Dans ce troisième et dernier volet consacré au doctrines philosophiques liées à la religion, nous allons rendre visite aux philosophes du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud. Nous pénétrerons dans la fumerie d’opium de Marx, où la “divine drogue” se confondra dans les volutes des vapeurs opiacées avec les croyances religieuses. Nous y retrouverons Galilée et son Soleil. Nietzsche, le renverseur des idoles, nous enverra le faire-part de décès de Dieu, mais cette mort annoncée cachera sans doute autre chose. Nous terminerons notre parcours religieux en nous allongeant sur le diva du père de la psychanalyse, qui nous parlera d’un autre père, qui dérivera d’un certain Oedipe vers une névrose obsessionnelle universelle. Bref, “Just an illusion !”
La formule de Marx est des plus célèbres : la religion est “l’opium du peuple”. Avant d’aborder cette formule dans son sens marxiste, examinons en quoi l’opium a pu être la religion, sinon d’un peuple, du moins de quelques occidentaux qui se sont adonnés à la consommation d’opium. Les éléments qui suivent se fondent sur l’article de A.-J. Rapin, La « divine drogue » : l'art de fumer l'opium et son impact en Occident au tournant des XIXe et XXe siècles (voir bibliographie). Cet article comprend des extraits d’ouvrages pour la plupart postérieurs à Marx, mais qui peuvent éclairer sa métaphore sur la religion. Voici en quels termes Jules Boissière, écrivain et fonctionnaire colonial en Indochine, décrit ses sensations de fumeur d’opium dans Propos d’un intoxiqué.
L’administrateur colonial y développe tout le registre des références au religieux. Le chandoo [l’opium à fumer] est présenté comme une «sainte drogue» ou encore le «Dieu Opium» qui prouve au fumeur son «surnaturel pouvoir». Les instruments de la fumerie sont des «objets sacrés indispensables à l’accomplissement du Rite». Quant à la lampe, «elle brûle comme sur l’autel d’une chapelle provinciale en l’honneur de Sa Divinité l’Opium». Cette singulière dévotion repose sur la capacité de la drogue à supprimer les douleurs de l’âme et de la chair, à placer le fumeur dans une «ataraxie», autrement dit un état qui relève d’un idéal de sagesse caractérisé par la sérénité absolue de l’esprit. L’analogie religieuse est évidemment facilitée par les contraintes techniques de la méthode thébaïque extrême-orientale qui confèrent une dimension cérémonielle aux gestes préparatoires de la fumerie. Elle s’explique également par la nécessaire initiation du novice, tout comme par la répétition quotidienne et prolongée des opérations propres à une pratique désormais assimilée à un rite. A.-J. Rapin, La « divine drogue » : l'art de fumer l'opium et son impact en Occident au tournant des XIXe et XXe siècles.
Les caractères religieux de la “divine drogue” sont nombreux : le “Dieu Opium”, les objets de rite et leur similitude avec ceux de la religion “classique”, la “dimension cérémonielle” de la pratique du fumeur et sa “répétition quotidienne”, comme le pain “de ce jour” accordé dans la prière catholique du Notre Père. Notons aussi cette caractéristique qui s’apparente plus à la philosophie qu’à la religion : l’opium place le fumeur dans une “ataraxie”. Le terme signifiant “tranquillité de l’âme” est habituellement attribué aux épicuriens dans la satisfaction des seuls désirs naturels, et aux stoïciens dans la maîtrise des passions. L’opium est donc bien la religion de certains. Si l’on ne peut parler de la “religion” d’un peuple au sens d’une pratique rituelle que dans la culture orientale ancienne, l’opium au tournant des XIXe et XXe siècles est la religion d’une certaine élite intellectuelle. Edgar Poe, Charles Baudelaire, Jean Cocteau font partie des plus célèbres consommateurs d’opium. Ce n’était donc pas la “religion” de n’importe qui. Marx y aurait sans doute vu une certaine bourgeoisie de l’époque.
Examinons justement à présent ce que l’auteur du Capital a pu vouloir signifier par sa formule. Pour lui comme pour Feuerbach, c’est l’homme qui est à l’origine de la création, et non un être suprême qui aurait créé l’homme et la religion qui “va avec”. Ludwig Feuerbach (1804-1872) est un philosophe allemand, disciple de Hegel, qui considère la religion comme une aliénation : l’homme se pense “en la personne d’un Autre” (Foessel). Il différencie la conscience d’objet et la conscience de soi (voir la leçon de philosophie sur La Conscience). L’objet que nous percevons par nos sens est extérieur à notre conscience, “l’objet religieux” est intérieur à notre conscience. La religion est alors considérée comme conscience de soi de l’homme.
La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi de l’homme. A partir de son Dieu tu connais l’homme, et inversement à partir de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un. Feuerbach, L’Essence du christianisme.
Mais, pour bien montrer qu’il s’agit là d’une aliénation de la conscience l’homme, la conscience de soi est ici une conscience de soi indirecte : l’homme croit son Dieu extérieur à lui, alors que c’est l’homme qui en est le créateur. L’homme se voit dans Dieu mais il ne perçoit pas que c’est lui-même qu'il contemple, à travers sa propre création.
Pour écarter ce malentendu, il vaut mieux dire : la religion est la première conscience de soi de l’homme, mais indirecte. Partout, par suite, la religion précède la philosophie, aussi bien dans l’histoire de l’humanité que dans l’histoire de l’individu. L’homme déplace d’abord à l’extérieur de soi sa propre essence avant de la trouver en lui. Ibid.
Nous retrouvons ici la progression hégélienne des moments de la culture : l’art précède la religion qui précède la philosophie, pour atteindre le savoir absolu. La religion permet d’atteindre une première conscience de soi extérieure, aliénée parce que autre, puis la philosophie nous fait accéder à la véritable conscience de soi, directe et nôtre. Marx reprend cette création de la religion par l’homme.
Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme. Plus précisément : la religion est la conscience de soi et de sa valeur de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore conquis lui-même, ou bien s’est déjà perdu à nouveau. Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel.
Par la religion, qu’il a créée lui-même, l’homme accède à une conscience de soi incomplète, indirecte : il “ne s’est pas encore conquis lui-même. Marx va plus loin que Feuerbach : ce n’est pas l’homme seul qui fait la religion, mais l’État, la société, qui produisent cette “conscience du monde à l’envers”. La religion donne à l’homme un résumé du monde, mais il s’agit d’un monde à l’envers et non du monde réel. Elle va apporter à l’homme une consolation à ses souffrances terrestres.
La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature tourmentée, l’âme d’un monde sans coeur, de même qu’elle est l’esprit de situations dépourvues d’esprit. Elle est l’opium du peuple. Ibid.
Nous voici revenu à la “divine drogue”. La religion, par ses rites, ses objets sacrés, sa solennité permet à l’homme à la fois de constater et d’exprimer sa condition misérable, et de protester, c’est-à-dire de manifester son opposition à cette condition et de promettre une vérité meilleure, une “réalisation fantastique de l’être humain” qui le consolera de sa condition humaine misérable dans ce monde. Mais nous avons vu que c’était un “monde à l’envers”, et donc que nous ne sommes pas dans une véritable réalité en pratiquant le rite religieux et son caractère opioïde. Nous n’atteignons pas ici l’ataraxie, la tranquillité de l’âme : ceci n’est qu’une vérité dans un monde à l’envers, dans un au-delà. Le bonheur de la religion n’est qu’un bonheur illusoire par l’aliénation de la conscience de soi, et qui sépare le peuple de son bonheur véritable ici-bas.
C’est donc la tâche de l’histoire d’établir la vérité de l’ici-bas, après qu’a disparu l’au-delà de la vérité. C’est en premier lieu la tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, de démasquer l’aliénation à soi dans ses formes non sacrées, une fois démasquée la forme sacrée de l’aliénation humaine. Ibid.
Car la religion, selon Marx, n’est pas la seule forme d’aliénation humaine. C’est notamment le travail aliéné sur lequel Marx portera un regard acéré (voir la leçon de philosophie sur Le Travail et la Technique). Pour mieux faire comprendre la nécessité de la critique de la religion “opium du peuple”, Marx va présenter une analogie galiléenne. Tout comme Galilée a tenté de montrer aux religieux de son époque que la Terre tournait autour du Soleil, et qu’elle n’était donc pas le centre du monde, l’homme doit quitter l’illusion que la religion est ce qui détient la vérité de la réalité du monde.
La critique de la religion déçoit l’homme, afin qu’il réfléchisse, qu’il agisse, qu’il élabore sa réalité, comme le fait un homme déçu, devenu raisonnable, afin qu’il gravite autour de lui-même et, par là, autour de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire, qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même. Ibid.
La religion n’est pas le centre du monde, elle n’est pas le centre de l’homme. Elle est ce qui aliène sa liberté d’être lui-même. Écoutons Galilée et Marx : pour vivre heureux, vivons raisonnables.
Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
Lorsque Zarathoustra descend la montagne pour aller enseigner aux hommes le “Surhumain”, Il croise un vieil ermite qui vit dans la forêt, parce qu’il n’aime pas l’homme, cette “créature trop imparfaite”. Il aime Dieu, et le loue en chantant, en riant, en pleurant. Pourtant, Zarathoustra l’affirme : “Dieu est mort”. Nietzsche est un renverseur de valeurs et un destructeur d’idoles. Nous pouvons comprendre son affirmation de deux manières : la mort de Dieu en tant qu’état ; la mort de Dieu en tant qu’attribut. L’état signifie que Dieu n’existe plus, il est “décédé”, ce qui peut surprendre de la part d’un être supposé éternel. La mort est une fin, donc l’infini serait fini ? Nous n’étudierons pas ici cette façon d’appréhender l’avis de décès divin dont Nietzsche semble nous faire part. Examinons plutôt la mort comme étant un attribut possible de Dieu, à la “lumière” de la critique kantienne de la preuve ontologique de l’existence de Dieu, défendue par Descartes, et que nous avons étudiée ci-dessus. L’analyse grammaticale de la phrase “Dieu est mort” montre un sujet - Dieu -, une copule - le verbe être -, et un prédicat - l’attribut qu’est la mort. Le prédicat (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire) affirme quelque chose à propos du sujet : la mort est une propriété de Dieu. Écoutons Kant faire la critique du “Dieu est” de Descartes :
Etre n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un concept de quoi que ce soit qui puisse s'ajouter au concept d'une chose. Il est uniquement la position d'une chose ou de certaines déterminations en soi. Dans l'usage logique, il n'est que la copule d'un jugement. La proposition : Dieu est omnipotent contient deux concepts qui ont leurs objets : Dieu est omnipotence ; le petit mot : est n'est pas encore un prédicat de plus, mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet. Or si je prends le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats ensemble (auxquels l'omnipotence appartient également) et que je dise : Dieu est, ou : il est un Dieu, je ne pose aucun prédicat nouveau du concept de Dieu, mais seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats et, il est vrai, l'objet se rapportant à mon concept. Kant, Critique de la raison pure.
Kant montre ici l’insuffisance de l’affirmation cartésienne qui consisterait à prouver l’existence de Dieu en disant “Dieu est, ou : il est un Dieu”. Il manque un véritable attribut après la “copule” qu’est le verbe être. Celui-ci ne fait qu’unir le sujet avec un prédicat qui doit le suivre : “Dieu est omnipotence” ou, avec Nietzsche “Dieu est mort”. Pour mieux distinguer l’état de l’attribut, modifions l’affirmation nietzschéenne : “Dieu est la mort”. Et Dieu est la mort parce qu’il ôte toute valeur à l’existence humaine, en tant qu’elle est finie, qu’elle est source de tous les péchés depuis le péché originel d’Adam. Il n’est de salut que dans la vie éternelle, c’est-à-dire la mort de l’homme en tant qu’être vivant.
De ce point de vue, le christianisme s’identifie à l’idéalisme (il n’est qu’un “platonisme pour le peuple”) dans son projet de nier toute valeur à l’existence mondaine. Certes, le Dieu chrétien est mort, mais il faut comprendre qu’en un sens il a toujours été la mort et que c’est à ce titre qu’il menace de réinvestir toutes nos représentations. Foessel, Op. cit.
L’affirmation de Nietzsche peut donc s’interpréter comme le fait que Dieu représente la mort : il est la négation de toute valeur à notre existence dans ce monde, la “vallée de larmes” qu’est la vie terrestre. Comme l’indique le commentaire de Michaël Foessel, Nietzsche évoque le dieu du christianisme. C’est le Dieu qui, par la notion de faute, de péché, a intériorisé la “mauvaise conscience” chez l’homme, et a ainsi fait naître “le plus grand degré de sentiment de culpabilité sur terre” (voir la fiche de lecture de la Généalogie de la morale).
La notion chrétienne de Dieu - Dieu comme dieu des malades, Dieu comme araignée, Dieu comme esprit - est une des notions de Dieu les plus corrompues qu’on ait atteint sur terre ; elle représente peut-être même, dans l’évolution descendante des types de Dieu, l’extrême étiage. Dieu dégénéré en antithèse de la vie, au lieu d’être sa transfiguration et son oui éternel ! En Dieu l’hostilité déclarée à la vie, à la nature, au vouloir-vivre ! Dieu, formule de toute calomnie de l’“en-deçà”, de tout mensonge de l’“au-delà” ! En Dieu, le néant divinisé, la volonté de néant sanctifié !... Nietzsche, Op. cit.
La notion de Dieu représente bien la négation, “l’antithèse de la vie”, autrement dit Dieu représente la mort. Il “calomnie” la vie terrestre - l’en-deçà - et nous ment sur la vie supposée éternelle dans un au-delà. Dieu représente la mort, et même lui est mort. Nietzsche le renverse, lui assure des funérailles et surtout son anti-éloge funèbre, voire son réquisitoire.
La religion serait la névrose obsessionnelle universelle de l'humanité ; comme celle de l'enfant, elle dérive du complexe d'Oedipe, des rapports de l'enfant au père. Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion.
Le père de la psychanalyse voit l’origine de la religion, ou plus précisément de la croyance, dans notre enfance et dans les relations de l’enfant avec le père. La névrose est la manifestation du pouvoir du psychisme sur le corps, par opposition aux maladies neurologiques, où la cause est une lésion physique touchant le système nerveux (Morfaux). Un exemple célèbre de la névrose est l’hystérie, étudiée par Charcot et par Freud (voir la leçon de philosophie sur L’Inconscient). Jean-Martin Charcot, neurologue, déclenchait chez ses patientes, au moyen de l’hypnose, des grandes crises convulsives, censées montrer l’influence de l’esprit sur le corps, puisque la seule origine de ces crises était la suggestion hypnotique et non un trouble organique. Les névroses sont classées en trois groupes : hystériques, phobiques et obsessionnelles. Freud qualifie la religion de “névrose obsessionnelle”. Voyons la définition de ces termes :
Freud a décrit sous ce nom une classe de névroses dont les symptômes typiques sont la rumination mentale, le doute, les scrupules abusifs, les inhibitions, les rites conjuratoires. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
Examinons ces caractères pour tenter de les comparer à ceux de la religion. La rumination mentale est le “ressassement incoercible d'idées sombres, de prévision pessimiste dans les états dépressifs et les délires de persécution” (cnrtl.fr). Il faut revenir ici au lien oedipien d’où dériverait la religion. L’enfant est dans un état de détresse, un sentiment d’impuissance, lié à la séparation (absence de la mère) et aux situations de déplaisir et de danger ressenti (voir le chapitre L’angoisse chez Freud : définitions et caractéristiques des différents types d’angoisse de la thèse d’Emmanuelle Bonneville - voir aussi la Bibliographie). Cette détresse de l’enfant engendre le besoin d’être protégé, qui va être satisfait par le père. Mais cette détresse infantile va se prolonger tout au long de la vie, et nécessitera donc d’être encore apaisée. C’est là que Freud fait intervenir son analyse de la religion.
L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront. Freud, Op. cit.
La religion est là pour apaiser notre angoisse existentielle (voir la fiche n° 3. Dieu est-il l’anxiolytique originel ?). Elle joue le rôle protecteur que jouait le père dans la situation oedipienne, en apportant des réponses qui diminue l’état de détresse infantile qui perdure à l’âge adulte. Ici, le père est tout puissant - c’est l’un des attributs de Dieu, l’omnipotence -, il vise à faire disparaître les causes de l’angoisse que sont la séparation et la solitude - autre attribut ; Dieu est bon, bienveillant. Les questions sur notre existence ont des réponses divines : la “genèse de l’univers” et l’origine de l’existence de l’homme, le “rapport entre le corporel et le spirituel”. La religion répond à la question kantienne “Que puis-je espérer ?” : nos désirs seront exaucés dans une “vie future”, un autre temps, un autre lieu, ce qui aide aussi à combattre l’angoisse de la mort. Freud l’affirme : tout cela est de l’ordre du désir.
Ces idées, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Freud, Op. cit.
La religion est une illusion qui vise à satisfaire nos désirs les plus profonds, les plus archaïques et donc les plus puissants. Le terme illusion recouvre plusieurs significations (Morfaux). Il peut s’agir d’une illusion de la perception : c’est l’exemple de la Lune qui paraît “plus grande à l’horizon qu’au zénith”, ou plus récemment sur les réseaux sociaux l’énigme d’objet dont on a du mal à percevoir la couleur : la robe qui est bleue ou blanc et or, etc. La particularité, comme le précise également Freud, est que l’illusion est distincte de l’erreur : une illusion d’optique, même expliquée persiste alors qu’une erreur disparaît après avoir été vérifiée. L’illusion peut être aussi une “fausse croyance spontanée concernant certains phénomènes” : Spinoza décrit notre croyance de la proximité du soleil par la seule imagination (Éthique, scolie de la proposition XXV). Enfin, l’illusion selon Kant “nous conduit à faire des principes subjectifs de la connaissance des phénomènes les principes objectifs des choses en soi”. Cette sorte d’illusion nous permet malgré tout d’utiliser notre raison spéculative et d’être un moteur pour la science (ce que nous percevons subjectivement peut devenir par l’usage de la raison une loi objective scientifique)n mais aussi pour la “foi rationnelle”. Revenons sur la distinction freudienne entre illusion et erreur. L’erreur est liée à l’ignorance, mais l’illusion se fonde sur le désir. Freud donne l’exemple de Christophe Colomb, qui avait l’illusion d’avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes, et a découvert l’Amérique, donnant au passage le nom d’indiens au peuple autochtone.
Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée des désirs humains; elle se rapproche par là de l'idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l'on ne tient pas compte de la structure compliquée de l'idée délirante. L'idée délirante est essentiellement - nous soulignons ce caractère - en contradiction avec la réalité ; l'illusion n'est pas nécessairement fausse, c'est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. Une jeune fille de condition modeste peut par exemple se créer l'illusion qu'un prince va venir la chercher pour l'épouser. Or ceci est possible ; quelques cas de ce genre se sont réellement présentés. Freud, Op. cit.
Un jour, mon prince viendra, c’est possible ; un jour, le Messie viendra, c’est “beaucoup moins vraisemblable”. La religion serait donc plus proche du délire que la croyance en un prince charmant. Retenons surtout que les deux croyances se fondent sur la motivation dominante à satisfaire un désir profond, sans volonté de confirmer ou d’infirmer ces croyances par la réalité. Cette confrontation à la réalité est l’objet de la science, qui cherchera des preuves au-delà d’un désir, fût-il profond.
De la valeur réelle de la plupart d'entre elles [les doctrines religieuses] il est impossible de juger. On ne peut pas plus les réfuter que les prouver. Nous savons encore trop peu de chose pour pouvoir les aborder de plus près, du point de vue critique. L'énigme de l'univers ne se dévoile que lentement à notre investigation, il est beaucoup de questions auxquelles la science ne peut pas encore aujourd'hui répondre. Cependant le travail scientifique est le seul chemin qui puisse nous mener à la connaissance de la réalité extérieure. Freud, Op. cit.
Même si la science n’a pas une réponse rationnelle à toutes les questions, là où la religion semble avoir toutes les réponses, seul une approche scientifique, par la raison et non par la croyance, peut nous mener vers la vérité, vers la réalité. Il ne s’agit pourtant pas pour Freud de se prononcer pour ou contre la religion. L’important est pour lui que nous les ayons reconnues comme étant des illusions. Personne ne peut être contraint - en théorie - à croire ou à ne pas croire, même si la colonisation a sans doute donné aux religieux missionnaires l’illusion qu’ils pouvaient convertir tous les indigènes à leur croyances. Il faut surtout savoir garder un sens critique, une approche rationnelle devant le phénomène qu’est la religion.
Nous nous dirons : il serait certes très beau qu'il y eût un Dieu créateur du monde et une Providence pleine de bonté, un ordre moral de l'univers et une vie future, mais il est cependant très curieux que tout cela soit exactement ce que nous pourrions nous souhaiter à nous-mêmes. Freud, Op. cit.
Aussi saintes ou sacrées que soient les questions religieuses, nous devons garder cet étonnement socratique, qui est celui de la science, mais d’abord et avant tout de la philosophie. C’est Platon lui-même qui, bien avant Freud, nous recommande la posture de son maître :
Car cet état, qui consiste à s’émerveiller, est tout à fait d’un philosophe ; la philosophie en effet ne débute pas autrement. Platon, Théétète, 155 d.
La philosophie au pays des merveilles, étonnant, non ?
Marx
La religion est “l’opium du peuple”, elle présente des caractères communs avec la drogue qu’est l’opium : rites quotidiens, tranquillité de l’âme, etc. ;
C’est l’homme qui crée la religion à son image, elle fait accéder à une conscience de soi partielle, qui promet un bonheur illusoire dans un au-delà ;
La religion est une aliénation, comme le travail peut l’être également.
Nietzsche
“Dieu est mort !”, mais est-ce Dieu qui est mort, ou Dieu qui représente la mort ?
La notion de Dieu est une négation de la vie terrestre au profit d’une vie éternelle supposée.
Freud
La religion serait la “névrose obsessionnelle universelle de l’humanité”, la force que l’esprit a sur le corps pour échapper à l’angoisse de la condition humaine mortelle ;
La religion est une illusion, mais elle n’est pas, comme l’erreur, nécessairement fausse ;
Il faut s’étonner, en bon philosophe tel Socrate, que les idées d’un Dieu créateur, plein de bonté, d’un ordre moral de l’Univers et d’une vie future, correspondent exactement à nos souhaits.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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