Dans ce deuxième volet consacré aux notions de théorie et d’expérience, nous rencontrerons deux philosophes majeurs de l’empirisme. Il nous faudra faire table rase avec Locke pour pouvoir commencer à disposer de connaissances, qui ne nous viendront que par nos sens. Après avoir dressé la table lockienne, nous regarderons le soleil se lever avec Hume, sans jamais pouvoir être certain qu’il se lèvera encore demain, ce qui n’est pas logique, et sans doute probable. Enfin, nous goûterons à la pureté de la connaissance avec Kant, où il sera question d’espace, de temps et de substance, avec une libellule qui aura sans fait beaucoup de printemps.
Comme nous venons de le voir, Descartes distingue les idées selon qu’elles sont innées, adventices ou venues par les sens, et fictives. Les idées innées sont logées en nous dès notre naissance par Dieu, et elles sont les seules à être toujours vraies, puisque divines, donc parfaites. Descartes doute donc de tout ce qui vient des sens, autrement dit de l’expérience : le rationalisme, tout le rationalisme, rien que le rationalisme. A l’inverse, Locke, fondateur de l’empirisme, considère qu’“il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens”. Toutes nos connaissances et toutes nos idées viennent de nos sens, il n’y a donc pas d’idées innées. Pour le démontrer, il donne l’exemple “des enfants et des idiots” qui n’ont aucune connaissance de principes innés, universels, qui auraient été “imprimés naturellement sur l’esprit” (Essai sur l'entendement humain). Voici comment, selon Locke, nous viennent les idées, ces “objets de la pensée” :
Supposons donc qu’au commencement l’Âme est ce qu’on appelle une Table rase (Tabula rasa) vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? [...] A cela je réponds en un mot, de l’Expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain.
Locke reprend le concept d’Aristote selon lequel l’âme est à l’origine comme “un tableau où aucun dessin ne se trouve réalisé” (De l’âme, 430 a). Nous naissons donc sans aucune idée en nous. Les idées ne nous viennent que par l’expérience que nous faisons du monde par nos sens. Notre connaissance se fonde uniquement sur notre expérience. Locke va également catégoriser les idées, mais avec une typologie bien sûr totalement différente de celle de Descartes.
Ce sont là, à mon avis, les seuls Principes d’où toutes nos Idées tirent leur origine ; savoir, les choses extérieures et matérielles qui sont les objets de la SENSATION, et les Opérations de notre Esprit, qui sont objets de la RÉFLEXION. Ibid.
Nous avons donc à l’origine l’entendement - notre esprit, notre intellect -, qui ne contient rien : il est totalement vide d’idées. Deux sources viennent alimenter l’entendement, par la voie de l’expérience : les objets extérieurs que nous percevons par nos sens ; les objets qui nous viennent par la “réflexion”, véritable “sens intérieur”. Locke définit les “opérations” de l’esprit, intervenant dans la réflexion, comme des “actions de l’âme” : “apercevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir”. L’expérience, qui fonde nos connaissances, s’acquiert ainsi de deux manières : au moyen des sens pour ce qui nous est extérieur, au moyen de la réflexion lorsque nous manipulons les idées émanant de la perception ou de sensations que Locke appelle “passions”, comme le plaisir ou la douleur causée par une pensée. Nous pourrions comparer l’être humain à un support numérique, comme un disque dur ou une clé USB. Le support est vierge au départ, et il se remplit de ce que l’expérience y enregistre : de simples fichiers ou des dossiers regroupant ces fichiers. Il reste qu’il est indispensable que le support, qu’il soit numérique ou humain, dispose d’un système d’opération - la sensation/perception et la réflexion pour l’humain -, pour pouvoir fonctionner. Toute connaissance nous vient de l’expérience, parce que nous naissons dotés des moyens d’acquérir cette expérience : les sens pour le corps, la raison pour l’esprit. Si, selon Locke, l’idée ne naît pas avec nous, nous naissons avec ce qu’il faut d’inné pour que vienne l’idée.
Quelque évidente que soit pour nous la vérité des choses de fait, elle n’est pas de même nature que la précédente. Une proposition comme celle-ci : “Le soleil ne se lèvera pas demain”, n’est pas moins intelligible et n’implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation : “Il se lèvera”. C’est donc en vain que nous tenterions d’en démontrer la fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle impliquerait contradiction, et jamais l’esprit ne pourrait la concevoir distinctement. Hume, Enquête sur l’entendement humain.
Hume est considéré comme le plus éminent des philosophes empiristes. Comme Locke, il réfute l’existence d’idées innées en nous. Toute connaissance est issue de l’expérience. Mais ce n’est pas parce que nous faisons l’expérience d’observer un phénomène que nous pouvons en déduire autre chose que cette seule observation. Nous ne pouvons pas en particulier en déduire directement une relation de cause à effet. Hume donne l’exemple de l’expérience que nous pouvons tous faire en assistant à un lever de soleil. Cette expérience semble pouvoir être répétée chaque matin. Il est donc fortement probable que le soleil se lèvera demain, toutefois nous ne pouvons pas observer par avance tous les futurs levers de soleil. Par ailleurs, affirmer que le soleil ne se lèvera pas demain est une possibilité logique que notre imagination nous permet de concevoir. En conséquence, affirmer que le soleil se lèvera demain n’est ni une vérité logique - le contraire est concevable -, ni une vérité probable - nous ne pouvons pas observer tous les futurs levers de soleil. L’expérience ne nous permet pas de conclure que l’affirmation “Le soleil se lèvera demain” est une vérité absolue. Nous ne pouvons pas l’affirmer a priori en observant un seul lever de soleil. Nous pouvons par contre constater que ce phénomène se reproduit chaque matin (depuis que nous sommes nés, et jusqu’à présent pour l’instant). Le phénomène s’est répété, nous en prenons l’habitude. Cette habitude devient une croyance : le soleil se lève chaque matin.
La connexion causale ne se trouve donc pas objectivement dans les choses. Nous croyons que le soleil se lèvera toujours chaque matin, parce nous y sommes habitués. La croyance est bien une idée vive, unie ou associée à une impression présente. Mais, comme elle est une expérience qui pose l’existence en l’absence du phénomène, elle reste une idée et relève de l’imagination. D. Folscheid, Les grandes philosophies.
Même si la croyance est par nature irrationnelle, la raison sort sans dommage de ce fonctionnement de l’esprit fondé sur l’expérience. En effet, c’est la raison qui analyse et met à jour ce fonctionnement. L’expérience, par l’habitude, nous permet de déduire des relations de cause à effet, mais nous ne pouvons être certains que les énoncés issus nos déductions soient toujours vrais. Hume répartit tous les énoncés ainsi en deux catégories : démonstratif ; probable. L’énoncé démonstratif est de l’ordre de la logique : 2 + 2 = 4 est vrai, car affirmer que 2 + 2 n’est pas égal à 4 est une contradiction logique. L’énoncé probable porte sur un fait empirique : le soleil s’est levé ce matin, vérifié par l’expérience. Cette répartition des énoncés en deux catégories est dénommée la “fourchette (ou la fourche) de Hume”. En passant une affirmation à la fourchette de Hume, il devient possible de vérifier si un énoncé est vrai ou faux, ou de montrer qu’il est dénué de sens. Ainsi, nous ne pouvons pas affirmer que le soleil nous réveillera chaque matin en se levant toujours. La lecture de Hume a pourtant bien, de son côté, réveillé Kant de son “sommeil dogmatique”.
Que nous dit Kant, après son réveil humien ? Il y a bien une connaissance empirique, issue de l’expérience, et c’est la première connaissance chronologiquement. Mais là où Hume reste dans le scepticisme quant (ou Kant) il s’agit de trouver une certitude quelconque en dehors de la logique ou des probabilités, Kant démontre l’existence d’une connaissance pure. Dans l’introduction de la Critique de la raison pure, il commence ainsi par le chapitre intitulé “De la différence entre la connaissance pure et la connaissance empirique” :
Que toute notre connaissance commence avec l'expérience, il n’y a là absolument aucun doute ; car par quoi le pouvoir de connaître devrait-il être éveillé et mis en exercice, si cela ne se produisait pas par l’intermédiaire d’objets qui affectent nos sens et qui, pour une part, produisent d’eux-mêmes des représentations, tandis que, pour une autre part, ils mettent en mouvement l’activité de notre entendement pour comparer ces représentations, les relier ou les séparer, et élaborer ainsi la matière brute des impressions sensibles en une connaissance des objets, qui s’appelle expérience ? En ce sens, d’un point de vue chronologique, nulle connaissance ne précède en nous l’expérience, et c’est avec celle-ci que toute connaissance commence. Kant, Critique de la raison pure.
Nous retrouvons ici les deux sources de la connaissance décrites par Locke : la sensation qui produit une connaissance immédiate ; et la réflexion, qui manipule les objets perçus par les sens au moyen du raisonnement. Les connaissances empiriques sont issues de l’expérience : ce sont donc des connaissances a posteriori, puisqu’elles se forment après que nos sens aient fait l’expérience d’objets. Cela est encore plus évident si l’on considère les connaissances issues de la réflexion, qui suit elle-même l’expérience sensible : la réflexion forme des connaissances après que nous ayons perçus des objets par les sens dans un premier temps, et que,dans un deuxième temps, nous les ayons comparés, reliés, séparés, etc. Devant ces connaissances a posteriori, Kant fait l’hypothèse de l’existence de connaissances a priori, des connaissances “pures”. Si la connaissance a posteriori dérive dans sa totalité de l’expérience, la connaissance a priori doit être totalement indépendante de l’expérience et de toute perception par les sens. Une connaissance pure ne peut pas être non plus un concept tiré de l’expérience :
Mais, dans les connaissances a priori, sont appelées pures celles auxquelles absolument rien d’empirique n’est mêlé. Ainsi, par exemple, la proposition : tout changement a sa cause est-elle une proposition a priori, mais non point pure, étant donné que le changement est un concept qui ne peut être tiré que de l’expérience. Ibid.
Kant donne l’exemple d’un homme qui sape les fondations de sa maison. Il n’a pas besoin de faire l’expérience de l’effondrement de sa maison pour avoir connaissance qu’elle peut s’effondrer, puisqu’il sait a priori que les fondations sont affaiblies et qu’elles menacent la maison de s’écrouler. Pourtant, il ne s’agit pas d’une connaissance “pure” : il faut que l’homme à la maison en péril sache d’abord que la gravité terrestre entraîne la chute des corps, si ceux-ci reposent sur des fondations trop fragiles. Il faut donc trouver des critères qui permettent d’établir qu’une connaissance est véritablement pure : une connaissance pure doit être nécessaire et universelle. Prenons l’exemple du lever de soleil de Hume. Les propositions issues de l’expérience ne sont jamais absolument nécessaires : le soleil se lève chaque matin, mais il serait possible qu’il ne se lève pas demain. Elles ne sont pas non plus universelles : nous ne pouvons pas affirmer que le soleil se lèvera toujours chaque matin.
Nécessité et rigoureuse universalité sont donc des critères sûrs d’une connaissance a priori et renvoient en outre, inséparablement, l’une à l’autre. Ibid.
Un jugement a priori répondant aux deux critères inséparables de nécessité et d’universalité peut se trouver dans le domaine des mathématiques. La somme de 2 ajouté à 2 est nécessairement et universellement 4. Le triangle a trois côtés, et la somme de ses angles est égale à deux angles droits, nous soufflerait Descartes et ses idées innées, donc a priori. Ce qui est valable pour les jugements l’est aussi pour les concepts. Kant va faire la démonstration de deux concepts a priori : l’espace et la substance :
Si vous supprimez peu à peu du concept d’expérience que vous faites d’un corps tout ce qui s’y trouve d’empirique, la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, même l’impénétrabilité, il reste pourtant encore l’espace qu’il occupait (alors qu’il a, lui, entièrement disparu) et que vous ne pouvez supprimer. De la même manière, si vous supprimez de votre concept empirique de n’importe quel objet physique ou non physique toutes les propriétés que vous enseigne l’expérience, vous ne pouvez cependant pas lui retirer celle par laquelle vous le pensez comme substance ou comme inhérent à une substance [...]. Il vous faut donc, convaincu par la nécessité avec laquelle ce concept s’impose à vous, convenir qu’il possède sa place dans votre pouvoir de connaître a priori. Ibid.
Il faut donc distinguer, dans le pouvoir de connaître, ce qui se compose avec l’expérience pour produire des connaissances empiriques, au moyen de l’expérience ; et ce qui est déjà en nous dans ce pouvoir de connaître, des connaissances pures comme le concept d’espace ou de substance. Pour donner un exemple simple, prenons celui d’un fossile de libellule. L’empreinte fossile d’une libellule géante, d’une envergure de 75 centimètres, a été découverte il y a 150 ans dans un bloc de pierre issu de mines de charbon dans l’Allier (Une libellule de taille XXL). Il ne reste plus rien du corps de l’insecte, que son moulage dans un morceau de schiste. Pourtant, si nous considérons que nous avons les connaissances pures a priori de l’espace et de la substance, nous sommes capables de concevoir la forme de cet insecte (l’espace vide inversé), mais aussi que cette forme correspond à un insecte (la substance). Sans ces connaissances pures, nous ne verrions qu’un trou dans une pierre. Nous voilà donc convaincus par Kant, et par une libellule vieille de 300 millions d’années. Vous ai-je dit que le temps était également une connaissance a priori ?
Locke
“Il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens” ;
A notre naissance, notre âme - notre esprit - est comme une table rase, Tabula rasa, sur laquelle l’expérience va constituer nos connaissances.
Hume
Il n’existe pas d’idées innées en nous ;
Toute connaissance est issue de l’expérience, mais certaines connaissances sont issues de nos habitudes : nous voyons tous les jours le soleil se lever le matin, et nous en déduisons qu’il se lèvera toujours chaque matin ;
La fourche (ou fourchette) de Hume permet de vérifier la vérité d’un énoncé : l’énoncé démonstratif, logique (2 + 2 = 4) ou probable, portant sur un fait empirique, ou dénué de sens et portant sur une croyance.
Kant
“Toute notre connaissance commence avec notre expérience” ;
Nous disposons, à côté de ces connaissances empiriques a posteriori, de connaissances pures a priori : ce sont les concepts (ou connaissances pures) d’espace, de substance et de temps.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
#Philosophie #MardiCestPhilosophie #Bac #Philo #Raison #Réel #Théorie #Expérience