Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Le nom même de Pinocchio, de même que toute l’onomastique du livre, a une signification ésotérique : “En Latin, pinoculus signifie éclat de pin. Pour un païen, il s’agit de l’arbre sempervivent qui défie la mort hivernale.” p. 12.
[Ce] à quoi [Pinocchio] est initié est sa vie même. Dans celle-ci, ce qui initie et ce à quoi l’on est initié se confondent et ne peuvent en aucune façon être distingués, comme le voudrait la lecture ésotérique. Le seul contenu de l’initiation est qu’il n’y a désormais plus rien à comprendre, que nous avons fini de devoir comprendre, de devoir continuer à puiser de l’eau avec une cruche percée. p. 15.
[Il y a] une “illumination profane” qui nous introduit, au-delà de tout ésotérisme, au sein de cet “espace imaginal” dans lequel corps et imagination se compénètrent et face auquel il n’y a guère de sens à souligner “les aspects énigmatiques de l’énigmatique”. C’est dans cet espace que se meut le conte de Pinocchio, à condition de savoir reconnaître “le quotidien comme impénétrable et l’impénétrable comme quotidien”. p. 16.
“Il était une fois… / - Un roi ! diront tout de suite mes petits lecteurs. / - Non, les enfants, vous vous trompez. Il était une fois un bout de bois.” [...] Le fabuliste, dans le cas présent Collodi, par sa duperie initiale, donne accès au lieu du conte, mais d’un conte qui n’en est plus un, “dramatiquement incompatible avec l’autre terre du conte, ancienne et royale, certifiée par le cercle d’or de la couronne”. Il pourrait véritablement s’agir d’une “tentative pour mettre le conte à mort”. p. 17-18.
L’histoire de Pinocchio est un conte qui débute en niant en être un. p. 18.
[La] seule morale serait ici que rien n’est tel qu’il est : le bois n’est pas plus bois que l’ami n’est ami, ni que l’âne est âne, ni que la fée est fée, ni grillon le grillon, mais tout se transforme et se transmue continûment. p. 23.
C’est précisément la situation particulière du personnage [...], entre ces deux mondes, qui fournit la clé pour la compréhension du conte et qui, dans le même temps, permet d’examiner sa relation à l’initiation. Lors d’une initiation, il se passe qu’un élément humain et terrestre - la vie d’un homme - devient le véhicule d’un événement surhumain ou divin, auquel il participe d’une certaine manière. p. 23.
Si la lamentation est toujours, en quelque sorte, lamentation funèbre, de qui, de quoi Pinocchio pleure-t-il la mort ? p. 37.
Dans le roman, le lieu topique de la mort est certainement [...] la “maisonnette blanche comme la neige” dans laquelle habite une jolie fillette aux cheveux bleus et au visage pâle comme une statue de cire qui déclare que dans cette maison “tout le monde est mort” et ajoute, en une contradiction péremptoire, qu’elle est aussi morte. p. 37-38.
La fable est [...] un stratagème pour échapper à la faute et à la mort. p. 39.
Si, dans la fable, il y a aussi échange de voix et de langages, si l’homme ensorcelé devient muet, la nature, enchantée, prend au contraire la parole, mais n’oublie rien de son ancienne voix animale. p. 53.
Comme le début en avertissait, l’histoire de Pinocchio n’est pas un conte de fées, elle n’est pas un roman, elle n’est pas une fable : elle est une singulière hybridation de ces trois genres, une sorte de chimère dotée d’une tête de fable, d’un corps de roman et d’une longue queue féerique. p. 56.
L’assimilation de l’homme à une marionnette est un thème platonicien récurrent. [...] Pinocchio serait alors le paradigme de la condition humaine, car - même si n’est pas claire l’identité de celui qui tire les fils qui le font se mouvoir, ni si ces fils existent vraiment - il est condamné, comme ses aventures le montrent avec éloquence, à être toujours inférieur ou supérieur à lui-même, à ne jamais atteindre une identité assurée. p. 66.
Ce n’est que là où la conscience n’existe pas, comme dans la marionnette, qu’il n’est pas possible de se tromper. Mais c’est précisément cela qui est impossible à l’homme : “Seul un dieu pourrait se mesurer à la matière en ce domaine : et c’est par là le point où les extrémités du cercle du monde se rejoignent.” p. 68.
Dans la non-fable de Pinocchio, les personnages du conte sont tous en quelque sorte diminués et désenchantés : si Mangefeu est un ogre raté, la fillette elle aussi sera une fée ratée - peut-être parce que, en mourant ou en feignant d’être morte, elle a perdu ses pouvoirs. p. 82.
Collodi n’aimait pas la théologie - il lui est arrivé de définir le récit de la Genèse sur le péché originel comme “cette fameuse petite farce en un seul acte : la femme, le mari et… le serpent !”. p. 91.
“Vraiment vraie” est ainsi la vérité imaginée par les poètes, comme celle que Collodi met en scène dans les aventures du pantin, qui passionnent et donnent le tournis au lecteur, mais contiennent à la fin quelque chose de “dur” et d’“acerbe”. p. 93.
Il convient de ne pas oublier que l’allongement du nez n’est pas nécessairement le symptôme du mensonge. p. 96.
Le nez de Pinocchio est l’expression de son insolence incorrigible autant que picaresque, et seulement accessoirement de sa tout aussi picaresque malhonnêteté. Le nez interminable de Pinocchio, qui ne passe plus par la porte de la chambre et risque de se prendre dans les yeux de la fée, est sa vérité, qui récuse la fausse alternative par laquelle la fée voudrait le définir : entre les mensonges qui ont les jambes courtes et ceux qui ont le nez long. La vérité n’est pas un axiome fixé une fois pour toutes : elle croît et décroît “à vue d’œil” avec la vie, au point de devenir toujours plus encombrante et difficile pour celui qui y adhère sans réserve - exactement comme le nez de Pinocchio. p. 96-97.
Le fait est que l’indiscernabilité entre les morts et les vivants à laquelle le pantin est habitué est incompatible avec une pierre tombale prétendument éternelle [...]. C’est cette apparition inattendue d’une mort séparée qui le précipite derechef dans des pensées trop humaines [...]. p. 106.
Il ne me semble pas que l’on ait observé [...] que les aventures du pantin peuvent être divisées très exactement en deux parties [...] : dans la première, entièrement terrestre, la mer n’apparaît nulle part ; dans la seconde, qui commence par le plongeon du pantin “du haut d’un rocher”, c’est elle qui dirige secrètement le cours des événements. Il n’est nul besoin d’être juriste pour savoir que ces deux éléments caractérisent deux statuts opposés de la Loi : les normes qui divisent, assignent et commandent sur la terre n’ont pas de valeur en mer - la mer est, pour ainsi dire, hors-la-loi. p. 108.
“Je ne suis pas né pour travailler !” p. 110.
Si “dans la vie des pantins, il y a toujours un “mais””, c’est parce que [...] l’obéissance et la sagesse de Pinocchio sont incompatibles avec son histoire et ses aventures. Quand il fait le bien, Pinocchio ne vit pas, il n’a pas d’histoire, il ne lui arrive rien. Concevoir un “mais” et y adhérer sans réserve est pour lui une question de vie ou de mort. p. 121.
Chacun des deux termes [le jeu et le rite] entretient un rapport décisif avec le calendrier et le temps, mais alors que le rite fixe et structure le calendrier, le jeu, au contraire, le bouleverse et le détruit. Et si la fixation du calendrier a trait à l’articulation du sacré, le jeu entretient avec celui-ci une relation exactement inverse, de déconstruction et d'évidement. p. 127.
Les jouets peuvent être très petits, mais ils supposent chez celui qui les tient en main une âme si grande, qu’elle s’est débarrassée de l’avant et de l’après, du passé et du futur, dans un “maintenant” qui s’étend éternellement et en tout lieu. p. 132.
L’âne, qui porte les mystères, non seulement n’en tire pas profit, mais ne se rend pas même compte qu’il les porte. / Pinocchio lui aussi est, en ce sens, un âne qui porte les mystères. p. 141.
Il n’est pas certain, cependant, que Pinocchio ait cessé de dormir, et que ces prodiges soient autre chose que le rêve d’un pantin : “Au milieu de toutes ces merveilles qui se succédaient les unes aux autres, Pinocchio ne savait plus s’il était vraiment réveillé ou s’il rêvait encore les yeux ouverts.” / Mais l’invention peut-être la plus géniale de Collodi, le sceau métaphysique qui, la refermant, renvoie l’histoire devenue banale et confortable à l’énigme du conte, nous ne la découvrons qu’alors. p. 156.
Pinocchio se retourna pour le regarder [“le vieux Pinocchio de bois”], et, après l’avoir regardé un moment, il se dit en lui-même avec une immense complaisance : Comme j’étais drôle, quand j’étais un pantin ! et comme je suis content d’être devenu un vrai petit garçon ! p. 156.
Aucun livre n’a de fin ; les livres ne sont pas longs, ils sont larges. La page, comme le révèle sa forme, n’est qu’une porte vers la présence sous-jacente du livre, ou plutôt vers une autre porte, conduisant vers une autre porte. G. Manganelli, cité par G. Agamben, p. 157.
Dans le cosmos de Pinocchio on ne trouve que trois corps simples ou élémentaires : le pantin, les animaux et les humains. p. 161.
Entre ces deux catégories [les animaux et les humains] (catégorie signifie étymologiquement “accusation”) aux contours flous, le pantin n’est ni une substance, ni une personne - un masque - ; il n’est pas un “quoi”, mais seulement un “comment” : il est, au sens le plus strict, une voie de sortie, ou une échappatoire - c’est pour cela qu’il ne fait que courir, et que quand il s’arrête, à la fin, il est perdu. p. 163.
Toutes les aventures racontées dans le livre [...] ne seraient qu’un rêve du pantin merveilleux qui, à la fin, rêve qu’il se réveille et se voit lui-même en songe endormi “appuyé à une chaise”, tout comme il s’était endormi sur une chaise, “les pieds posés sur un brasero”. Mais le rêve n’est pas moins réel que la veille, il n’est que l’autre face du mystère que - comme le pantin, comme l’âne avec sa “fourrure gris clair, parsemée de noir” - nous continuons à porter sans nous en apercevoir. p. 169.
AGAMBEN G., Pinocchio. Les aventures d'un pantin doublement commentées et trois fois illustrées, Paris, Payot & Rivages, 2022.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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