NC - Pascal Quignard, Les désarçonnés

Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

Notes de lecture

Toute sa vie on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde, c’est-à-dire le lieu où le moi peut être absent et où le corps s’oublie. p. 14.

Il n’est pas judicieux de poursuivre les souhaits de ses parents. Il est malencontreux de suivre les vœux du groupe. Que rien ne transfère sur ta tête. Évade-toi du transfert. Cesse de servir. p. 17.

Deviens un mot hors d’usage. Autorise-toi à quitter ton patronyme afin de devenir sur tes lèvres comme un mot hors d’usage. p. 18.

Il faut savoir répondre dans le vide. Ce sont les livres. Il faut savoir se perdre dans le vide. C’est la lumière dans laquelle on les lit. p. 24.

Écrire n’est pas vivre, c’est survivre. p. 53.

La vie de chacun n’est pas une tentative d’être. Elle est l'unique essai. [...] La vie ne connaît pas le “texte original” de la mort. Elle ignore le “texte définitif” où elle verse Mais on a sous les mains des épreuves, des impressions, des ébauches, des brouillons, des commencements, des manuscrits. p. 61.

Le temps est ce qui dévore tout, y compris lui-même. p. 75.

- Qu’est-ce qui est plus rapide qu’un homme à cheval ? [...] - Le souvenir. p. 77.

L’homme doit regagner l’imprévisible comme sa patrie. p. 97.

La liberté ne fait pas partie de l’essence de l’homme. La détresse originaire impose à la survie du petit qui vient de crier soin, propreté, secours, nourriture, défense. p. 121.

L’anthropomorphose n'est pas achevée. / On ne peut définir l’homme sans en faire une proie pour l’homme. / La question humaniste : “Qu’est-ce que l’homme ?” énonce un danger de mort. / Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition - religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle - l’homme doit être laissé comme incompréhensible. p. 126.

L’impatience se résume à cela : briser ici. Faire de l’espace du temps. p. 130.

Parfois les étoiles qui montent dans la nuit fuient la terre s’écartant de notre peur. p. 171.

Tel est le sens secret du mot ex-périence : celui qui sort du périr. p. 175.

Conter, affirmait autrefois Lévi-Strauss, est “conter redire”. Contredire c’est ce qui fait le chemin inverse. Or, le chemin en sens inverse est le chemin du retour. [...] La pensée est vouée au passé. [...] Tout mythe oppose tout. p. 180.

Com-prendre c’est prendre à plusieurs. Or, la prédation à plusieurs, c’est la meute. p. 181.

Il n’y a qu’une scène qui ne nous a jamais été visible et qui nous concerne plus que tout. C’est notre corps. p. 198.

Qu’est-ce que le pouvoir ? La possibilité qu’a une société ou un État, à tout moment, de refouler un individu à sa frontière en le déclarant non humain, non national, non subjectif, lui arrachant son visage comme sa biographie, les projetant dans la mort ou le vide. p. 198.

Mourir à la guerre est la mort “culturelle” par excellence. p. 206.

La guerre est moins dissimulée que la paix. Les États y dilapident tout leur bien et y sacrifient les hommes sans plus se masquer. La guerre définit l’humanité déchaînée. p. 226.

Ce qui était férocité chez les animaux devint cruauté chez les hommes. Ce qui était périssement et dévoration chez les animaux devint mort et funérailles chez les hommes. p. 247.

Le bouddhisme pense le fonctionnement social comme intrinsèquement mauvais. Les taoïstes de la Chine ancienne furent les premiers penseurs systématiques de l’anti-société. p. 253.

On vit ce ravage du progrès sur le visage des hommes dans l’après-midi qui suivit la destruction d’Hiroshima. Ils ignoraient qu’ils avaient survécu à la bombe appelée Little Boy, laquelle avait été lancée sur les populations civiles d’Hiroshima afin d’annoncer la bonne nouvelle de l’humanisme restauré sur la terre. p. 267.

Quand un pouvoir est dit absolu le terme “absolu” ne signifie pas “despotique”. Le mot absolu signifie “absolutus”, délié de tout lien. [...] Le souverain est l’unique “non-sujet” de l’empire. C’est le seul non-citoyen. p. 272-273.

Théorème. La société tend à être circulaire. La régression est son gîte. L’horreur sanglante la reconstitue parce qu’elle s’y reconstitue. Son fonctionnement n’est pas rationnel. Sa création n’est pas humaine. p. 274.

Avoir des papiers. Cette curiosité aurait été inexplicable aux temps qui précédèrent le nôtre. p. 276.

Où sont les contes où les maudits pénétraient dans les palais en disant simplement aux gardes : “Je suis un étranger” ? Étranger alors était le mot le plus beau et il ouvrait les portes. L’hospitalité était un devoir, même pas une vertu. p. 299.

Quand on cesse de se soumettre au jugement de ceux dont on s’est retranché, tout ce qui blesse s’effiloche et se gomme d’un coup comme une brume sur la rivière à l’instant où monte le soleil. p. 307.

Chacun dénonce le négatif. Pourtant c’est la perle de l’homme. C’est le talisman de l’art. “Non” est le plus beau mot du monde. p. 309.

Le mot français époque vient de épochè. C’est ainsi qu’il est impossible d’être le contemporain de quoi que ce soit dans ce monde. p. 311.

Il ne s’agit pas seulement de consentir à ne pas savoir ce dont on n’a pas l’assurance, il s’agit de refuser d’obéir à toute représentation sociale, à toute tyrannie politique, à toute prophétie religieuse. p. 313.

Il faut distinguer deux libertés. La liberté propre à l’élan qui porte la matière, propre à l’indomptable, à l’inéluctable, au sauvage. La liberté comme émancipation de la domestication. p. 328-329.

Je crois que si on ne peut détruire l’acquisition de la langue nationale, on peut en déchirer un peu le tissu. [...] Que si on ne peut sevrer le désir de ses absents et de ses modèles et de ses simulacres et de ses folies, on peut défalsifier le faux, on peut avancer un peu de lumière dans la nuit - lumière qui projette à partir d’elle une ombre plus noire encore, une ombre toute neuve, une obscurité moins subie, magnifique, de plus en plus surgissante. p. 329.

Je existe, mais moins qu'on croit, tu davantage, il est mort, nous ment. p. 330.

Bibliographie

QUIGNARD P., Les désarçonnés, Grasset, 2012.

Voir aussi

« Nous n'aurons pas le Temps - Consolation de l’Éphémère ».

Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.

Patrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.