Bac Philo - III.2. La Démonstration - Fiche n° 2. Des Démonstrations et des hommes

Thalers utilisés à la période d'Emmanuel Kant

Introduction

Dans cette étude de quelques doctrines en lien avec la notion de démonstration, nous allons d’abord examiner avec Aristote le raisonnement par déduction qu’est le syllogisme, et sa conclusion, logique et nécessaire. Nous aurons ainsi la triste confirmation que Socrate est bien mortel, ciguë ou pas. Les Sceptiques nous donneront leur recette pour la tranquillité de l’âme, mais gardons pour l’instant le suspense. Descartes vantera encore et toujours les mérites des mathématiques avec la pureté de l’Arithmétique et de la Géométrie. Il sera encore question de géométrie avec Spinoza, dans la structure qu’il a voulu donner à son Éthique. Enfin, Kant récusera Descartes, en prenant au passage quelques thalers à sa fortune.

Des Démonstrations et des hommes

Aristote (384-322 av. J.-C.)

Dans les Analytiques, Aristote commence par poser le cadre de son étude : la science démonstrative, c’est-à-dire la démonstration. Il donne la définition de plusieurs éléments : la prémisse, le terme et la déduction, sur lesquels nous allons revenir. Pour le Stagirite (Aristote est dénommé ainsi parce qu’il est né à Stagire), la science est démonstrative ou elle n’est pas.

[...] connaître scientifiquement c’est savoir par démonstration. J’appelle “démonstration” un syllogisme scientifique, et j’appelle “scientifique” un syllogisme dont la possession fait que nous avons un savoir scientifique. Aristote, Seconds Analytiques, 71 b.

La démonstration est, étymologiquement,  ce qui sert à montrer : l’index est le digitus demonstrativus, le doigt qui montre. La “science au sens absolu” est une démonstration, et elle prend la forme du syllogisme. Le terme grec “syllogisme” [συλλογισμός] peut se traduire aussi par raisonnement, ou déduction. En voici une définition :

Un syllogisme est un raisonnement déductif qui établit nécessairement une conclusion à partir de deux prémisses, lesquelles ont en commun un terme appelé “moyen terme” qui ne figure plus dans la conclusion. Pierre Pellegrin, Introduction à l’Organon, in Aristote, Oeuvres complètes.

Indiquons dès à présent, même si cela peut sembler évident, que le syllogisme vise à aboutir à une vérité, à une affirmation nécessairement vraie, sous la forme d’une conclusion qui découle logiquement des propositions qui la précèdent. Nous retrouvons ici les différentes significations du terme “syllogisme”, réunies dans la définition d’un “raisonnement déductif” : le syllogisme est une opération de la raison, qui vise à démontrer une vérité, au moyen de la déduction. La démarche du syllogisme comprend deux propositions ou prémisses, qui aboutissent à une nouvelle proposition, la conclusion, logiquement et nécessairement.

La déduction [ou syllogisme] est un discours dans lequel, certaines choses ayant été posées, une chose distincte de celles qui ont été posées s’ensuit nécessairement, du fait que celles-là sont. Aristote, Premiers Analytiques, 24 b.

La conclusion ne peut être autre que ce qu’elle est, parce que les prémisses sont la cause de cette conclusion. Dans un syllogisme parfait, il n’y a besoin de rien d’autre que les propositions/prémisses, pour arriver à la vérité nécessaire de la conclusion. L’exemple le plus classique du syllogisme est le suivant :

La première prémisse “Tout homme est mortel” est dite majeure : elle énonce le rapport entre le grand terme [mortel] et le moyen terme [homme]. La seconde prémisse “Socrate est mortel” est dite mineure : elle énonce le rapport entre le moyen terme [homme] et le petit terme [Socrate]. L’énoncé des deux prémisses aboutit à la conclusion “Socrate est mortel”, qui énonce le rapport entre le petit terme [Socrate] et le grand terme [mortel]. Ce syllogisme répond à une question présupposée : Socrate est-il mortel ? (Morfaux). Le raisonnement déductif arrive à la seule réponse nécessaire et logique : Socrate est mortel, comme tout homme. CQFD. Aristote aurait sans doute applaudi malicieusement à cette synthèse - et à la critique implicite - de son maître Platon, qui pourrait résumer ainsi en trois phrases l’Apologie de Socrate et le Phédon (voir les fiches de lectures de ces deux ouvrages).

Malgré ses apparences particulièrement séduisantes pour la raison et l’impression de perfection logique qu’il peut donner, le syllogisme présente des particularités pouvant engendrer des objections sur la garantie absolue de sa vérité. Aristote procède à la réfutation d’une de ces objections à la prétention du syllogisme - autrement dit de la science démonstrative - à être la source de connaissances réellement scientifiques : la régression à l’infini.

En effet, ceux-là, supposant qu’il n’est pas possible de connaître autrement que par démonstration estiment qu’on est conduit à l’infini sous prétexte qu’il n’est pas possible que nous connaissions scientifiquement les choses postérieures à cause des antérieures parmi lesquelles il n’y aurait pas de prémisses premières, et en cela ils ont raison. Il est en effet impossible de traverser l’infini. si l’on s’arrête et qu’il y a des principes, ils estiment qu’ils sont inconnaissables du fait qu’il n’y en a pas de démonstration, laquelle est, selon eux, la seule forme de savoir. Mais si il n’est pas possible de connaître les prémisses premières, il n’est pas possible non plus de connaître absolument et au sens propre ce qui en découle, mais on le connaît hypothétiquement en supposant que ces prémisses sont vraies. Aristote, Seconds Analytiques, 72 b.

Chaque prémisse majeure (ou première) d’un syllogisme pourrait être considérée comme la conclusion d’un syllogisme qui la précède et la déduit. Il serait donc ainsi possible théoriquement de remonter de prémisses en prémisses, espérant trouver la proposition originelle. Mais s’il s’agit encore d’une prémisse, il se pourrait qu’elle soit aussi encore la conclusion de prémisses antérieures. Voilà la régression à l’infini, qui pourrait prendre cette forme de cause à effet sans fin : Socrate est mortel parce qu’il est un homme et que les hommes sont mortels parce qu’ils sont des êtres vivants, et que la vie se termine par la mort, et que la mort est la fin de la vie, et la fin de la vie est ???

Il est impossible de tout démontrer (car on irait à l’infini, de sorte que pas même ainsi il n’y aurait démonstration [...]. Aristote, Métaphysique, 1006 a.

Il est donc impossible de tout démontrer : les prémisses premières doivent être des hypothèses considérées comme vraies, sans pouvoir être démontrées. Il y a donc un savoir scientifique, obtenu par démonstration, et une autre forme de savoir, une “connaissance préexistante” qui va s’exprimer sous la forme d’une hypothèse ou d’un postulat, constituant ainsi un principe premier, une prémisse première. En effet, pour pouvoir démontrer que “tout triangle ait ses angles égaux à deux droits”, il faut au préalable savoir à l’avance ce que signifie le terme “triangle”. CQFD, ou pas.

Sextus Empiricus (180-milieu du IIIe siècle) et les Sceptiques

Le terme “sceptique” vient du grec skeptikos, qui signifie observateur. Le Larousse étymologique résume ainsi l’attitude des disciples du scepticisme : “les sceptiques grecs se piquaient d’observer sans rien affirmer”. Quelle place peut alors être accordée à la démonstration, s’il est impossible d’énoncer une quelconque conclusion se prétendant être une affirmation vraie ?

[Scepticisme :] Au sens le plus large, doctrine d’après laquelle l’esprit humain ne peut atteindre avec certitude aucune vérité d’ordre général et spéculatif, ni même l’assurance qu’une proposition de ce genre est plus probable qu’une autre. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.

Dans cette conception, la vérité ne vaut pas mieux que l’opinion. Rien n’est vrai, ni même n’est probable. Le fondateur du scepticisme est Pyrrhon, philosophe grec (vers 365 à 275 av. J.-C.). L’école sceptique a longtemps porté le nom de pyrrhonisme, que nous retrouverons chez Pascal. Pyrrhon pratique un scepticisme radical, qui récuse toute affirmation (donc toute conclusion d’une démonstration, la plus logique et nécessaire fût-elle), et même toute opinion.

[...] on ne peut en effet rien connaître avec certitude puisque sur un seul et même sujet on peut toujours soutenir deux opinions contradictoires ; la seule attitude acceptable est donc en toute chose la suspension du jugement (épochè). Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.

Cette notion de suspension du jugement sera reprise par la phénoménologie de Husserl. Dans ce cas, il ne s’agit que d’une “mise entre parenthèses” du jugement relatif à l’existence des réalités du monde. La démarche de Husserl ne met pas en doute l’existence du monde - de sa vérité -, mais vise à atteindre une autre vérité dans notre rapport au monde. Le sceptique quant à lui va demeurer indifférent - en suspendant son jugement “pour toujours” - au monde, et en particulier à la notion de vrai ou faux ou à celle de bien ou mal. L’indifférence et la suspension du jugement sont ainsi la garantie de la tranquillité de l’âme.

Sextus empiricus est un médecin du IIème siècle, chef d’une école pratiquant le scepticisme. Il reprend plusieurs arguments (tropes) des sceptiques grecs qui soutenaient la nécessité de suspendre son jugement. Sextus attribue ainsi cinq tropes aux sceptiques (mis en gras par nos soins) :

[...] Le trope de la discordance, fondant la suspension du jugement sur les divergences des philosophes entre eux et avec le vulgaire ; celui de la régression à l’infini exigeant pour une affirmation une preuve, pour cette preuve une nouvelle preuve et ainsi à l’infini ; celui du relatif qui montre  notre jugement dépendant non de ce que sont les choses mais des rapports qu’elles ont soit avec nous, soit entre elles ; celui de l’hypothèse exigeant, si l’on veut échapper à la régression à l’infini, que l’on commence par une hypothèse non prouvée ; celui du diallèle montrant que si on échappe au deuxième [régression à l’infini] ou au quatrième trope [hypothèse], c’est pour tomber dans la démonstration circulaire, où l’on prend pour principe la conséquence [...]. E. Bréhier, Histoire de la philosophie, p. 390.

Reprenons ces cinq arguments, qui visent directement l’absence d’intérêt de la démonstration, en particulier du raisonnement déductif qu’est le syllogisme, que nous avons vu précédemment avec Aristote. Le premier argument est celui de la discordance. Dans la recherche de la vérité, chacun, philosophe ou non, donne sa vision de la vérité. Il n’y a pas d’idée plus forte qu’une autre.

A tout raisonnement on peut opposer un raisonnement de force égale. Sextus Empiricus.

Nous retrouvons ici le sophiste Protagoras, pour qui “l’homme est la mesure de toutes choses”, et donc pour qui toute idée est valable, simplement parce que chacun exprime sa vérité selon son propre point de de vue et ses propres références, sa propre “mesure”. Nous pouvons ici relier la discordance au troisième trope du relatif : toutes nos idées dépendent de notre rapport aux choses et de notre façon de les “mesurer”. Le deuxième argument est celui de la régression à l’infini. Nous l’avons déjà évoquée avec Aristote, qui la réfutait en tant qu’objection au caractère scientifique du syllogisme. La réfutation d’Aristote rejoint le quatrième trope de l’hypothèse : le syllogisme se fonde sur des prémisses premières, qui sont des hypothèses, des principes premiers que nous devons considérer comme vrais sans avoir à les prouver. Cette contrainte de la preuve des principes premiers - des hypothèses - nous ferait retomber dans le trope de la régression à l’infini ou dans le cinquième trope du diallèle, c’est-à-dire du cercle vicieux : l’homme est vivant parce qu’il n’est pas mort, et il n’est pas mort parce qu’il est vivant…

Pour atteindre la tranquillité de l’âme chez un sceptique, point n’est besoin de démonstration, il suspend son jugement, est indifférent au vrai ou au faux, et se suffit de ce que lui apporte son quotidien.

Sextus insiste souvent sur le fait que, dès que l’on ne prétend pas atteindre la réalité, nos jugements d’apparence sont suffisants dans la vie journalière ; “les sceptiques ne détruisent pas les apparences” ; et il suffit que le miel paraisse nous adoucir le goût (sans que l’on cherche s’il possède ou non la qualité de douceur) pour que l’on sache s’il faut ou non en manger. E. Bréhier, Op. cit.

Pouvons-nous alors démontrer ici que le discours chanté de Baloo dans le Livre de la Jungle se revendique du scepticisme ? Le doute est permis, voire encouragé si vous êtes pyrrhonophile.

René Descartes (1596-1650)

Dans la dixième des Règles pour la direction de l’esprit, Descartes va mettre à mal le raisonnement déductif sous la forme du syllogisme, utilisé par les “Dialecticiens” lorsqu’ils pratiquent leur “art de raisonner”.

Or, pour qu’il apparaisse encore plus évident que cet art de raisonner ne contribue en rien à la connaissance de la vérité, il faut remarquer que les Dialecticiens ne peuvent construire avec leur art aucun syllogisme dont la conclusion soit vraie, à moins d’en avoir déjà la matière, c’est-à-dire à moins de connaître déjà auparavant la vérité elle-même qu’ils y déduisent. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit.

La démonstration par le syllogisme n’apporte rien de véritablement nouveau, puisque si sa conclusion est nécessairement et logiquement vraie, c’est parce que son point de départ l’est aussi. Ceci est effectivement déjà dans la présentation faite par Aristote des prémisses premières de tous les syllogismes : elles se fondent sur des principes premiers, des hypothèses, qui doivent être considérées comme vraies, sans avoir à être démontrées ou prouvées. Rien de nouveau sous le soleil de la vérité.

Descartes ne rejette pas pour autant la démonstration ni la déduction. Il va même jusqu’à trouver un intérêt à la “machinerie des syllogismes probables” utilisée dans les écoles.

Ce sont, en effet, des exercices pour les esprits des enfants et un moyen d’émulation pour les faire progresser : il est bien meilleur de les former par des opinions semblables, seraient-elles incertaines en apparence par suite des controverses des érudits, plutôt que de les abandonner librement à eux-mêmes. Descartes, Ibid., règle II.

A défaut de conduire à la certitude, la formation de l’esprit juvénile au moyen des raisonnements des syllogismes permet au moins de ne pas laisser cet esprit en jachère. Mais pour assurer le chemin vers la vérité, il faut se tourner vers les disciplines portant “sur un objet si pur et si simple” que sont l’Arithmétique et la Géométrie. Descartes oppose l’expérience, qui porte sur des choses “souvent trompeuses” - c’est l’exemple des sens qui nous trompent dans certaines illusions d’optique -, à la déduction, cette “opération pure” qui ne peut jamais être mal faite. La déduction, c’est le troisième précepte de la méthode de Descartes (voir l’article La “Méthode” selon Descartes) :

[...] conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu par degrés jusques à la connaissance des plus composés : et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Descartes, Discours de la méthode.

La déduction est donc la voie royale vers la vérité. L’ordre évoqué par Descartes, qui s’obtient après déduction et qui ne correspond pas un ordre “naturel”, est celui des “longues chaînes de raisons”. Ces chaînes ont une similitude avec le raisonnement déductif du syllogisme : principes ou prémisses premières sous la forme de propositions considérées comme vraies à l’évidence, prémisses des syllogismes allant du plus simple au plus complexe et aboutissant par déduction à une conclusion vraie, mise en forme par la raison. Les “longues chaînes de raison” sont en particulier celles utilisées par les géomètres “pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations”. Le raisonnement mathématique est bien ici cette voie royale vers la vérité.

Et la conclusion de tout ce qui précède n’est pas certes qu’il faut apprendre l’Arithmétique et la Géométrie seules, mais uniquement que, dans la recherche du droit chemin de la vérité, on ne doit s’occuper d’aucun objet sur lequel on ne puisse avoir une certitude aussi grande que celle des démonstrations de l’Arithmétique et de la Géométrie. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, II.

Pour paraphraser le découvreur du Cogito, la démonstration est la chose de la déduction - sans doute - la mieux partagée, Cependant, il ne suffit pas d’avoir la démonstration bonne, mais le principal est de l’appliquer bien, autrement dit avec “méthode”.

Pascal (1632-1662)

Cf. fiche n° 3. Le Coeur et la Raison de Pascal.

Baruch Spinoza (1632-1677)

Vous vous apprêtez à vous lancer dans un des plus grands défis de votre existence : lire un ouvrage culte; l'Éthique de Spinoza. Si vous croyez surfer sur une leçon de vie humaine et accessible, le premier feuilletage a dû vous donner des frissons. Au premier abord, on a du mal a trouver ce qu’il y a d’éthique là-dedans. L’auteur utilise un vocabulaire métaphysique et logique plutôt abscons : substance, attributs, modes, connaissance adéquate, sans parler de “l’effort de persévérer dans son être” ou la “connaissance du troisième genre”. Ensuite, l’exposé est extrêmement aride. Spinoza imite les traités de géométrie classiques, qui commencent par exposer des définitions, des axiomes et des postulats avant de se livrer à de sèches démonstrations. M. Eltchaninoff, L'Éthique sans peine, in Philosophie magazine, Spinoza - Voir le monde autrement.

Le titre complet de l’ouvrage de Spinoza est : L’Éthique démontrée selon la méthode géométrique. Le livre est divisé en cinq parties : Dieu ; nature et origine de l’esprit ; origine et nature des sentiments ; servitude humaine ou force des sentiments ; puissance de l’entendement ou liberté humaine. Chaque partie est structurée selon la méthode de démonstration géométrique : définitions, axiomes, propositions, démonstrations complétées selon les parties par des corollaires, scolies ou appendices. 

La présentation est donc effectivement quelque peu déroutante : ici, pas de longues réflexions, faites comme à voix haute, par le Descartes des Méditations métaphysiques, qui commence par nous exposer comment il en est venu à douter de ses sens, de l’enseignement qu’il a reçu, des préjugés qu’il s’est forgés par l’expérience, pour en arriver après plusieurs paragraphes à la vérité première du Cogito, “Je suis, j’existe”. Même la démonstration de l’existence de Dieu par Descartes, connue sous l’appellation de “preuve ontologique” (voir cette expression dans le Carnet de Vocabulaire), fait l’objet de plusieurs phrases qui s’enchaînent, exprimant en synthèse ce syllogisme : Dieu est un être souverainement parfait qui possède tous les attributs, l’existence est un attribut, donc Dieu existe. Spinoza quant à lui pose d’abord la définition de Dieu :

Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. Spinoza, Éthique, I, définition VI.

La définition n’a pas à être discutée, c’est le fondement de la suite de la démonstration. Après avoir posé plusieurs autres définitions, axiomes et propositions préalables, Spinoza arrive à cette proposition  :

Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement. Ibid., proposition XI.

La proposition de l’existence nécessaire de Dieu est suivie de trois démonstrations différentes : essence et existence ; cause de l’existence ; puissance de pouvoir exister. Cette dernière démonstration est complétée par une scolie, c’est-à-dire une remarque complémentaire, qui porte sur sur la démonstration de l’existence a posteriori et a priori. Il ne s’agit pas ici d’analyser le fond de la démonstration de Spinoza, mais de mettre en lumière la forme particulièrement structurée de son ouvrage. Les conclusions de Spinoza s’éloignent souvent de celles de Descartes, comme par exemple pour le corps et l’âme. Descartes est dualiste (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire), et il considère que l’âme et le corps sont deux substances différentes, même si leur union est très étroite. Spinoza est moniste et voit l’âme et le corps unis dans une seule et même substance. Malgré ces différences, Spinoza applique avec le plus grand soin la démarche cartésienne qui recommande, “dans la recherche du droit chemin de la vérité”, de s’inspirer de la Géométrie. La démonstration spinoziste est des plus pures, c’est peut-être là son moindre défaut, et surtout c’est ce qui semble constituer au premier abord un bien difficile obstacle à surmonter. Pourtant, le jeu en vaut la chandelle - ou le morceau de cire si l’on est cartésien. 

Emmanuel Kant (1724-1804)

Dans le domaine de la démonstration, Kant applique sa question “Que puis-je savoir ?” à l’un des grands thèmes de la métaphysique : l’existence de Dieu. Dans la métaphysique, c’est la raison spéculative qui est en oeuvre : elle cherche, par l’observation - latin spéculatio, action d’observer, de la même racine que speculum, miroir -, ce qui est inaccessible par l’expérience. Les trois objets de la recherche spéculative sont, selon Kant, la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu (Morfaux). La raison éprouve le “besoin pressant” de supposer qu’il existe quelque chose qui contienne la totalité de ses concepts et de la réalité elle-même existante. Ce quelque chose doit alors exister absolument nécessairement, et doit être infini pour pouvoir ainsi tout contenir. Ce quelque chose est nécessairement la condition de tout, et doit être lui-même inconditionné (il existe sans condition, sinon il serait alors soumis à autre chose, et serait donc contingent et non nécessaire - voir ces notions dans le Carnet de Vocabulaire).

S’il existe quelque chose, de quoi qu’il puisse s’agir, il faut accorder aussi que quelque chose existe nécessairement. Car le contingent n’existe que sous la condition d’autre chose qui constitue sa cause, et à partir de celle-ci le raisonnement continue de s’appliquer avec la même validité jusqu’à une cause qui n’existe plus de façon contingente et qui par conséquent existe sans condition et avec nécessité. Tel est l’argument sur lequel la raison fonde sa progression vers l’être originaire. Kant, Critique de la raison pure, Livre II, chap. III, Troisième section.

L’être originaire, c’est Dieu. Nous retrouvons ici l’argument de Spinoza, où Dieu est cause de tout et surtout cause de lui-même : aucune cause n’est à l’origine de Dieu, sinon lui-même. Dieu est causa sui :

Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit ce dont la nature ne peut être conçue qu’existante. Spinoza, Éthique, I.

Dans une autre partie de l’Éthique, Spinoza précise “Dieu, autrement dit la nature” (Deus sive natura). Notons ici qu’il s’agit de la première définition, qui introduit l’Éthique, et qu’il s’agit donc d’un postulat et non d’un argument, et donc encore moins d’une preuve. Tout comme nous pourrions poser le postulat qu’un triangle est composé de trois angles, sans nécessité de preuve ni de démonstration. Concernant les  preuves de l’existence de Dieu avancées par la raison spéculative, Kant en compte trois possibles (et trois seulement) :

Dans la Critique de la raison pure Kant va procéder à la démonstration de la réfutation de ces preuves. Nous allons ici nous limiter à la réfutation de la preuve ontologique, du fait de sa critique de la position de Descartes sur l’existence de Dieu.

Résumons à nouveau l’argument de la preuve ontologique de l’existence de Dieu selon Descartes. Voici comment il présente l’évidence - autrement dit la preuve, sous une première forme - de l’existence de Dieu, par l’idée qu’il en a.

Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s’il y a quelque chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-même et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu'il y en ait qui existent) ont été créées et produites. Or ces avantages sont si grands et si éminents, que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent il faut nécessairement conclure de tout ce que j’ai dit auparavant, que Dieu existe ; car, encore que l’idée de substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. Descartes, Méditations métaphysiques, III.

Descartes établit une typologie des idées (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire) : les idées innées qui naissent avec nous ; les idées adventices qui nous viennent du dehors ; les idées fictives, que nous imaginons. Selon Descartes, l’idée de Dieu est une idée innée, que Dieu lui-même a mis en nous dès notre naissance. Notons le vocabulaire emprunté au syllogisme : une fois le principe posé de la définition de Dieu (substance infinie, éternelle, etc.), l’impossibilité que l’idée de Dieu tire son origine de nous, êtres finis, la conclusion nécessaire qui en découle est que Dieu existe. L’autre forme de la preuve ontologique de Descartes, utilisée classiquement pour cette notion est le syllogisme suivant : Dieu est un être souverainement parfait ; l’existence est une perfection ; donc Dieu existe. Ce que nous pouvons reformuler ainsi : puisqu’il possède toutes les perfections, Dieu est. Mais c’était compter sans la démonstration de Kant sur l’impossibilité d’une preuve ontologique de l’existence de Dieu.

Être n’est à l’évidence pas un prédicat réel, c’est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept d’une chose. [...] La proposition : Dieu est tout-puissant contient deux concepts qui possèdent leurs objets : Dieu et toute-puissance ; le petit mot : est n’est pas un prédicat de plus, mais c’est seulement ce qui pose le prédicat en relation avec le sujet. Or, si je prends le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats (auxquels appartient aussi la toute-puissance), et que je dis : Dieu est, ou : il est un Dieu, je ne pose pas un nouveau prédicat venant s’ajouter au concept de Dieu, mais seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats, et du même coup, certes, l’objet se rapportant à mon concept. Tous deux ne peuvent qu’avoir exactement le même contenu, et au concept, qui exprime simplement la possibilité, rien de plus, du fait que (à travers l’expression : il est) je pense son objet comme absolument donné, ne peut venir s’ajouter. Et ainsi l’effectivement réel ne contient-il rien de plus que le simplement possible. Cent thalers réels ne contiennent pas le moindre élément de plus cent thalers possibles. Kant, Op. cit., quatrième section.

Les thalers sont les ancêtres allemands des euros. Ainsi, nous pouvons effectivement penser à cent euros, ceux existeront - dans notre pensée - du fait que nous les concevons. malheureusement (ou pas), ces cent euros possibles ne viendront pas changer “l’état de notre fortune”. De la même façon, le fait de penser (ou de concevoir) Dieu fait qu'il “est” possiblement, mais en aucun cas nous ne pouvons prouver l’absolue et nécessaire existence de Dieu en affirmant seulement qu’il existe.

En ce sens, on perdrait toute sa peine et tout son travail en se consacrant à cette preuve ontologique (cartésienne) si célèbre qui entend démontrer par des concepts l’existence d’un être suprême, et nul humain ne saurait davantage devenir plus riche de connaissance à partir de simples Idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, pour améliorer l’état de sa fortune, il voulait ajouter quelques zéros à son relevé de caisse. Kant, Op. cit.

Pour expérimenter la démonstration en pratique de l’impossibilité de la preuve ontologique, il est toujours possible de contacter votre banquier, en l’informant que vous avez eu la pensée claire et distincte de plusieurs centaines d’euros venant s’ajouter à votre compte courant. Il est fort vraisemblable que votre compte ne soit pas alors le seul à pouvoir toujours courir derrière cette pensée.

En bref/L’essentiel

Aristote

Sextus Empiricus et les Sceptiques

Descartes

Spinoza

Kant

Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.

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