du devoir, et elle détermine ensuite ce qui est bien ou mal.
L’action véritablement morale doit être accomplie par devoir, et pas seulement de manière conforme au devoir. C’est l’intention morale qui prime absolument sur tout autre intérêt personnel. Le sujet éprouve un sentiment de pur respect envers la loi, à laquelle il subordonne sa volonté. Le principe qui guide la volonté pour déterminer son action selon la loi morale est l’impératif catégorique, qui s’énonce ainsi : “agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”.
La liberté est ce qui permet à l’être humain d’agir moralement. La nature humaine est double : ses inclinations, liées au monde sensible, poussent l’homme à désirer ce qui peut être contraire à la loi morale ; sa volonté, liée au monde intelligible, le libère de ses inclinations en le soumettant volontairement à cette loi. La morale kantienne a pour fin le souverain bien en tant qu’accord entre la vertu et le bonheur, et non le seul bonheur : il faut agir moralement pour se rendre digne du bonheur.
Dans la fonction logique de l’entendement, Kant établit une typologie des jugements comprenant quatre titres, avec chacun trois “moments”. À ces douze jugements correspondent les douze catégories de concepts purs de l'entendement évoqués plus haut.
Le jugement contient un sujet et un prédicat, qui affirme ou nie quelque chose du sujet. Il se présente sous deux formes : analytique ou synthétique. Dans le jugement analytique, le prédicat fait partie de l’essence du sujet : il est indépendant de l’expérience et n’ajoute donc rien de nouveau. Le jugement synthétique apporte quelque chose de nouveau a posteriori.
Il existe également des jugements déterminants, qui partent de l’universel pour aller vers le particulier, ou réfléchissants, qui partent d’un objet particulier pour parvenir à l’universel.
Le jugement de goût, ou esthétique, et le jugement téléologique, qui porte sur les finalités, sont des jugements réfléchissants, non démonstratifs. Le caractère indémontrable du jugement de goût se retrouve dans cette antinomie : on peut discuter du goût, mais on ne peut pas en disputer.
David Hume (1711-1776) est un philosophe empirique écossais. Pour lui, toute notre connaissance vient de l'expérience. Nous percevons la réalité, puis nous relions ces impressions aux expériences passées grâce à la mémoire, et nous en formons une représentation avec notre imagination. Hume procède à une critique de la connaissance, c’est-à-dire qu’il examine comment et dans quelles limites l’esprit humain peut connaître les choses. Il étudie notamment la question de la causalité : existe-t-elle en elle-même ou n’est-elle que le fruit de notre imagination ?
La question n’était pas de savoir si la notion de cause est légitime, applicable, et nécessaire par rapport à toute la connaissance de la nature, car Hume n’en avait jamais douté ; mais il s’agissait de savoir si elle est conçue a priori par la raison, et si elle possède ainsi une vérité interne, indépendante de toute expérience, et qui par conséquent soit susceptible d’une utilité bien plus étendue, qui ne soit pas restreinte aux seuls objets de l’expérience : voilà ce que demandait Hume. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Préface.
Et voilà ce qui va réveiller Kant : auparavant les philosophes s’intéressaient uniquement à la réalité à connaître ; avec Hume c’est le sujet connaissant qui devient le centre de la réflexion. Copernic conçoit la théorie de l’héliocentrisme ; Galilée la démontre par la pratique de l’observation astronomique à l’aide de sa lunette, ancêtre du télescope. Hume met en question la causalité en la considérant comme une habitude faisant naître une croyance chez le sujet : nous voyons tous les jours le soleil se lever et nous en déduisons qu’il se lève et se lèvera tous les jours. Pourtant il reste possible que le soleil ne se lève pas demain. Kant reprend la question posée par Hume et élabore sa propre critique de la raison.
J’avoue de grand cœur que c’est à l’avertissement donné par David Hume que je dois d’être sorti depuis bien des années déjà du sommeil dogmatique, et d’avoir donné à mes recherches philosophiques dans le champ de la spéculation, une direction toute nouvelle. J’étais fort éloigné d’être de son avis sur les conséquences, qui n’étaient telles que parce qu’il n’avait envisagé la question que dans une de ses parties, au lieu de la prendre en son entier, comme elle demandait à l’être pour que la question partielle même pût être résolue. En partant d’une pensée vraie, qui nous a été laissée par un autre, mais sans qu’il l’ait réalisée, on peut espérer d’aller plus loin par une réflexion continue, dans la voie ouverte par l’homme pénétrant auquel on doit la première étincelle de cette lumière. Ibid.
Ainsi, Kant accomplit sa “révolution copernicienne” dans le domaine de la philosophie, en plaçant le sujet au centre de sa théorie de la connaissance.
La morale kantienne nous commande impérativement d’agir d’après une maxime qui puisse devenir une loi universelle. Une controverse va opposer Emmanuel Kant et Benjamin Constant (1767-1830), philosophe français. Dire la vérité semble a priori une maxime qui peut et même doit être universalisée. Il paraît évident qu’il est impossible de fonder une société humaine sur le mensonge. Pour Kant, la loi universelle ne peut comporter aucune exception, car cela serait contraire à son essence même. Pour Constant, un tel principe poussé à l’extrême ne peut être qu’absurde.
Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu'a tirées de ce principe un philosophe allemand, qui va jusqu'à prétendre, qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. Benjamin Constant, Des réactions politiques, p. 74.
Si nous modélisons l’exemple proposé par Constant dans un contexte temporellement plus proche, l’argument devient indiscutable. Durant la Seconde Guerre mondiale, les nazis ont pourchassé les juifs pour les exterminer. Si Oskar Schindler, industriel allemand, avait obéi au principe de la vérité à tout prix, il aurait dénoncé tous les juifs qu’il connaissait plutôt que de les faire travailler dans son usine de munitions pour empêcher leur déportation et donc leur mort inexorable. Pourtant, il établit une liste d’un millier de travailleurs juifs, qui échappent ainsi à l’holocauste.
Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. Ibid., p. 75-76.
Reprenons l’exemple de Schindler. Il n’obéit pas à cette maxime universalisable qui fait de la vérité un devoir moral, un principe suprême. Il ment en convainquant les nazis que ces travailleurs juifs leur sont indispensables pour participer à l’effort de guerre allemand. Il obéit en réalité à une vérité supérieure, qui s'exprime dans la maxime du Talmud gravée sur l’anneau d’or que lui offrent après la guerre ceux qu’il a délivrés du néant effroyable : “Celui qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière”. Cette maxime rejoint la formulation de l’impératif kantien orientée vers la personne humaine :
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième section, p. 105.
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« De Spinoza à Sartre - Philosophie - Fiches de lecture, tome 2 » Fiche n° 2 : Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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