Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Nous sommes en 1985 : quinze ans à peine nous séparent du début d’un nouveau millénaire. Pour le moment, je n’ai pas l’impression que l’approche de cette échéance éveille la moindre émotion particulière. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas là pour parler de futurologie, mais de littérature. p. 7.
Je consacrerai la première conférence à l’opposition légèreté-poids, et je défendrai les raisons de la légèreté. [...] [L’heure] est venue pour moi de chercher une définition globale de mon travail ; voici celle que je pourrais proposer : ma façon d’opérer a consisté le plus souvent à soustraire du poids, tantôt aux corps célestes, tantôt aux villes ; surtout, j’ai cherché à ôter du poids à la structure du récit et au langage. p. 11.
Pour couper la tête de Méduse sans se laisser pétrifier, Persée s’appuie sur ce qu’il y a de plus léger, les vents et les nuages ; et il dirige son regard sur ce qui ne peut se révéler à lui-même que dans une vision indirecte, une image capturée par un miroir. J’éprouve d’emblée la tentation de trouver dans ce mythe une allégorie du rapport du poète au monde, une leçon quant à la méthode à suivre en écrivant. [...] La leçon que nous pouvons tirer d’un mythe se trouve dans la littérarité du récit, pas dans ce que nous y ajoutons nous-mêmes du dehors. p. 13.
Le De rerum natura de Lucrèce est la première grande œuvre de poésie où la connaissance du monde devient dissolution de la compacité du monde, perception de ce qui est infiniment menu et léger. [...] La poésie de l’invisible, la poésie des infinies potentialités imprévisibles de même que la poésie du vide naissent d’un poète qui n’a aucun doute quant à la nature physique du monde. p. 19.
La légèreté pour moi s’associe à la précision et à la détermination, non au flou et à l’abandon au hasard. Paul Valéry a dit : “Il faut être léger comme l’oiseau et non comme la plume.” p. 29.
Il est des inventions littéraires qui s’imposent à la mémoire par leur suggestivité verbale plutôt que par les mots. La scène où Don Quichotte transperce de sa lance l’aile d’un moulin à vent et est emporté dans les airs occupe quelques lignes dans le roman de Cervantès ; on peut dire que l’auteur n’y a investi les ressources de son écriture que dans une moindre mesure ; pourtant, cette scène demeure l’un des moments les plus célèbres de la littérature de tous les temps. p. 31-32.
Cyrano célèbre l’unité de toutes les choses, inanimées et animées, la combinatoire de figures élémentaires qui détermine la variété des formes vivantes, et, surtout, il rend le sentiment de la précarité des processus qui les ont créées : il dit, en d’autres termes, combien il s’en est fallu de peu que l’homme ne soit pas l’homme, et la vie la vie, et le monde le monde. p. 36.
La lune, dès qu’elle point dans les vers du poète, a toujours eu le pouvoir de communiquer une sensation de légèreté, de suspension, de silencieux et calme enchantement. p. 41.
Dans le roman réaliste, l’armet de Mambrin devient un plat à barbe, mais il ne perd ni son importance ni sa signification ; de même que sont d’une importance extrême tous les objets que Robinson Crusoé sauve du naufrage et ceux qu’il fabrique de ses mains. On peut dire que dès qu’un objet apparaît dans un récit, il se charge d’une force particulière, devient comme le pôle d’un champ magnétique, le nœud d’un réseau de rapports invisibles. [...] Nous pourrions dire que, dans un récit, un objet est toujours un objet magique. p. 53-54.
De même que dans les poèmes et chansons les rimes scandent le rythme, de même il y a dans les récits en prose des événements qui riment entre eux. p. 56-57.
La nouvelle est un cheval : un moyen de transport, qui a son rythme, trot ou galop, selon le trajet qu’il doit accomplir, mais la vitesse dont il est question est une vitesse mentale. [...] Le cheval comme emblème de la vitesse, y compris mentale, marque toute l’histoire de la littérature, annonçant la problématique propre à notre horizon technologique. p. 62.
“Discourir”, “discours”, pour Galilée cela veut dire raisonnement, et souvent raisonnement déductif. “Discourir, c’est comme courir” : cette affirmation énonce son programme stylistique, où le style est méthode de pensée et goût littéraire : la rapidité, l’agilité du raisonnement, l’économie des arguments, mais aussi la richesse imaginative des exemples sont, pour Galilée, des qualités décisives du bien-penser. p. 67.
La vitesse mentale vaut par elle-même, pour le plaisir qu’elle produit chez quiconque est sensible à ce plaisir, non en raison de l’avantage pratique qu’on peut en tirer. Un raisonnement rapide n’est pas nécessairement meilleur qu’un raisonnement pondéré ; bien au contraire ; mais il communique quelque chose de spécial qui tient précisément à sa vivacité. p. 70.
Dans ma jeunesse, déjà, j’avais choisi pour devise l’ancienne maxime latine Festina lente, hâte-toi lentement. p. 73.
Mercure, aux pieds ailés, léger et aérien, habile et agile et adaptable et désinvolte, tisse les relations des dieux entre eux et des dieux avec les hommes, entre les lois universelles et les cas individuels, entre les forces de la nature et les formes de la culture, entre tous les objets du monde et entre tous les sujets pensants. Quel meilleur protecteur pourrais-je choisir pour la littérature que je me propose ? p. 78-79.
Le travail de l’écrivain doit tenir compte de temps différents : le temps de Mercure et le temps de Vulcain, un message d’immédiateté obtenu à force d’ajustements patients et méticuleux : une intuition instantanée qui, dès qu’elle est formulée, prend le caractère définitif de ce qui ne pouvait être autrement ; mais aussi le temps qui s’écoule sans autre intention que de laisser les sentiments et les pensées se sédimenter, mûrir, se départir de toute impatience et de toute contingence éphémère. p. 82.
La littérature [...] est la Terre promise où le langage devient ce qu’il devrait être vraiment. p. 86.
Paul Valéry est la personnalité de notre siècle qui a le mieux défini la poésie comme une tension vers l’exactitude. p. 98.
L’œuvre littéraire est l’une de ces portions minimes où l’existant se cristallise en une forme, acquiert un sens, qui n’a rien de fixe, de définitif, n’est pas rigidifié en une immobilité minérale, mais vivant comme un organisme. La poésie est la grande ennemie du hasard, bien qu’elle soit elle aussi fille du hasard et qu’on sache que c'est lui, en dernière instance, qui remportera la partie. “Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.” p. 101-102.
Cristal et flamme, deux formes de beauté parfaite dont le regard ne peut se détacher, deux façons de croître dans le temps, d’exploiter la matière environnante, deux symboles moraux, deux absolus, deux catégories pour classer aussi bien les faits que les idées, les styles que les sentiments. p. 103.
Comme un écolier à qui on aurait donné pour devoir “Décris une girafe” ou “Décris le ciel étoilé”, je me suis appliqué à remplir un cahier de ces exercices et j’en ai fait la matière d’un livre. Il s’appelle Palomar [...] : c’est une espèce de journal portant sur des problèmes minimaux de connaissance, des façons d’établir des relations avec le monde, des gratifications et frustrations dans l’usage du silence et de la parole. p. 108-109.
La parole relie la trace visible à la chose invisible, à la chose absente, à la chose désirée ou redoutée, comme un fragile pont de fortune jeté sur le vide. p. 111.
Il est un vers de Dante, dans le Purgatoire (XVII, 25), qui dit : “Puis il plut au-dedans de la haute imagination”. Ma conférence de ce soir partira de cette constatation : l’imagination est un lieu dans lequel il pleut. p. 119.
C’est l’écriture qui guidera le récit dans la direction où l’expression verbale coule avec le plus de bonheur, et l’image visuelle n’a plus qu’à lui emboîter le pas. p. 130.
[Il] est une autre définition dans laquelle je me reconnais pleinement, c’est celle qui fait de l’imagination un répertoire du potentiel, de l’hypothétique, de ce qui n’est pas, n’a pas été et ne sera peut-être jamais, mais qui aurait pu être. p. 132.
Disons que je suis le fils d’une époque intermédiaire, où les illustrations colorées qui accompagnaient l’enfance, dans les livres, dans la presse enfantine et sur les jouets, avaient une grande importance. p. 134-135.
[La] lecture des images sans paroles a sans aucun doute été pour moi une école de fabulation, de stylisation, de composition de l’image. p. 136.
La littérature ne vit que si elle se fixe des objectifs démesurés, y compris au-delà de toute possibilité de réalisation. Ce n’est qu’à la condition que les poètes et les écrivains se proposent des entreprises que personne d’autre n’ose imaginer que la littérature continuera d'avoir une fonction. p. 161.
[Qui] sommes-nous, qui est chacun de nous, sinon une combinatoire d’expériences, d’informations, de lectures, d’imaginations ? Toute vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d’objets, un nuancier de styles, où tout peut sans cesse être rebattu et réarrangé de toutes les façons possibles. p. 175.
Qu’est-ce que le “sens de la vie” ? C’est quelque chose que nous ne pouvons saisir que dans les vies des autres, qui, parce qu’elles font l’objet d’une narration, se présentent à nous comme accomplies, scellées par la mort. Si le conte populaire parle de la vie et nourrit notre désir de vie, c’est justement parce que cette vie contient implicitement la présence de la mort, autrement dit a pour toile de fond l’éternité. p. 190.
Un épilogue qui défait l’illusion réaliste du récit en rappelant que l’univers auquel il appartient est celui de l’écriture, que la substance de ses péripéties consiste en mots tracés consiste en mots tracés sur du papier, c’est celui de Don Quijote, où Cervantès cède la parole à son alter ego Cid Hamet Ben Engeli qui s’adresse à sa plume [...]. Ensuite, c’est la plume elle-même qui parle.p. 197.
Et si l’univers ne peut pas être contenu dans une histoire, comment peut-on détacher de cette histoire impossible des histoires qui aient un sens accompli ? p. 202.
CALVINO I., Leçons américaines, Paris, Folio Gallimard, 2017.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, novembre 2024.
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