NC - María Zambrano, Sentiers I
Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Notes de lecture
La véritable histoire, pour ceux qui en ont une, est en réalité prénatale et, pour ne pas mettre en cause les parents immédiats, nous préférons dire plus justement qu’elle est ancestrale. p. 10.
Il n’y aurait pas d’histoire, se figure-t-on, si l’homme n’était cette créature qui a besoin de tant de choses, ne serait-ce que pour continuer à vivre, qui a même besoin d’une révélation : de se voir et d’être vu. [...] De se donner à la lumière, donc : de se naître peu à peu ? p. 13.
Mais on ne sème pas le mensonge, il prolifère, il occupe l’étendue qu’il doit constituer lui-même peu à peu, ce qui lui est facile quand tous les moyens sont prêts pour cela. Et pendant ce temps, la vérité enterrée germe. p. 17.
Les époques qu’on appelle “révolutionnaires” sont des époques d’annonciation. p. 18.
Extraire de la réalité relative à la vérité subsistante, de la substance mélangée, l’essence indélébile, telle est la tâche de l’expérience. p. 19.
L’horreur centrale de la guerre et de la paix, des fausses modalités de la paix, c’est d’obliger l’innocence à tuer. p. 22.
La révélation du sens est ce que l’on doit à proprement parler appeler expérience. p. 28.
Tentons à nouveau de trouver la raison du monde, non des choses, mais des événements. p. 35.
Pendant fort longtemps - des siècles - on a cru que l’intelligence était de nature immuable et éternelle ; quelque chose d’inaltérable qui passait par le monde sans se briser ni se souiller. Pure, permanente et intemporelle, elle n’avait pas d’histoire à proprement parler. p. 35.
Le fascisme a élevé un culte aux “faits”, mais il commence par éluder tout fait, le créant par sa violence ; nous pourrions dire qu’à l'exemple du criminel, il ne croit qu’au fait qu’il accomplit. C’est le même mépris de l’ordre des choses et des choses mêmes. Et c’est ce qui fait que le fascisme non pas commette des crimes, mais soit lui-même un crime : parce qu’il œuvre sans reconnaître d’autre réalité que la sienne, parce qu’il fonde la réalité sur son acte de violence destructrice. p. 44.
Quand une œuvre a vie le jour, peu importe désormais ce qu’en dit son auteur et l’opinion qu’il porte sur elle : l’œuvre a acquis son propre sens par-delà les caprices et les aveuglements de son auteur, qui peut même en avoir perdu la clé. Cela n’étonnera en rien un Unamuno qui écrivit la Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança. p. 54.
Heure matinale tragique et aurorale, comme tous les levers du jour, où les ombres de la nuit commencent à révéler leur sens et où les figures incertaines peu à peu se dévoilent devant la lumière. [...] C’est l’heure de l’Espagne. L’heure où tout ce qui fait partie d’elle, de son passé ou de son avenir, vient se mettre aux ordres de l’activité, se rassemble devant la voix profonde qui depuis les entrailles de l’histoire ordonne de combattre. p. 57.
La parole du poète a toujours été nécessaire à un peuple pour qu’il se reconnaisse et porte avec une totale confiance son destin difficile, si la parole de poète, en effet, nomme ce destin, y fait allusion et l’atteste, si, en somme, elle lui donne un nom. p. 74.
Les premières pensées philosophiques sont également poétiques : les pensées transparentes de Parménide, de Pythagore coulent dans des poèmes ; les découvreurs de la raison en Grèce sont à la fois poètes et philosophes. p. 78.
La pensée poétique, dit Machado, a lieu “dans des réalités, non dans des ombres ; dans des intuitions, non dans des concepts”. Le concept s’obtient à force de négations, et “le poète ne renonce à rien ni ne prétend avilir aucune apparence”. p. 81.
[L’homme] dans son être ne peut demeurer là où il est arrivé, [la] condition de la vie humaine est telle qu’elle exige que l’homme vive comme un voyageur qui ne se fixe nulle part, et que tout lieu soit presque en même temps lieu d’arrivée et de départ. p. 90.
Qu’est-ce que l’Espagne ? Telle est la question que l’intellectuel se pose et ne cesse de répéter. On a fait à la culture espagnole le reproche de ne pas avoir élaboré une métaphysique systématique de style germanique, sans voir qu’il y avait déjà longtemps que tout était métaphysique en Espagne. p. 99.
Faire avec naturel ce qui paraît surhumain est l'une des merveilleuses qualités que notre peuple met en évidence. Naturel divin, virginal d’un peuple qui, étant demeuré presque en marge de la culture européenne, la sauve aujourd’hui dans ce qui peut en être sauvé. p. 106.
Cervantès aurait parfaitement pu étudier la philosophie et transcrire son idée, son intuition de la volonté, en un système philosophique. Mais pourquoi aurait-il dû le faire ? Outre qu’il n’y avait chez nous aucun sens à s’exprimer ainsi, il devait en dire plus, plus encore. Et le sens ultime de son œuvre était autre : l’échec. L’acceptation réaliste, résignée et en même temps pleine d’espoirs, de l’échec. p. 112-113.
La noblesse de Don Quichotte présuppose tout le contraire [le ressentiment] ; lui porte au centre de son esprit, claire et non équivoque, la notion du semblable ; il est seul dans son engagement, mais essentiellement accompagné par le meilleur de chaque homme qui vit en lui. Ce en quoi Don Quichotte croit et ce qu’il crée, ce sont la noblesse essentielle de l'homme, la reconnaissance et la confiance mutuelle. p. 116.
On a souvent dit que Sénèque est le plus espagnol des philosophes, ou le plus philosophe des Espagnols, celui qui aux yeux du monde représentait de façon si achevée le style de notre pensée qu’il pouvait parfaitement nous définir, celui qui dans la culture analphabète de notre peuple était synonyme de la sagesse même. p. 125.
Sénèque fut également très espagnol par le fait qu’il trouva son chemin hors d’Espagne ; tout ce qui est espagnol se développe souvent mieux loin de ses origines. p. 129-130.
Collée aux choses, à toutes les choses que la vie a usées - comme l’eau du fleuve use les pierres de son lit -, il y a une marque, une certaine usure différente de la patine due simplement à l’ancienneté, qui évoque la morsure de la vie, la saveur aigre des jours gris qui s’y sont déposés. p. 146.
Tout peut arriver, parce que personne ne sait rien, parce que la réalité dépasse toujours ce que nous en savons ; parce que ni les choses ni la connaissance que nous en avons n’est achevée ni conclue, et parce que la vérité n’est pas quelque chose qui soit là, mais qu'au contraire nos rêves, nos espoirs peuvent la créer. “Il y a des vérités qui ont d’abord été des mensonges.” p. 169.
[À] la différence de la philosophie, qui exige une préparation à sa méthode, la poésie se déverse, magnanime, pour tous, et ne se dresse pas, sévère, si parmi ceux qui ont besoin d’elle, quelqu’un ose en parler, et même lui parler. p. 181.
En réalité, il se passe pour la poésie ce que, selon Nietzsche, il se passe pour l’amour : “Tout ce qui se fait par amour se fait au-delà du bien et du mal.” La poésie semble se situer “au-delà du bien et du mal”. p. 192.
La poésie cubaine est devenue un thème révolutionnaire, et c’est en ce sens qu’elle est exposée : en tant qu’expression d’une lutte libératrice, d’autant plus dramatique qu’y prend part la race noire qu’elle déclare unie à la race blanche humiliée. La poésie est déjà, quand elle est telle, libératrice, et au moment où il trouve son expression poétique, le Noir de Cuba acquiert une dignité humaine. p. p. 210-211.
Il existe une terre jaune, embrasée d’un feu qui n’est pas celui du soleil, qui semble naître d’elle, et sur cette terre une petite ville qui tremble aussi. [...] Au sommet de la roche la plus haute, la plus nue, la plus escarpée, quatre murs et un petit toit, avec un cyprès qui fut sans doute planté plus tard, sur les deux mètres de terre qui les empêchent d'être précipités en bas : c’est la maison de saint Jean de la Croix. p. 219-220.
L’existence de saint Jean est une non-existence ; son être, c’est d’être arrivé enfin au non-être. p. 222.
“Monade” sans fenêtres, l’âme humaine du mystique ne peut trouver de remède qu’en dévorant sa prison, sa propre âme. p. 225-226.
La morale est la deuxième enveloppe, après l’enveloppe psychique, que la mystique de saint Jean dévore dans la voracité de son amour, puisque “tout ce qui se fait par amour se fait au-delà du bien et du mal”, d’après Nietzsche, cet autre grand amoureux. p. 227.
La poésie naît, comme la connaissance, de l’étonnement, pas de la violence. Ceux qui se sont étonnés des choses, des “apparences”, et ont refusé de s’en détacher pour partir à la recherche de l’être caché ont été des poètes. p. 233.
Spinoza dit : “Un homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse n’est pas une méditation sur la mort mais sur la vie”. Il faut avouer que si elles n’ont pas besoin d’avoir recours à la mort comme terme de l'accomplissement de leur amour, la pensée, la raison ont quelque chose à y voir, puisque, en vérité, la pensée rationnelle c’est en quelque sorte anticiper sur la mort pour la réaliser dans la vie. p. 235.
Bibliographie
ZAMBRANO M., Sentiers, Paris, Éditions Des femmes - Antoinette Fouque, 1992.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, décembre 2024.
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