Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Je voudrais vous soumettre quelques réflexions sur l’esprit philosophique. Il me semble [...] que la métaphysique cherche en ce moment à se simplifier, à se rapprocher davantage de la vie. p. 939.
A ne tenir compte que des doctrines une fois formulées, de la synthèse où elles paraissent alors embrasser les conclusions des philosophies antérieures et l’ensemble des connaissances acquises, on risque de ne plus apercevoir ce qu’il y a de spontané dans la pensée philosophique. p. 939-940.
Un système philosophique semble d’abord se dresser comme un édifice complet, d’une architecture savante, où les dispositions ont été prises pour qu’on y pût loger commodément tous les problèmes. Nous éprouvons, à le contempler sous cette forme, une joie esthétique renforcée d’une satisfaction professionnelle. [...] Nous nous mettons donc à l’œuvre, nous remontons aux sources, nous pesons les influences, nous extrayons les similitudes, et nous finissons par voir distinctement dans la doctrine ce que nous y cherchions : une synthèse plus ou moins originale des idées au milieu desquelles le philosophe a vécu. p. 940.
[L’esprit] humain est ainsi fait, il ne commence à comprendre le nouveau que lorsqu’il a tout tenté pour le ramener à l’ancien. p. 941.
En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. [...] Toute la complexité de sa doctrine, qui irait à l’infini, n’est donc que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l’exprimer. p. 941.
Vous vous rappelez comment procédait le démon de Socrate : il arrêtait la volonté du philosophe à un moment donné, et l’empêchait d’agir plutôt qu'il ne prescrivait ce qu’il y avait à faire. Il me semble que l’intuition se comporte souvent en matière spéculative comme le démon de Socrate dans la vie pratique ; c’est du moins sous cette forme qu’elle débute, sous cette forme aussi qu’elle continue à donner ses manifestations les plus nettes : elle défend. [...] Singulière force que cette puissance intuitive de négation ! p. 942.
Un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose : encore a-t-il plutôt cherché à la dire qu’il ne l’a dite véritablement. p. 944.
Le philosophe eût pu venir plusieurs siècles plus tôt ; [...] il se serait exprimé par d’autres formules ; pas un chapitre, peut-être, des livres qu’il a écrits n’eût été ce qu’il est ; et pourtant il eût dit la même chose. p. 945.
Plus nous remontons vers cette intuition originelle, mieux nous comprenons que, si Spinoza avait vécu avant Descartes , il aurait sans doute écrit autre chose que ce qu’il a écrit, mais que Spinoza vivant et écrivant, nous étions sûrs d’avoir le spinozisme tout de même. p. 946.
Prenons donc ces tranches de philosophie ancienne et moderne, mettons-les dans le même bol, ajoutons, en guise de vinaigre et d’huile, une certaine impatience agressive à l’égard du dogmatisme mathématique et le désir, naturel chez un évêque philosophe, de réconcilier la raison avec la foi, mêlons et retournons consciencieusement, jetons par-dessus le tout, comme autant de fines herbes, un certain nombre d’aphorismes cueillis chez les néo-platoniciens : nous aurons - passez-moi l’expression - une salade qui ressemblera suffisamment, de loin, à ce que Berkeley a fait. / Eh bien, celui qui procèderait ainsi serait incapable de pénétrer dans la pensée de Berkeley [...]. p. 947.
L’image médiatrice qui se dessine dans l'esprit de l’interprète, au fur et à mesure qu’il avance dans l’étude de l’œuvre, exista-t-elle jadis, telle quelle, dans la pensée du maître ? Si ce ne fut pas celle-là, c’en fut une autre, qui pouvait appartenir à un ordre de perception différent et n’avoir aucune ressemblance matérielle avec elle, mais qui lui équivalait cependant comme s’équivalent deux traductions, en langues différentes, du même original. p. 950.
La vérité est qu’au-dessus du mot et au-dessus de la phrase il y a quelque chose de beaucoup plus simple qu'une phrase et même qu’un mot : le sens, qui est moins une chose pensée qu’un mouvement de pensée, moins un mouvement qu’une direction. p. 953.
[La] même pensée se traduit aussi bien en phrases diverses composées de mots tout différents, pourvu que ces mots aient entre eux le même rapport. Tel est le processus de la parole. Et telle est aussi l’opération par laquelle se constitue une philosophie. p. 954.
[Le] philosophe fut pendant longtemps celui qui possédait la science universelle ; et aujourd’hui même que la multiplicité des sciences particulières, la diversité et la complexité des méthodes, la masse énorme des faits recueillis rendent impossible l’accumulation de toutes les connaissances humaines dans un seul esprit, le philosophe reste l’homme de la science universelle, en ce sens que, s’il ne peut plus tout savoir, il n’y a rien qu’il ne doive s’être mis en état d’apprendre. p. 954.
Faire de la philosophie un ensemble de généralités qui dépasse la généralisation scientifique, c’est vouloir que le philosophe se contente du plausible et que la probabilité lui suffise. p. 956.
Il n’y aurait pas de place pour deux manières de connaître, philosophie et science, si l’expérience ne se présentait à nous sous deux aspects différents, d’un côté sous forme de faits qui se juxtaposent à des faits, qui se répètent à peu près, qui se mesurent à peu près, qui se déploient enfin dans le sens de la multiplicité distincte et de la spatialité, de l’autre sous forme d’une pénétration réciproque qui est pure durée, réfractaire à la loi et à la mesure. Dans les deux cas, expérience signifie conscience ; mais, dans le premier, la conscience s’épanouit au-dehors, et s’extériorise par rapport à elle-même dans l’exacte mesure où elle aperçoit des choses extérieures les unes aux autres ; dans le second elle rentre en elle, se ressaisit et s’approfondit. p. 956.
Descendons alors à l’intérieur de nous-mêmes : plus profond sera le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface. L’intuition philosophique est ce contact, la philosophie est cet élan. p. 957.
La science est l’auxiliaire de l’action. Et l’action vise un résultat. L’intelligence scientifique se demande donc ce qui devra avoir été fait pour qu’un certain résultat désiré soit atteint, ou plus généralement quelle conditions il faut se donner pour qu’un certain phénomène se produise. [...] Avec des méthodes destinées à saisir le tout fait, elle ne saurait, en général, entrer dans ce qui se fait, suivre le mouvant, adopter le devenir qui est la vie des choses. Cette dernière tâche appartient à la philosophie. P. 958.
La règle de la science est celle qui a été posée par Bacon : obéir pour commander. Le philosophe n’obéit ni ne commande ; il cherche à sympathiser. [...] philosopher est un acte simple. p. 958.
[La] connaissance usuelle est astreinte, comme la connaissance scientifique et pour les mêmes raisons qu’elle, à prendre les choses dans un temps pulvérisé où un instant sans durée succède à un instant qui ne dure pas davantage. Le mouvement est pour elle une série de positions, le changement une série de qualités, le devenir en général une série d’états. p. 959.
Sans doute l’intuition comporte bien des degrés d’intensité, et la philosophie bien des degrés de profondeur ; mais l’esprit qu'on aura ramené à la durée réelle vivra déjà de la vie intuitive et sa connaissance des choses sera déjà philosophie. p. 959.
[Il] n’est pas nécessaire, pour aller à l’intuition, de se transporter hors du domaine des sens et de la conscience. [...] Défaisons ce qu’ils ont fait, ramenons notre perception à ses origines, et nous aurons une connaissance d’un nouveau genre sans avoir eu besoin de recourir à des facultés nouvelles. p. 960.
[Le] monde où nos sens et notre conscience nous introduisent habituellement n’est plus que l’ombre de lui-même ; et il est froid comme la mort. p. 960.
Les satisfactions que l’art ne fournira jamais qu’à des privilégiés de la nature et de la fortune, et de loin en loin seulement, la philosophie ainsi entendue nous les offrirait à tous, à tout moment, en réinsufflant la vie aux fantômes qui nous entourent et en nous revivifiant nous-mêmes. Par là elle deviendrait complémentaire de la science dans la pratique aussi bien que dans la spéculation. Avec ses applications qui ne visent que la commodité de l’existence, la science nous promet le bien-être, tout au plus le plaisir. Mais la philosophie pourrait déjà nous donner la joie. p. 961.
BERGSON H., La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, Tome 2, Le Livre de Poche, p. 939-961.
« De Spinoza à Sartre - Philosophie - Fiches de lecture, tome 2 » Fiche n° 3 : L'Évolution créatrice, Bergson.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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