Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Ces Notes pour une méthode ne sont pas des annotations, mais des notes au sens musical du mot, ce qui impose, plus qu’il ne la justifie, la discontinuité. [...] Le rythme est conceptuel, il est donné [...]. Il n’y a ni surprise, ni l’ombre d’une révélation. C’est seulement dans la mélodie qu’il peut y avoir révélation ; la mélodie est créatrice, imprévisible. p. 14.
Si la philosophie existe comme chose propre à l’homme, elle doit pouvoir franchir des distances historiques, voyager à travers l’histoire ; et encore au-dessus de celle-ci, dans une sorte de supra-temporalité sans laquelle, d’ailleurs, l’être humain ne serait pas un, ni en lui-même - en chacun de ceux qui sont eux-mêmes -, ni dans l’unité de l’espèce. p. 18.
Une Méthode est un chemin fait pour être parcouru maintes et maintes fois, un chemin qui s’offre de manière stable, accessible, qui n’offre à son tour ni préparation ni guide : lieu d’arrivée plus que de départ, et par suite lieu de convivance. [...] Un commencement qui est en même temps une fin, un pur présent, bien que ce qu’il propose et exige soit un temps à parcourir, un temps successif. p. 23.
En pareil cas, tout a été “Méthode” - tout l’acte de philosopher - pour atteindre à cet accomplissement où la vie s'identifie sans passion à la pensée, de manière cristalline. Mais l’homme, le sujet, lui, reste ici ; en cet endroit, sans qu’il lui soit possible d’habiter comme sa propre maison, comme un lieu que l’on ne saurait perdre, ces pures sphères de la pensée, et sans pouvoir renoncer à leur présence. p. 27.
Parménide est le premier à déclarer que la pensée constitue en principe la philosophie : la méthode. Mais on n’a pas cru que son Poème fût un lieu privilégié pour discerner la méthode. [...] À proprement parler, il n’y a pas de chemin, ce chemin-méthode qui s’établit non comme un moyen mais comme la pensée elle-même, puisqu’il exige de la pensée qu’elle soit sûre. p. 33.
C’est celui qu’il vaut mieux nommer allée, sentier, sente, traverse ou piste ; le chemin reçu par l’homme et simplement élargi lorsqu’il se peut, aplani à force d’être parcouru. [...] Et cet autre qui se hisse ou qui descend, qui se glisse là où il ne semble y avoir aucun passage, celui qui dépasse “l’aporie”. Celui de la secrète sagesse des bêtes [...]. p. 36.
Celui qui s'aventure sans guide sur un de ces chemins reçus en demeure prisonnier, absorbé par lui sans retour possible. “J'ai posé le pied dans cette partie de la vie au-delà de laquelle on ne peut aller avec l’idée de revenir”, déclare Dante - “Vita Nova” -, qui pourtant avait déjà un guide. p. 37.
Le chemin caché, celui de la sagesse secrète, le troisième chemin, ne s’ouvre pas en l’absence d’un guide, et on n’y pénètre pas sans que le cœur se soit ému et que l’esprit lui obéisse. C’est seulement lorsque le cœur a défailli et, prêt à sombrer, s’élève, qu’il fait suivre à l’esprit ses secrètes raisons. p. 39.
L’espérance n’est pensable que dans la condition de l’homme historique que nous sommes, depuis que nous savons. Car elle est le vide actif d’un être insuffisant pour lui-même, d’un être qui n’est pas encore. Un être qui n’est pas lui-même, qui n’a pas une unité pleine, entière et accomplie, et qui à certaines étapes n’en a même pas un aperçu. p. 44.
L’horizon se constitue en un “au-delà” du premier obstacle à franchir. On pourrait l’appeler l’obstacle initial, car il inaugure un mode de vie différent qui se répétera dans chaque vie individuelle. Alors, de l’horizon que l’on ne fait encore qu’entrevoir, naît le chemin. p. 46.
Se concevoir soi-même dans le seul acte de philosopher, et plus encore au sein même de la philosophie, nous apparaît comme une espèce étrange, peut-être unique, de parthénogenèse. p. 52.
Dire le mot sujet, c’est énoncer une sorte d’esclavage, un concept. Il n’est donné à aucun être, fût-il humain, de sentir qu’il est un sujet. Cela, c’est déjà de la philosophie. p. 59.
L’être n’est pas une question, il est une réponse. Et ce qui palpite, tant soit peu caché, dans cette nécessité d’aller qu’éprouve l’homme, c’est sa transcendance. p. 60.
Ce lieu naturel de l’homme, que le sujet recherche, qu’il a perdu, c’était sa relation, non à la totalité, mais à l'universalité qui embrasse tout. [...] Tout ce qui est ou prétend être d’une certaine manière doit avoir son lieu dans notre univers. p. 61.
S’il n’était pas aimanté par un centre qui attire la psyché, avide et sans soutien, vers le sentiment originel prisonnier de sa propre circonstance, s’il n’y avait pas un centre qui dépasse les circonstances mêmes, pour tant qu’elles influent sur la vie du sujet, et l’histoire et ses maléfices, l’homme ne serait pas un être transcendant. p. 65.
Ce centre qui dirige, si souvent sans qu’on le remarque, pourrait s’appeler amour ; “l’amor qui move il sole et le altre stelle” sur lequel s’achève la Divine Comédie. Il n’y a plus de Comédie, car, mû par lui, temps et éternité ne font qu’un. La psyché se noie, peu importe désormais la crainte d’être mû et de ne pas être moteur. La terreur que peut imposer le “Moteur immobile” d’Aristote a été transcendée. p. 65.
Quand le sujet s’absorbe dans ce Moi, quand il se laisse absorber par lui, il devient personnage, il cesse d’être une personne et se met à représenter tout ce que son Moi lui impose. Le sujet s’invente lui-même, invente un masque, un type, un personnage. p. 69.
L’amour est désir de l’autre, et peut être dévorateur. Mais quand il se fait chemin, méthode, on peut voir paraître la voie unitive, le pouvoir, l’attraction de l’unité du centre, partagée, unificatrice, unifiante. p. 72.
Ne pas pouvoir oublier, ne pas pouvoir se souvenir, sont choses équivalentes ; elles ne dépendent que de leur naissance et de ce qui fut un jour leur vocation. p. 77.
Le passé comme tel est objet, matière à réflexion pour l’esprit. Et dès lors qu’il passe il n’est déjà plus passé, mais preuve de résurrection ou de simple et immédiate reviviscence. p. 78.
Ce qui caractérise le présent, ce n’est pas le feu mais la lumière ; le jour se fait dans les instants où elle paraît. Paradoxalement, les instants de cette dimension du présent où nous croyons être en train de vivre sont peu nombreux et parfois diffus, presque insaisissables. p. 80.
Et non seulement le futur compte, mais il chante. Le chant du futur séduit aujourd’hui autant qu’il séduisit un certain jour qui fut pour Adam le premier vécu hors du paradis. “Vous serez…” siffla, nous dit-on, le serpent. Et il n’eût pas été besoin d’en dire plus ; “Vous serez” eût suffi, comme nous le voyons aujourd’hui de nos propres yeux. p. 81.
[L’avenir] immédiat - cette procession des heures qui se présentent comme certaines [...]. p. 82.
Transcendance, c’est transparence, c’est-à-dire une clarté naissante, une chose qui se conçoit dans l’homme, qui se livre à la fois sans condition et sans voile. p. 85.
C’est la fonction de la pensée que de pouvoir être douleur : transformer la plainte en douleur, sans en sortir aussitôt. p. 87.
La pénombre est chose musicale. Il faudrait fermer les yeux, comme font les aveugles ou ceux qui n’y voient qu’à demi, pour écouter cette musique : la musique de la pensée. p. 88.
[Se] souvenir revient toujours pour le sujet à dé-naître pour aller recueillir ce qui est né en lui et autour de lui, et l'ayant vu, le renvoyer si possible au néant, ou bien pour le soustraire à son obscurité initiale et lui offrir l’occasion de renaître, de naître autrement, désormais dans le champ de la vision. p. 89.
[S’il] ne peut renaître, rien n’est tout à fait vivant. p. 91.
L’appétence spécifique du désir de voir dans le passé - que ce soit dans celui du sujet même ou dans le passé historique - est celle de la diaphanité. p. 94.
La mémoire se pose ainsi a priori comme art et sagesse du temps ; la mémoire qui dans sa servitude garde, tel un coffre ancien et mystérieux, la liberté, arcane proposé à l’homme. p. 102.
Dans l’étonnement, il n’est pas de mot, il n’y a que le silence, et, au plus, une exclamation. L’étonnement est surprise, celle qui se produit lorsque l’on entrevoit quelque chose d’insolite, mais qui est encore plus pure et plus féconde lorsqu’elle a lieu devant une chose que l’on connaît par cœur, et qui revêt soudain l’aspect du jamais vu. p. 109.
La différence la plus profonde entre le savoir et la connaissance, c’est la méthode, l’existence même de la méthode. Or qui dit méthode dit voie d’accès et de transmission. p. 118.
Dans l’intervalle entre la question et la réponse, il doit y avoir un vide, une immobilisation de l’esprit, une certaine suspension du temps. [...] Car répondre, c’est répondre face à quelque chose, se présenter devant quelque chose. Or, sans l’assistance du cœur, la personne n’est jamais tout à fait présente. p. 121-122.
Dans l’échelle des songes, le réveil se produit quand le sujet est sous l’emprise d’une image, lorsqu’il s’éveille en soupirant ou sur le bord des larmes. p. 127.
La grandeur d’une culture transparaît peut-être dans les métaphores qu’elle a inventées, s’il est vrai que les métaphores s’inventent. Tout ce que fait l’homme a en effet, outre son sens primaire, un autre sens au moins, plus caché et secret, qui jaillit et se manifeste par la suite. [...] Rien n’est uniquement ce qu’il est. p. 131.
Connaître revient en effet à nous éloigner de ce que nous cherchons, dès lors que nous le comprenons ; et par suite, si l’on affirme que plus on sait, plus on ignore, ce n’est ni un paradoxe, ni la déclaration de modestie d’un savant, et le célèbre “je sais seulement que je ne sais rien” n’est pas non plus orgueil, car celui qui l’a dit, ce faisant, se libérait du savoir. p. 139.
Il faut parfois laisser, à ce qui naît, un vide. p. 141.
De la raison poétique, il est très difficile, presque impossible de parler. C'est comme si elle faisait mourir et naître en même temps ; être et ne pas être, silence et parole, sans en arriver au martyre ou au délire qui s’empare de l’insomniaque, lequel ne peut s’endormir, simplement parce qu’il est seul. p. 145.
ZAMBRANO M., Notes pour une méthode, Paris, Éditions Des femmes - Antoinette Fouque, 2005.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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