FL - Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience - III. De l’organisation des états de conscience - La liberté / Conclusion

Henri Bergson

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Chapitre III - De l’organisation des états de conscience - La liberté

La liberté

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi la question de la liberté met aux prises ces deux systèmes opposés de la nature, mécanisme et dynamisme. Le dynamisme [...] conçoit [...] une force libre d’un côté, et de l’autre une matière gouvernée par des lois. Mais le mécanisme suit la marche inverse. Les matériaux dont il opère la synthèse, il les suppose régis par des lois nécessaires, et bien qu’il aboutisse à des combinaisons de plus en plus riches, de plus en plus malaisées à prévoir, de plus en plus contingentes il ne sort pas du cercle étroit de la nécessité, où il s’était enfermé d’abord. pp. 249-250.

Le dynamisme est fondé sur la liberté de vouloir de la conscience. Le mécanisme se base sur le déterminisme, la nécessité universelle qui se manifeste dans la nature par la causalité (Cf. note n° 1, p. 249). Le dynamisme place la réalité absolue dans le fait, qui échappe sous l’effet de la volonté libre aux lois naturelles. Le mécanisme voit la réalité fondamentale dans la loi : le fait exprime nécessairement cette loi.

[...] a priori, on aboutit à deux conceptions opposées de l’activité humaine, selon la manière dont on entend le rapport du concret à l’abstrait, du simple au complexe, et des faits aux lois. p. 251.

A posteriori, le déterminisme est double : le déterminisme physique où notre liberté est incompatible avec les lois nécessaires de la matière ; le déterminisme psychologique où la nécessité de nos actions émane de nos états de conscience.

Le déterminisme physique

Le déterminisme physique s'apparente aux lois de la mécanique et de la cinétique. L’univers est composé d’atomes sans cesse en mouvement. Au niveau moléculaire, le cerveau interagit avec la matière environnante. Les sensations, les sentiments et les idées peuvent résulter de chocs entre les atomes du système nerveux et ceux du dehors. Dans le sens inverse, les mouvements moléculaires du cerveau peuvent interagir en réaction avec le monde extérieur, sous la forme de mouvements réflexes ou d’actes libres et volontaires. Il serait ainsi possible pour un mathématicien de calculer les actions passées, présentes et futures d’une personne, “comme on prédit un phénomène astronomique” (p. 252). Toute cette théorie repose sur l’hypothèse de l’existence de l’atome [Note : l’Essai est publié en 1889, la découverte de l’atome moderne a lieu en 1911, Cf. bibliographie].

Le déterminisme atomique n’implique pas que nos états psychologiques obéissent au même mécanisme. Rien ne prouve qu’à un état cérébral correspond un état psychologique déterminé [Note : le terme de “neurosciences” n’apparaît que dans les années 1960]. Un parallélisme entre la physiologie et la psychologue peut être établi sur des sensations simples comme entendre une note de musique ou voir une couleur.

Mais étendre ce parallélisme aux séries [physiologique et psychologique] elles-mêmes dans leur totalité, c’est trancher a priori le problème de la liberté. p. 254.

Leibniz conçoit une harmonie préétablie, Spinoza fait correspondre les modes de la pensée et de l’étendue. Reste la question de la conscience : est-elle un “épiphénomène” de l’état cérébral, un phénomène accessoire du fonctionnement moléculaire du cerveau ?

Mais, à quelque image que l’on se reporte, on ne démontre pas, on ne démontrera jamais que le fait psychologique soit déterminé nécessairement par le mouvement moléculaire. Car dans un mouvement on trouvera la raison d’un autre mouvement, mais non pas celle d’un état de conscience : seule, l’expérience pourra établir que ce dernier accompagne l’autre. Or la liaison constante des deux termes n’a été vérifiée expérimentalement que dans un nombre très restreint de cas, et pour des faits qui, de l’aveu de tous, sont à peu près indépendants de la volonté. pp. 255-256.

Le déterminisme remet en cause le libre arbitre. Le rapprochement du mécanisme et du déterminisme psychologique conduit au déterminisme associationniste : la plupart des faits psychologiques simples semblent liés à des phénomènes physiques. Le libre arbitre, la liberté, se restreignent.

Mais si le mouvement moléculaire peut créer de la sensation avec un néant de conscience, pourquoi la conscience ne créerait-elle pas du mouvement à son tour, soit avec un néant d’énergie cinétique et potentielle, soit en utilisant cette énergie à sa manière ? pp. 258-259.

Dans le domaine du vivant, la durée agit à la manière d’une cause. Une douleur qui se prolonge finit par devenir insupportable. Alors que la mécanique envisage “un éternel présent”, le vivant et les êtres conscients “emmagasine” le passé.

Le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et grossit de tout son passé. p. 259.

La durée implique aussi qu’aucun retour en arrière n’est possible dans le domaine du vivant. L’absurdité de la causalité mécanique appliquée aux états psychologiques vient de la confusion entre la durée réelle vécue par la conscience et une durée apparente “qui glisse sur les atomes inertes sans rien y changer” (p. 260).

Le déterminisme psychologique

Bergson fait ici la critique de l’associationnisme, et notamment celui défendu par Hippolyte Taine (1828-1895). Cette doctrine réduit la vie mentale à un mécanisme d'associations d’idées (cnrtl.fr).

Partout où l’on peut isoler et observer les éléments d’un composé, on peut, par les propriétés des éléments, expliquer les propriétés du composé, et, de quelques lois générales, déduire une foule de lois particulières. Taine, De l’intelligence.

L'associationnisme représente l’état de conscience actuel comme le résultat nécessaire des états antérieurs. Mais si une telle relation peut expliquer le passage d’un état à un autre, peut-elle en être la cause mécanique ?

Lorsque nous reprenons une conversation interrompue par un silence, il arrive que nous pensions à la même chose que notre interlocuteur. Nous aurions ainsi poursuivi les mêmes associations d’idées, pour aboutir à une idée commune.

[...] toutefois une enquête minutieuse nous a conduit ici à un résultat inattendu. Il est bien vrai que les deux interlocuteurs rattachent le nouveau sujet de conversation à l’ancien ; ils indiqueront même les idées intermédiaires ; mais, chose curieuse, ce n’est pas toujours au même point de la conversation antérieure qu’ils rattacheront la nouvelle idée commune, et les deux séries d’associations intermédiaires pourront différer radicalement. pp. 261-262.

Si l’idée “d’arrivée” est commune, le chemin parcouru par les états de conscience n’est pas la cause plutôt un ensemble d’effets. L’idée crée sa propre généalogie a posteriori : il y a inversion de la cause et de l’effet.

Quand un sujet exécute à l’heure indiquée la suggestion reçue dans l’état d’hypnotisme, l’acte qu’il accomplit est amené, selon lui, par la série antérieure de ses états de conscience. Pourtant ces états sont en réalité des effets, et non des causes : il fallait que l’acte s’accomplit ; il fallait aussi que le sujet se l’expliquât ; et c’est l’acte futur qui a déterminé, par une espèce d’attraction, la série continue d’états psychiques d’où il sortira ensuite naturellement. p. 262.

L’acte accompli, expliqué comme un effet des états antérieurs, est en fait la cause de cette série d’états. Penser le temps dans l’espace nous fait mettre la cause dans l’effet ; penser la durée réelle, c’est prendre conscience de cette inversion. Nous mettons la quantité (une série d’états) là où il n’y a que la qualité (un changement de nature d’un état).

La même chose se produit lorsque, ayant déjà pris une résolution, nous tentons d’en peser le pour et le contre. Cette “pesée des motifs” est une illusion liée à la pensée associationniste et à la modélisation de la nécessité mécanique (note n° 1, p. 263).

Une voix intérieure, à peine perceptible, murmure : “Pourquoi cette délibération ? Tu en connais l’issue, et tu sais bien ce que tu vas faire.” Mais n’importe ! Il semble que nous tenions à sauvegarder le principe du mécanisme, et à nous mettre en règle avec les lois de l’association des idées. p. 263.

La volonté libre opère comme un “coup d’État” : “vouloir pour vouloir serait vouloir librement” ?

Bergson donne deux exemples des erreurs de l’associationnisme : l’oubli d’un acte à accomplir alors qu’on effectue un mouvement ; la sensation de l’odeur d’une rose. 

Je me lève par exemple pour ouvrir la fenêtre, et voici qu’à peine debout j’oublie ce que j’avais à faire : je demeure immobile. [...] Mon immobilité n’est donc pas une immobilité quelconque ; dans la position où je me tiens est comme préformé l’acte à accomplir ; aussi n’ai-je qu’à conserver cette position, à l’étudier ou plutôt à la sentir intimement, pour y retrouver l’idée un instant évanouie. p. 264.

Je respire l’odeur d’une rose, et aussitôt des souvenirs confus d’enfance me reviennent à la mémoire. A vrai dire, ces souvenirs n’ont point été évoqués par le parfum de la rose : je les respire dans l’odeur même ; elle est tout cela pour moi. D’autres la sentiront différemment. p. 265.

Dans ces deux exemples, c’est la “coloration” de l’état qui intervient : la position particulière faussement immobile ; les éléments personnels liés au parfum d’une rose qui lui donnent une couleur et une nuance propre (note n° 1, p. 265). La recherche d’une association n’est qu’un procédé visant à expliquer ce qui n’est qu’une nuance de qualité. C’est la confusion entre la multiplicité de juxtaposition, quantitative, homogène, et la multiplicité de fusion, qualitative, hétérogène. La tentative d’analyse d’un état de conscience personnel le transforme en une multiplicité d’objets impersonnels, enfermés dans les limites du langage.

Mais parce que notre raison, armée de l’idée de l’espace et de la puissance de créer des symboles, dégage ces éléments multiples du tout, il ne s’ensuit pas qu’ils y fussent contenus. Car au sein du tout ils n’occupaient point d’espace et ne cherchaient point à s’exprimer par des symboles ; ils se pénétraient, et se fondaient les uns dans les autres. L’associationnisme a donc le tort de substituer sans cesse au phénomène concret qui se passe dans l’esprit la reconstitution artificielle que la philosophie en donne, et de confondre ainsi l’explication du fait avec le fait lui-même. pp. 266-267.

La théorie associationniste peut convenir aux éléments superficiels et impersonnels (note n° 1, p. 267). Le langage est lui-même réducteur : le même nom pour un sentiment se décline, se “colorer” en autant de variations qu’il y a de personnalités.

Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres, et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. p. 267.

Bergson considère l’associationnisme comme “une psychologie grossière”, qui réduit le moi à son ombre : des agrégats de faits de conscience rendus impersonnels par le langage, une âme soumise à des forces extérieures. 

L’acte libre

L’âme se détermine elle-même. Elle se reflète toute entière dans chaque sentiment profond, dans la coloration particulière de chaque état de conscience.

[...] la manifestation extérieure de cet état interne sera précisément ce qu’on appelle un acte libre, puisque le moi seul en aura été l’auteur, puisqu’elle exprimera le moi tout entier. En ce sens, la liberté ne présente pas le caractère absolu que le spiritualisme lui prête quelquefois ; elle admet des degrés. p. 268.

Selon la profondeur des faits de conscience, la liberté du moi sera plus ou moins grande. Des suggestions hypnotiques, une colère violente resteront à la surface d’un moi superficiel. Les préjugés, séries de faits de conscience plus complexes, interfèreront le moi profond.

Tel est cet ensemble de sentiments et d'idées qui nous viennent d’une éducation mal comprise, celle qui s’adresse à la mémoire plutôt qu’au jugement. Il se forme ici, au sein même du moi fondamental, un moi parasite qui empiétera continuellement sur l’autre. Beaucoup vivent ainsi, et meurent sans avoir connu la vraie liberté. p. 269.

La vraie liberté se retrouvera dans les faits de conscience qui imprègneront réellement le moi profond.

C’est de l’âme entière, en effet, que la décision libre émane ; et l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental. p. 269.

Dans la vie quotidienne, sociale, les actes libres sont rares. C’est la “croûte” des états de conscience solidifiés à la surface du moi concret qui nous fait agir, facilitant les relations sociales. Nous sommes des “automates conscients” (p. 270), notre moi est entièrement déterminé par l’extérieur. Pourtant notre moi fondamental peut, lors de circonstances exceptionnelles, se révolter.

C’est le moi d’en bas qui remonte à la surface. C’est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée. [...] l’action accomplie n’exprime plus alors telle idée superficielle, presque extérieure à nous, distincte et facile à exprimer : elle répond à l’ensemble de nos sentiments, de nos pensées et de nos aspirations les plus intimes, à cette conception particulière de la vie qui est l’équivalent de toute notre expérience passée, bref, à notre idée personnelle du bonheur et de l’honneur. p. 271.

Paradoxalement, c’est parce que nous n’avons pas de motif, pas de “raison tangible” que nous opérons, dans ces circonstances, le choix de notre action. En décidant sans raison, voire contre toute raison, nous sommes “profondément libres” (p. 272), parce que notre décision se fonde alors sur “la meilleure des raisons” (p. 271).

A la conception mécaniste du moi, Bergson oppose le “dynamisme interne”. Il n’y a pas un moi hésitant entre deux sentiments contraires, comme le pense le déterministe, mais une évolution naturelle des idées ou des sentiments, une maturation, un cheminement personnel : c’est le “dynamisme interne” du moi (note n° 2, p. 272). Le déterministe cristallise sous la forme de mots, de représentations symboliques distinctes, ce qui n’est qu’évolution. 

Ce concept d’évolution dynamique peut sans doute sinon s’être inspiré du moins se comprendre avec celui de l’évolution des espèces élaboré par Charles Darwin. Cette dynamique du vivant semble difficilement réductible à un mécanisme, tant les facteurs d’influence sont complexes. Il y a changement de nature, de qualité du vivant, plutôt qu’un simple rapport de quantité comme le passage de la quadrupédie à la bipédie chez l’humain. Par ailleurs, c’est bien rétrospectivement que nous nommons les espèces, sous-espèces, familles, etc. et que nous établissons des liens entre elle, par exemple entre l’homme de Néanderthal et l’homo sapiens, où une explication selon un simple mécanisme génétique montrerait vite sa fragilité.

Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l'œuvre et l’artiste. p. 273.

Même ce que nous appelons notre caractère est encore notre moi, qu’il sente, qu’il pense ou qu’il agisse (distinctions qui sont toutes artificielles et ne relèvent que de l’abstraction).

En un mot, si l’on convient d’appeler libre tout acte qui émane du moi, et du moi seulement, l’acte qui porte la marque de notre personne est véritablement libre, car notre moi seul en revendiquera la paternité. La thèse de la liberté se trouverait ainsi vérifiée si l’on consentait à ne chercher cette liberté que dans un certain caractère de la décision prise, dans l’acte libre en un mot. p. 273.

Les défenseurs du libre arbitre, comme John Stuart Mill, affirment que lorsque nous agissons librement, c’est que nous avons conscience que nous aurions pu choisir d’agir autrement. Le déterminisme rejette cet argument : une seule action peut résulter d’antécédents donnés.

Lorsque nous hésitons entre deux actions possibles, notre moi passe par une série d’états qui semblent contraires. En fait, le moi change, “grossit”, en passant par de multiples états successifs, qui semblent dégager deux directions à prendre.

 [...] en réalité il n’y a pas deux tendances, ni même deux directions, mais bien un moi qui vit et se développe par l’effet de ses hésitations mêmes, jusqu’à ce que l’action libre s’en détache à la manière d’un fruit trop mûr. pp. 275-276.

Nous retrouvons la notion d’un cheminement personnel, d’une évolution, d’un “dynamisme interne" du moi.

La durée réelle et la contingence

Il est possible de symboliser géométriquement le choix du moi entre deux actions possibles, en montrant ainsi qu'une action contraire à celle choisie était possible. Il est alors possible de distinguer des phases successives dans l'acte libre, par une “cristallisation verbale” des motifs, de l’hésitation et du choix. Cette conception mécaniste de la liberté est “le plus inflexible déterminisme” : l’apparente contingence de l’action établit en fait son absolue nécessité.

Pour Bergons, une telle construction symbolique de l’activité psychique ne montre pas l’acte en train de s’accomplir, mais l’action accomplie.

On a assisté à la délibération du moi dans toutes ses phases, et jusqu’à l’acte accompli. Alors, récapitulant les termes de la série, on aperçoit la succession sous forme de simultanéité, on projette le temps dans l’espace, et on raisonne, consciemment ou inconsciemment, sur cette figure géométrique. Mais cette figure représente une chose, et non pas un progrès ; elle correspond, dans son inertie,au souvenir en quelque sorte figé de la délibération tout entière et de la décision finale que l’on a prise : comment nous fournirait-elle la moindre indication sur le mouvement concret, sur le progrès dynamique, par lequel la délibération aboutit à l’acte ? pp. 278-279.

En croyant analyser le processus de décision d’une action, nous ne faisons que reconstruire rétrospectivement, de façon mécanique. L’illusion rétrospective revient à “chosifier” un processus temporel, un progrès, pour le réduire à un temps pensé dans l’espace. Le progrès dynamique s’inscrivant dans la durée devient une chose géométrique, statique. La question demeure : “le temps est-il de l’espace ?” (p. 279).

Un parcours tracé sur une carte ne montre que du temps écoulé, et non le temps qui s’écoule en parcourant le chemin. Si nous prenons une direction particulière sur ce chemin, les tenants du libre arbitre nous diront qu’il nous est possible de prendre n’importe quelle direction, et les déterministes affirmeront qu’aucune autre direction n’était possible puisque celle-ci était nécessaire. Pour les premiers, le chemin n’est pas encore tracé et donc libre, autrement dit contingent, pour les seconds il est déjà tracé, déterminé, autrement dit nécessaire. Ce à quoi Bergson répond :

“Avant que le chemin fût tracé, il n’y avait pas de direction possible ni impossible, par la raison fort simple qu’il ne pouvait encore être question de chemin.” - Faites abstraction de ce symbolisme grossier [...] ; vous verrez que l’argumentation des déterministes revêt cette forme puérile : “L’acte, une fois accompli, est accompli” ; et que leurs adversaires répondent : “L’acte, avant d’être accompli, ne l’était pas encore.” pp. 279-280.

La question de la liberté doit donc être recherchée non dans un acte possible ou impossible, mais dans la nuance qualitative d’une action, dans son progrès dynamique. Le moi “infaillible dans ses constatations immédiates”, sait ou plutôt sent qu’il est libre, mais dès qu’il cherche à expliquer cette liberté, il ne sait plus le faire que par un symbolisme mécaniste. Cette difficulté à expliquer se retrouve dans cette phrase d’Augustin justement relative au temps :

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Augustin, Les Confessions.

La difficulté des partisans du libre arbitre ou de la seule nécessité, vient de leur représentation de la délibération du moi comme une “oscillation dans l’espace” et non comme un progrès dynamique : le moi n’alterne pas entre des états de conscience contraires, mais ces états ou motifs sont en perpétuelle évolution, “dans un continuel devenir, comme de véritables êtres vivants” (p. 280). 

La durée réelle et la prévision

S’il est impossible de partir des actions accomplies et de la contingence, pouvons-nous, comme l'affirment les déterministes, prévoir de façon infaillible une action à venir, en connaissant l’ensemble ses antécédents ? C’est l'histoire imaginaire de Pierre, qui doit prendre librement une décision grave, et de Paul, philosophe capable de prédire le choix de Pierre, à partir de la connaissance de “toutes les conditions dans lesquelles Pierre agit” (p. 281).

[...] il faudra distinguer deux manières de s’assimiler les états de conscience d’autrui : l’une dynamique, qui consisterait à les éprouver soi-même ; l'autre statique, par laquelle on substituerait à la conscience même de ces états leur image, ou plutôt leur symbole intellectuel, leur idée. On les imaginerait alors, au lieu de les reproduire. p. 282.

Si Paul était un romancier et Pierre son personnage, il pourrait prédire l’acte final accompli par Pierre après la traversée d’états successifs, mais simplement parce qu’il connaîtrait déjà ce que va faire son personnage : Paul a tout imaginé. En dehors de ce cas particulier, si Pierre et Paul ont éprouvé la même dynamique d’états de conscience et dans les mêmes conditions ; si le passé, le présent, l’expérience de Pierre et de Paul sont les mêmes : il n’y a qu’une seule possibilité.

Pierre et Paul sont une seule et même personne, que vous appeliez Pierre quand elle agit et Paul quand vous récapitulez son histoire. p. 284.

La question de la prévisibilité d’un acte n’a pas de sens. Une approche dynamique conduira à observer “que l’acte n’est pas encore accompli au moment où il va s’accomplir” (p. 284). Une approche statique constatera que l’acte accompli l’est définitivement. 

Il y a deux illusions de la conscience réfléchie. La première voit l’intensité des états de conscience comme une quantité mathématique et non une qualité, une nuance propre à ces états. La seconde remplace le progrès dynamique perçu par la conscience par la représentation symbolique du fait accompli, assorti de la somme de ses antécédents. La troisième illusion qui en découle est de penser le temps dans l’espace.

L’illusion vient de la confusion avec les capacités de la science à prévoir l’avenir : les éclipses de soleil et de lune, les phénomènes astronomiques, etc. Pourtant, il n’y a aucune analogie entre l’avenir de l’univers matériel et l’avenir d’un être conscient.

[...] supposons un instant qu’un malin génie, plus puissant encore que le malin génie de Descartes, ordonnât à tous les mouvements de l’univers d’aller deux fois plus vite. Rien ne serait changé aux phénomènes astronomiques, ou tout au moins aux équations qui nous permettent de les prévoir, car dans ces équations le symbole t ne désigne pas une durée, mais un rapport entre deux durées, [...] un certain nombre de simultanéités ; [...] seuls les intervalles qui les séparent auraient diminué ; mais ces intervalles n’entrent pour rien dans les calculs. Or ces intervalles sont précisément la durée vécue, celle que la conscience perçoit : aussi la conscience nous avertirait-elle bien vite d’une diminution de la journée, si, entre le lever et le coucher du soleil, nous avions moins duré. p. 287.

L’astronome a la puissance du Malin Génie : il peut accélérer le temps “dix fois, cent fois, mille fois plus vite”. Plusieurs siècles de temps astronomique peuvent ainsi tenir dans une seconde. Mais la durée réelle, vécue, reste en dehors de ce calcul. Le temps astronomique est un nombre, la durée vécue par la conscience ne se mesure pas. La science s’intéresse aux simultanéités du début et de la fin des intervalles de temps, “la psychologie porte sur les intervalles eux-mêmes” (p. 289). En réduisant les intervalles de temps, on les vide de leur série d’états de conscience successifs, de leur durée vraie.

Lorsque nous reconstruisons le passé d’un événement, nous abrégeons la durée qui s’est écoulée avant cet événement. Nous changeons le progrès des états de conscience en chose, en nous les représentant a posteriori. Lorsque nous cherchons à prévoir un état de conscience futur, nous ne pouvons pas abréger la durée qui le sépare de ses antécédents : cette durée est à vivre.

La durée réelle et la causalité

S’il est impossible de prévoir un acte à venir, existe-t-il encore une causalité qui lie nécessairement un acte à des faits de conscience qui le précèdent ? Ces faits de conscience sont-ils soumis à des lois semblables à celles de la nature ? Dire qu’un phénomène est déterminé par ses conditions selon une loi, c’est dire “que les mêmes causes produisent les mêmes effets” (p. 291).  Or, pour la conscience, il n’existe pas de conditions identiques, et ceci est lié à la durée, au temps qui s’écoule, toujours de façon hétérogène.

Ce serait oublier que les éléments psychologiques, même les plus simples, ont leur personnalité et leur vie propre, pour peu qu’ils soient profonds ; ils deviennent sans cesse, et le même sentiment, par cela seul qu’il se répète, est un sentiment nouveau. [...] on commettrait donc une véritable pétition de principe en déduisant de la prétendue similitude des deux états que la même cause produit le même effet. Bref, si la relation causale existe encore dans le monde des faits internes, elle ne peut ressembler en aucune manière à ce que nous appelons causalité dans la nature. p. 292.

C’est le principe de causalité qu’il faut remettre en “cause”. Les empiristes font venir ce principe de l’expérience. Un phénomène déjà observé, apparu à la suite de conditions données, se reproduira si ces mêmes conditions se reproduisent.


Faisons ici une parenthèse avec le plus éminent représentant des empiristes, David Hume (1711-1776). Si tout connaissance vient de l’expérience, et est donc qualifiée d’empirique, la causalité est une illusion. C’est l’exemple du lever de soleil.

Quelque évidente que soit pour nous la vérité des choses de fait, elle n’est pas de même nature que la précédente. Une proposition comme celle-ci : “Le soleil ne se lèvera pas demain”, n’est pas moins intelligible et n’implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation : “Il se lèvera.” C’est donc en vain que nous tenterions d’en démontrer la fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle impliquerait contradiction, et jamais l’esprit ne pourrait la concevoir distinctement. Hume, Enquête sur l’entendement humain.

Même si chaque matin nous observons que le soleil se lève, il reste possible de concevoir qu’un jour il ne se lève pas. La science astronomique a depuis Hume déterminé qu’une étoile comme le soleil avait une naissance, une vie et une mort. Un jour donc, le soleil ne se lèvera pas. La causalité est ici considérée comme un croyance, renforcée par l’expérience, mais ne pouvant pas être un principe absolu. Fermeture de la parenthèse.


Les empiristes, en appliquant le principe de causalité aux états de conscience, nient la liberté humaine. Si ses antécédents déterminent un état de conscience selon une régularité du type “mêmes causes, mêmes effets”, alors se pose le problème de la liberté.

Constater la succession régulière de deux phénomènes, en effet, c’est reconnaître que, le premier étant donné, on aperçoit déjà l’autre. Mais cette liaison toute subjective de deux représentations ne suffit pas au sens commun. Il lui semble que, si l’idée du second phénomène est déjà impliquée dans celle du premier, il faut que le second phénomène lui-même existe objectivement, sous une forme ou sous une autre, au sein du premier phénomène. p. 294.

La relation causale est alors représentée comme une “préformation” du phénomène à venir dans le premier phénomène. Le second phénomène serait contenu dans le premier.

La “préformation “ se retrouve en géométrie. Lorsque nous traçons un cercle, le mathématicien va pouvoir développer tous les théorèmes et propriétés liés à cette figure. Ces derniers sont contenus dans le cercle tracé. Pour établir cette préformation dans les phénomènes physiques, il faudra d’abord les extraire de leur hétérogénéité telle que nous la percevons par nos sens, jusqu’à parvenir à une abstraction homogène obéissant aux lois mathématiques. Le principe de causalité est une préformation de l’avenir au sein du présent.

Le principe de causalité tend à se rapprocher d’un autre principe : le principe d’identité.

Le principe d’identité est la loi absolue de notre conscience ; il affirme que ce qui est pensée est pensé au moment où on le pense ; et ce qui fait l’absolue nécessité de ce principe, c’est qu’il ne lie pas l’avenir au présent, mais seulement le présent au présent : [...] la conscience [...] se borne à constater l’état actuel apparent de l’âme. p. 296.

Le principe de causalité, parce qu’il lie l’avenir au présent, ne peut pas être nécessaire : il est impossible de prouver par la logique que les mêmes antécédents donneront toujours les mêmes conséquences (Cf. la parenthèse sur Hume). Descartes attribuait la régularité du monde physique à la Providence. Spinoza concevait que la durée des choses tenait dans l’éternité absolue, comprise comme un moment unique, identique. La causalité prendrait alors la forme d’une identité fondamentale, excluant la notion de durée vraie.

[...] plus l’effet paraît nécessairement lié à la cause, plus on tend à le mettre dans la cause même comme la conséquence mathématique dans le principe, et à supprimer ainsi l’action de la durée. p. 297.

La préformation se retrouve aussi dans les états successifs de conscience, où nous avons déjà une idée plus ou moins confuse du prochain état à venir. L’avenir préformé dans le présent est le “sentiment de l’effort” : nous passons de l’idée à l’effort, puis de l’effort à l’acte, dans un progrès continu dont nous ne pouvons pas identifier précisément chacune de ces phases. Mais l’effet est alors contenu dans la cause comme une simple possibilité : si nous arrêtons notre effort, l’acte ne s’accomplira pas, il ne sera donc pas nécessairement accompli. Ce qui arrivera objectivement ressemblera à l’idée subjective que nous en avions.

Nous appliquons parfois le sentiment subjectif de durée aux choses et à la matière, en leur attribuant une vie propre et des états analogues à ceux de notre conscience. C’est l'hylozoïsme, doctrine philosophique antique qui affirme que la matière est douée de vie. Leibniz fait évoluer cette conception avec les monades, ces atomes métaphysiques qui composeraient l’ensemble du monde, régis par une harmonie préétablie. Une telle conception de la causalité accorde aux choses une durée analogue à celle des êtres humains.

Il y a ici deux conceptions de la durée. La première considère les phénomènes physiques et psychologiques comme soumis à la même durée : l’avenir est alors une idée contenue dans le présent, comme possible et pas toujours réalisée en acte. La seconde attribue une durée spécifique aux états de conscience, et l’avenir n’est dans le présent que pour les choses, au travers de la mécanique de la causalité. Cette seconde conception oppose la répétition de la causalité mécanique, qui exclut la notion de durée, au devenir qui caractérise la transformation des états de conscience dans la durée. La liberté humaine est une conséquence naturelle d’une telle conception de la causalité.

Le moment est venu d’ajouter : le rapport de causalité interne est purement dynamique, et n’a aucune analogie avec le rapport de deux phénomènes extérieurs qui se conditionnent. Car ceux-ci, étant susceptibles de se reproduire dans un espace homogène, entreront dans la composition d’une loi, au lieu que les faits psychiques profonds se présentent à la conscience une fois, et ne reparaîtrons jamais plus. pp. 303-304.

Origine du problème de la liberté

Dans cette dernière partie, Bergson expose sa conception de la liberté et de l’acte libre.

On appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit. Ce rapport est indéfinissable, précisément parce que nous sommes libres. On analyse, en effet, une chose, mais non pas un progrès ; on décompose de l’étendue, mais non pas de la durée. Ou bien, si l'on s’obstine à analyser quand même, on transforme inconsciemment le progrès en chose, et la durée en étendue. p. 304.

En voulant décomposer le temps concret, nous le pensons dans l’espace. Nous figeons l’activité du moi dans le seul fait accompli, transformant la spontanéité en inertie et la liberté en nécessité. Toutes les définitions de l’acte libre tendant à changer la durée en symbole spatial reviennent “au plus inflexible déterminisme" : l’acte une fois accompli qui aurait pu ne pas être ; l’acte qu’on ne peut pas prévoir même en connaissant par avance ses conditions ; l’acte qui n’est pas nécessairement déterminé par sa cause.

Le temps écoulé peut se représenter symboliquement par l’espace, comme une chose, mais pas le temps qui s’écoule comme un progrès.

Or l’acte libre se produit dans le temps qui s’écoule, et non pas dans le temps déroulé. La liberté est donc un fait, et parmi les faits que l’on constate, il n’en est pas de plus clair. p. 305.

La difficulté vient de la représentation symbolique de la durée comme un espace, de la réduction de la succession à une simultanéité, et de l’insuffisance du langage pour exprimer l’idée de liberté.

La pensée de Bergson se présente d’emblée comme révolutionnaire ; il s’agit de philosopher dans le temps, avec le temps, selon la durée. [...] L’Essai, outre le fait qu’il présente pour la première fois la découverte de la durée, pense la liberté humaine “en durée”. Note n° 1, p. 305.

Conclusion

Kant distingue le temps de l’espace : l’intensif à trait à la qualité, et n’est pas mesurable l’extensif a trait à l’espace, à la quantité, et est mesurable. Les empiristes cherchent à penser le temps (la durée) au moyen de l’espace, et les états de conscience selon la perception des choses extérieures (c’est l’exemple de la causalité mécanique). La physique montre de son côté qu’il est possible de prévoir des phénomènes, induisant l’extrapolation de cette capacité de prévoir aux sensations et aux faits de conscience.

Bergson inverse le problème : la difficulté vient de notre utilisation du monde extérieur” pour la connaissance de notre propre personne” (p. 308). En prenant l’extérieur comme référence, nous prenons pour “coloration” du moi ce qui n’est que le cadre du monde extérieur.

Nous devons donc corriger cette perception en lui ôtant les marques de l’extérieur.

Intensité, durée, détermination volontaire, voilà les trois idées qu’il s'agissait d’épurer, en les débarrassant de tout ce qu’elles doivent à l’intrusion du monde sensible et, pour tout dire, à l’obsession de l’idée d’espace. p. 308.

L’intensité d’un état de conscience, d’une sensation, est une qualité pure et non une quantité. La multiplicité qualitative du moi vient de sa dynamique interne, du progrès de ses états, et ne se réduit pas à l’addition de faits de conscience, comme le pensent les associationnistes.

La durée “au-dedans de nous” est une multiplicité qualitative, un développement, une hétérogénéité pure. La durée “en dehors de nous” n’est en fait qu’un présent qui ne dure pas (note n° 1, p. 310), une simultanéité. Les choses ne durent pas, elles changent.

Mettre la durée dans l’espace, c’est, par une contradiction véritable, placer la succession au sein même de la simultanéité. Il ne faut donc pas dire que les choses extérieures durent, mais plutôt qu’il y a en elles quelque inexprimable raison en vertu de laquelle nous ne saurions les considérer à des moments successifs de notre durée sans constater qu’elles ont changé. p. 310.

En dehors de nous, les simultanéités se distinguent sans se succéder : il y a “extériorité réciproque sans succession”. Au-dedans de nous, les états de conscience se succèdent sans se distinguer : il y a “succession sans extériorité réciproque” (p. 311).Le phénomène “d’endosmose” mélange une simultanéité (un temps mesurable, spatial autrement dit étendu, homogène), avec une succession, la durée vraie. L’espace l’emporte alors sur le temps, sur la durée.

Il faut rendre sa pureté à la durée, en considérant les états de conscience comme des “phénomènes internes en voie de formation”, comme “le développement continu d’une personne libre” (p. 311).

Ne pas dissocier le temps de l’espace, c’est nier la liberté. C’est le déterminisme et la causalité. Ce sont les tentatives de définir la liberté à partir de l’espace, qui confondent succession et simultanéité.

La science qui prévoit et mesure nous donne l'illusion que nos états de conscience peuvent être objectivés, distingués, et servir ainsi la vie sociale.

Nous aurions ainsi deux moi : l’un, le moi extérieur, étant la représentation spatiale et sociale de l’autre, le moi profond, que Bergson qualifie aussi de moi concret ou fondamental. Le moi social est le “fantôme décoloré” du moi profond, son ombre projetée.

Notre existence se déroule donc dans l'espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous “sommes agis” plutôt que nous n’agissons nous-mêmes. Agir librement, c’est reprendre possession de soi, c'est se replacer dans la pure durée. p. 313.

La liberté est une donnée immédiate de la conscience (note n° 1, p. 313). En nous replaçant dans la durée véritable, nous nous ressaisissons nous-mêmes, nous retrouvons notre moi profond.

Bergson attribue à Kant l’erreur qui consiste à confondre le temps et l’espace. Notre moi serait alors aussi inaccessible que les noumènes, les choses en soi, ces essences pures que nous ne pouvons percevoir par nos sens (c’est l’exemple des Idées chez Platon, qui ne peuvent être accessibles que par la “vision de l’âme”). Nous ne pourrions pas alors connaître notre moi.

Mais la vérité est que nous apercevons ce moi toutes les fois que, par un vigoureux effort de réflexion, nous détachons les yeux de l'ombre qui nous suit pour rentrer en nous-mêmes. La vérité est que si nous vivons et agissons le plus souvent extérieurement à notre propre personne, dans l’espace plutôt que dans la durée, [...] nous pouvons cependant toujours nous replacer dans la pure durée [...]. p. 314.

En nous replaçant dans la durée, nous retrouvons notre liberté : "Comprendre la liberté, c’est redevenir libres” (note n° 1, p. 314).

La force et la faiblesse de Kant se trouve dans la confusion entre la durée vraie et son symbole, entre ce qui est en dedans ou en dehors de nous.

Ce qui domine toute cette théorie, c’est la distinction très nette entre la matière de la connaissance et sa forme, entre l’homogène et l’hétérogène, et cette distinction capitale n’eût jamais été faite, sans doute, si l’on n’eût considéré le temps, lui aussi, comme un milieu indifférent à ce qui le remplit. p. 315.

La durée échappe à la science qui ne traduit que des simultanéités. Dans une durée homogène, la liberté serait impossible, car les états de conscience seraient soumis à la détermination et à la nécessité de la causalité. La liberté serait hors de notre portée, dans le monde des noumènes, des choses en soi.

Pourtant, nous pouvons accéder à notre moi comme “cause libre”, avec une “conscience attentive” qui perçoit que les moments de la durée se pénètrent sans se juxtaposer. Nous pouvons connaître des absolus (note n° 1, p. 316).

En concevant avec Kant la durée comme l’espace comme des milieux homogènes, nous croyons pouvoir distinguer nos états de conscience comme nous distinguons le monde extérieur. Nous croyons pouvoir recomposer un moi à partir d’états psychiques comme on forme des mots avec les lettres de l’alphabet.

Nos états psychiques, en se détachant alors les uns des autres, se solidifieront ; entre nos idées ainsi cristallisées et nos mouvements extérieurs des associations tables se formeront ; et peu à peu, notre conscience imitant le processus par lequel la matière nerveuse obtient des actions réflexes, l’automatisme recouvrira la liberté. p. 317.

La liberté disparaît avec l’abolition de toute différence entre durée et étendue (temps et espace), et entre la succession et la simultanéité. Pourtant, dans les circonstances où nous devons prendre une décision grave, nous pouvons retrouver l’acte libre, inexprimable par une loi, unique et non reproductible.

Le problème de la liberté est donc né d’un malentendu : il a été pour les modernes ce que furent, pour les anciens, les sophismes de l’école d’Élée, et comme ces sophismes eux-mêmes, il a son origine dans l’illusion par laquelle on confond succession et simultanéité, durée et étendue, qualité et quantité. p. 319.

Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.

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