Bac Philo - V.3. Le Bonheur - Fiche n° 2. Du Bonheur et des hommes
Introduction
“Le bonheur , c’est toujours pour demain”. Qui dit bonheur, dit recherche et atteinte d’un état de l’esprit et/ou du corps apportant un certain plaisir, un certain bien-être. Dans cette dernière étude des notions générales de philosophie, nous allons chercher bonheur. C’est dans la Grèce antique que nous commencerons notre quête, avec le Stagirite, autrement Aristote le natif de Stagire. Durant ce stage chez le Stagirite, nous verrons que le bonheur peut prendre plusieurs formes, selon la vie que nous menons. Après cette escale hellène, nous nous rendrons en Angleterre, où un certain Jérémy Bentham se révélera un calculateur du bonheur. Il veut ainsi utile à tous, dans un monde où règnent les intérêts individuels et collectifs. En route vers le “souverain bien” !
Du Bonheur et des hommes
Aristote (384-322 av. J.-C.)
La doctrine d’Aristote identifie la vertu avec le “souverain bien”’ qu’est le bonheur : c’est la définition de l’eudémonisme. Le terme vient du Grec eudaimonia, d’eu, bon, et daimon, destinée individuelle (Morfaux). La finalité de toute vie réglée par la morale et par la vertu est donc la recherche, et l’atteinte, du bonheur.
Dès lors que toute connaissance ou décision a pour objectif quelque chose de bon, quel est l’objectif que vise, disons-nous, la politique ? Et quel est le bien placé au sommet de tous ceux qui sont exécutables ? Sur un nom, en somme, la toute grosse majorité tombe d’accord : c’est le bonheur, en effet, disent et la masse et les personnes de marque. Au reste, avoir une vie de qualité ou réussir, c’est la même chose. Mais le bonheur, qu’est-ce que c’est ? Aristote, Éthique à Nicomaque, 1095a.
Quelle que soit notre origine, ici a priori sociale - l’homme est un “animal politique” pour Aristote -, nous visons tous le même objectif : le bonheur. Notons ici la modernité d’Aristote, ou notre archaïsme : une vie réussie, c’est une vie heureuse, et, réciproquement, une vie heureuse c’est une vie réussie ; autrement dit, il faut réussir dans la vie pour réussir sa vie. Si nous ajoutons le mythe moderne de la Rolex anté-quinquagénaire, le bonheur, c’est peut-être toujours pour demain, mais c’est assurément pour tous le même but. Mais le bonheur se limite-t-il à une montre suisse, ou peut-il se définir autrement ?
Quant à nous, il nous faut dire, après cet excursus, que la conception qu’on a du bien et du bonheur, non sans raison, découle selon toute apparence du mode d’existence que l’on mène. Pour la masse et les gens les plus grossiers, c’est le plaisir. Aussi bien l’existence qu’ils aiment est-elle faite de jouissances - car les trois modes principaux d’existence sont celle qu’on vient de dire, celle du politique et, troisièmement, l’existence consacrée à la méditation. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1095b.
La définition du bonheur va dépendre de la vie que nous menons, ou plus précisément du type de vie parmi les trois identifiés par Aristote : la vie de jouissance, la vie politique (ou active) ou la vie contemplative. Notons qu’il associe chaque mode de vie à une classe sociale : le plaisir “grossier” pour la masse ; les honneurs et la gloire pour les politiques qui pratiquent une vie active ; les plaisirs intellectuels pour les contemplatifs qui sont dans une activité théorétique, c’est-à-dire de spéculation pure, comme la philosophie. A chaque classe donc, le plaisir qui lui correspond : une hiérarchie des “bonheurs” se dessine. Aristote ne cache pas en particulier son mépris pour la foule des gens qu’il considère comme grossiers, cette foule “complètement servile, préférant une existence de bestiaux”. Comme le souligne Simone Manon (voir bibliographie), cette tripartition des modes de vies semble être en lien avec la doctrine de son maître, qui n’était autre que Platon. Ce dernier décrit dans le livre IV de la République (voir l’article Platon, République IV, - La tripartition de l’âme) la distinction de l’âme en trois parties, correspondant à des fonctions : désirante, irascible et raisonnante. L’âme désirante cherche à satisfaire les plaisirs corporels ; l’âme colérique ou irascible cherche à dominer par le courage et à soif de justice ; l’âme raisonnante trouve son plaisir dans la sagesse et donc dans la philosophie. Platon construit sa Cité idéale sur le même modèle de tripartition : les commerçants et artisans pour satisfaire les besoins de base ; les gardiens courageux qui assurent la sécurité ; les philosophes-rois qui gouvernent et dirigent la Cité. S’il y a hiérarchie de la Cité, il y a aussi, comme nous l’avons vu une hiérarchie des plaisirs.
Dès lors que chaque état se traduit par des activités sans entraves, peu importe l’activité en quoi consiste le bonheur [...] pourvu qu’elle soit sans entraves, c’est la plus digne de choix. Or cette condition est remplie par le plaisir. Par conséquent, un certain plaisir peut être le bien suprême, quand même la plupart des plaisirs seraient mauvais, et cela, le cas échéant, de façon pure et simple. Et c’est pour cela que tout le monde croit que l’existence heureuse est une existence agréable et rattache de façon inextricable le plaisir au bonheur. C’est parfaitement rationnel, car aucun activité n’est achevée lorsqu’elle est entravée. Or le bonheur fait partie des réalités achevées. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1153b.
Il existe “un certain plaisir” qui serait “le bien suprême”. nous y reviendrons plus loin avec un bonheur qui atteint le divin. Il faut retenir ici plusieurs éléments. Le bonheur, quel qu’il soit, va être recherché par l’action, par l’activité : il faut agir, et agir sans entraves. Le bonheur ne viendra pas tout seul, sans que nous n'ayons rien à faire. La condition du bonheur est liée au plaisir. La douleur, la souffrance, le mal ne peuvent nous faire atteindre un quelconque bonheur, ni même un plaisir. Cela pourrait être le cas dans les relations sado-masochistes, mais aussi dans la notion de rédemption par la souffrance qui se retrouve dans la religion, ou même dans l’adage populaire : “il faut souffrir pour être belle”, autrement dit, il faut avoir mal pour se faire du bien (dans un cas, le salut éternel de l’âme ; dans l’autre, la satisfaction de l'estime de soi, et l'augmentation des followers après un selfie). Enfin, “l’existence heureuse” lie étroitement plaisir et bonheur, par une activité qui s’achève sans entrave. C’est la conception de la finalité, avec les notions d’être “en puissance” ou “en acte”. Ce qui est “en acte”, achevé sans entrave, c’est la statue du David de Michel-Ange ; ce qui est “en puissance”, c’est le bloc de marbre que va choisir l’artiste. Le plaisir, le bonheur, sont initialement en puissance ; ils sont en acte lorsque le corps atteint la jouissance, ou que l’esprit touche au divin.
Si donc l’intelligence, comparée à l’homme, est chose divine, la vie intellectuelle est également divine comparée à l’existence humaine. [...] Donc, pour l’homme, c’est la vie intellectuelle, si tant est que c’est principalement l'intelligence qui constitue l’homme. Par conséquent, cette vie est aussi la plus heureuse. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1177b - 1178a.
Aristote a présenté sa hiérarchie du bonheur. Loin de son mépris pour la foule aux plaisirs bestiaux, il voit dans l’usage de l’intellect le “bien suprême”, le “souverain bien”. Rien n’égale la vie théorétique, où la contemplation atteint le divin. C’est ce que nous pourrons retrouver chez Épicure, dans la Lettre à Ménécée, lorsqu’il nous prédit ainsi le bonheur suprême de philosopher :
Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Épicure, Lettre à Ménécée.
Si nous menons une vie contemplative, emplie de méditation, de sagesse et de philosophie, nous passerons d’une condition humaine à une condition quasi-divine. La proposition semble très alléchante. Il reste toutefois, comparé à notre XXIe siècle où règne le désir de la satisfaction instantanée, du bonheur sans la moindre attente, qu’il va nous falloir retrouver la vertu de la patience dans un premier temps. Le tout, tout de suite, ça n’est pas très aristotélicien.
Dans ces conditions, si nous posons que l’office de l’homme est une certaine forme de vie (c’est-à-dire une activité de l’âme et des actions rationnelles), mais que, s’il est homme vertueux, ses oeuvres seront parfaites et belles, dès lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre, dans ces conditions donc, le bien humain devient un acte de l’âme qui traduit la vertu et, s’il y a plusieurs vertus, l’acte qui traduit la plus parfaite et la plus finale. Encore faut-il que ce soit dans une existence qui atteint sa fin, car une seule hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’un seul beau jour. Or de la même façon, la félicité et le bonheur ne sont pas donnés non plus en un seul jour, ni même en peu de temps. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1098a.
Pour atteindre le souverain bien, pour éprouver le bonheur le plus suprême, il est nécessaire de pratiquer sans relâche. Les gammes malhabiles du pianiste débutant deviendront avec le temps en acte le grand virtuose qu’il n’est encore qu’en puissance. Devenir Dieu, oui, c’est possible ; mais ça n’est pas demain la veille, ni même après-demain.
Jeremy Bentham (1748-1832)
L’utilitarisme vise, comme les éthiques eudémonistes dont fait partie la doctrine d'Aristote, la recherche du bonheur. Sa visée est même plus étendue, car elle recherche le plus grand bonheur du plus grand nombre. Voici comment Bentham conçoit la nature de l’être humain.
La nature a placé l’humanité sous l’égide de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. C’est à eux seuls d’indiquer ce que nous devons faire aussi bien que de déterminer ce que nous ferons. A leur trône, sont fixés, d’une part, la norme du bien et du mal, de l’autre, l’enchaînement des causes et des effets. Ils nous gouvernent dans tout ce que nous faisons, dans tout ce que nous disons, dans tout ce que nous pensons : tout effort que nous pouvons faire pour secouer le joug ne servira jamais qu’à le démontrer et à le confirmer. Quelqu’un peut bien prétendre en paroles renier leur empire mais il leur restera en réalité constamment soumis. Le principe d’utilité reconnaît cette sujétion et la tient pour fondement du système dont l’objet est d’ériger l’édifice de la félicité au moyen de la raison et du droit. Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation.
Nous sommes donc soumis à deux forces contraires : le plaisir qui procure le bonheur, et la peine qui cause la souffrance. C’est l’intérêt qui guide nos actions, en recherchant le plaisir et en fuyant la douleur. L’utilitarisme est un rationalisme : il ne s’agit pas de rechercher à assouvir toutes les jouissances quelles qu’elles soient. La norme du bien et du mal permet ainsi de juger si l’action est pertinente, autrement dit morale, par rapport à cette norme. L’utilitarisme est un conséquentialisme : il va prendre en compte les causes et les effets pour que les conséquences de l'action soient à la fois heureuses et morales. Le “principe d’utilité” est la clé de voûte de cette doctrine. Bentham va en donner une définition plus précise :
Par principe d’utilité, on entend le principe qui approuve ou désapprouve toute action, quelle qu’elle soit, selon la tendance qu’elle semble avoir à augmenter ou à diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu ou, en d’autres termes, à promouvoir ce bonheur ou à s’y opposer. Je parle de toute action d’un individu privé, mais aussi de toute mesure de gouvernement. Ibid.
Ce principe “établit le plus grand bonheur de tous ceux dont l’intérêt est en jeu, comme étant le seul but juste et approprié de l’action humaine”. Il consiste donc en une évaluation de l’action et des résultats obtenus par cette action, en terme de “bonheur”. La composante morale se retrouve dans la notion d’approbation ou de désapprobation. La composante conséquentialiste est elle dans la notion de de promotion ou non du bonheur, obtenu par l’effet de l’action. Le bonheur concerne à la fois l’individu et la société. Le “groupe de fonctionnaires” exerçant les pouvoirs de gouvernement applique le principe d’utilité à la société, comme l’individu l’applique à lui-même. La recherche du bonheur est donc également une affaire collective. Après avoir précisé le principe, Bentham va faire de même pour l’utilité.
On entend par utilité la propriété par laquelle un objet tend à produire du bénéfice, des avantages, du plaisir, du bien, ou du bonheur (tout cela, en l’occurrence, revient au même) ou (ce qui revient encore au même) à empêcher que du dommage, de la douleur, du mal ou du malheur n’adviennent à la personne dont on considère l’intérêt. S’il s’agit de la communauté en général, l’utilité sera alors le bonheur de la communauté ; s’il s’agit d’un individu particulier, l’utilité sera alors le bonheur de cet individu. Ibid.
Bentham établit des équivalences entre, d’une part, bonheur, plaisir et bien ; et, d’autre part, malheur, douleur et mal. Le critère du bien moral est le bonheur, mais il semble plus large que la catégorisation qu’en avait fait Aristote entre plaisir de jouissances ; honneur et gloire ; méditation et contemplation. L’important est ici que la conduite soit utile : peu importe le type de plaisir pourvu qu’on ait utilité au bout. Comme précédemment, l'intérêt pour le bonheur se décline au niveau de la communauté et au niveau de l’individu. Abordons à présent la méthode à la fois simple et surprenante que propose Bentham pour connaître l'intérêt d’un acte.
Additionnez toutes les valeurs de l’ensemble des plaisirs d’un côté, et celles de l’ensemble de peines de l’autre. Si la balance penche du côté du plaisir, elle indiquera la bonne tendance générale de l’acte, du point de vue des intérêts de telle personne individuelle ; si elle penche du côté de la peine, elle indiquera la mauvaise tendance de l’acte. Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation.
Cette méthode est une “arithmétique des plaisirs”. C’est la base de la morale, pour l’individu en particulier ; et c’est la base de la législation pour la société. Cette pesée des plaisirs et des peines permet de mesurer la valeur morale d’un acte ou d’une loi. Il reste alors à trouver une échelle de mesure pour pouvoir effectuer cette pesée. L'utilitarisme naît en Angleterre “en étroite liaison avec l’économie politique” (Bréhier) : c’est donc l’argent qui va servir d’échelle de mesure.
Le thermomètre est l’instrument qui mesure la chaleur, le baromètre, la pression de l’air. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de ces instruments devront en trouver d’autres plus exacts ou dire adieu à la philosophie naturelle [la physique]. L’argent est l’instrument qui mesure la quantité de peine et de plaisir. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de cet instrument devront en trouver d’autres plus exacts ou dire adieu à la politique et à la morale. Jeremy Bentham, cité in Élie Halévy, La formation du radicalisme philosophique.
L’argent est effectivement ce qui semble le plus équitable. Aristote le montrait déjà avec l’exemple du cordonnier pour qui l’architecte construisait une maison. La valeur d’une maison n’équivaut pas à la valeur d’une paire de chaussures : c’est donc l’argent qui servira d’équivalent pour que chacun y trouve son compte de façon équitable.
La monnaie donc constitue une sorte d’étalon qui rend les choses commensurables et les met à égalité. Sans échange en effet, il n’y aurait pas d’association, ni d’échange sans égalisation, ni d'égalisation sans mesure commune. Aristote, Éthique à Nicomaque.
L’utilitarisme, avec son principe d’utilité qui vise le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, avec son arithmétique des plaisirs si séduisante, avec enfin son étalon monétaire équitable, semble très convaincant. Il conjugue la composante morale avec la prise en compte de la norme du bien et du mal ; avec l'attention portée aux conséquences des actes. C’est la philosophie dominante de notre monde (Godin) : le bonheur est la valeur phare, et ceux qui gouvernent considèrent que ce bonheur de la majorité n’a pas de prix, surtout lorsqu’ils sont candidats à des élections. Le bonheur a cependant un coût. Le quinquagénaire, qui veut sa Rolex pour éprouver le sentiment d’avoir réussi sa vie, trouvera assurément son bonheur si son patrimoine lui permet cette acquisition. Mais ce bonheur se fonde-t-il encore sur du rationnel ? Enfin, une société qui poursuit le bonheur de la majorité est sans doute louable, mais n’y a-t-il pas un risque qu’une minorité soit laissée pour compte dans cette recherche du bonheur, pour de multiples raisons. Sauver une entreprise de la faillite et de la fermeture va souvent passer par un plan social. La société économique y trouvera son intérêt, certains salariés y subiront un licenciement. Une minorité telle que les personnes atteintes d’un handicap pourront-elles trouver leur bonheur dans un simple calcul arithmétique des plaisirs et des peines, ayant pour but le bonheur du plus grand nombre ?
En bref/L’essentiel
Aristote :
Les éthiques comme celle d’Aristote, qui visent l’atteinte du bonheur, le “souverain bien”, par une vie morale réglée par la vertu, sont dites eudémonistes ;
A chaque type de vie correspond un bonheur : la vie de jouissance et les plaisirs corporels ; la vie active et les honneurs et la gloire ; la vie contemplative avec le bonheur suprême atteint par la raison et la sagesse.
Bentham :
L’utilitarisme est une éthique eudémoniste - qui vise le plus grand bonheur du plus grand nombre -, et conséquentialiste - qui mesure la valeur des actes par leurs résultats et leurs conséquences ;
Bentham a pour méthode une arithmétique des plaisirs : il additionne les plaisirs et les peines, la somme indique la bonne ou la mauvaise tendance de l’acte visant le bonheur.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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