Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Dans ce livre, ou ce qu’on nomme tel, nous ne voyons place pour aucun de ces cadres de pensée dont la raison dispose si facilement depuis des siècles [...]. p. 19.
Elle, l’Aurore, parfois timidement, si souvent indécise, comme absente, visible, fugitive, sans être. Elle seule, sans être et sans raison, la seule Aurore, serait la plus sûre garantie de l’être, de la vie et de la raison. p. 20.
[La] parole de feu, celle qui brûle et embrase bien qu’elle ne laisse que cendre. p. 24.
[L’Aurore] jamais tout à fait visible en un lieu quel qu’il soit de l’univers, toujours présente dans la plus aveugle obscurité. De même la rumeur, et ces faibles sons qu’émettent certains astres, infiniment lointains, si pareils à l’éclosion d’une fleur de cactus qui ne s’ouvre qu’une fois l’an, par une nuit signalée. La rumeur est déjà un son, celui de l’éclosion de la fleur de cactus, celui de l’astre qui pénètre dans la pièce en s’y glissant mais aussi en appelant, en émettant un certain son : fragments de quelque chose qui émane à la fois de la lumière primitive et du son primordial, parole qui fut, nous dit-on, Aum et Fiat. p. 28.
L’Aurore unifie les sens pour en faire le sens, elle apporte le sens. p. 32.
Se connaître, c’est se transcender. S’écouler à l’intérieur de l’être. Quelle solitude immense, celle de l’homme qui n’a pas contemplé, ne fût-ce qu'une seule fois, l’Aurore [...]. L’aurore est donc guide, aussi parce qu’elle est racine, fleur, arbre, âme du “sentir” originel. [...] Or l’attention, même toute seule, est source de connaissance, bien que l’on considère une telle connaissance comme incomplète et surtout sans fondement possible et comme n’étant pas à la hauteur de la raison ; ce pourquoi l’auteur de ces brèves confessions imagine aussi qu’un nouveau mode de raison - par exemple, la raison poétique - est nécessaire. p. 37.
[La] raison, en se désintéressant des sens, renonce par là même à la plénitude de son exercice et nous enferme, au contraire, dans la limite la plus étroite, si bien qu’elle ne peut même pas être le signe de leur naissance. La vie des sens a diminué au fur et à mesure que la raison occidentale se dressait. p. 39.
[La] convergence du nombre et de la parole a été nommée poésie, forme première de la langue sacrée, cette langue qui vit cachée mais ne laisse pas de vivre pour tant qu’on la cache. Comme une Aurore perpétuelle, anneau des noces entre le cosmos et l’univers. p. 43.
L’Aurore, ainsi, nous apparaît comme la physis même de la raison poétique. p. 44.
Le soleil disparu, le couchant, encore illuminé d’une clarté qui parle de départ plutôt que d’extinction, renvoie à l’aurore, si du moins il n’est pas l’endroit où le soleil fait ses adieux, comme pour toujours. p. 51.
On oublie avant tout que l’homme tout court est contemplatif, ne serait-ce que dans la modeste mesure où il regarde et reçoit quelque chose de la vision incomplète mais certaine que son bref regard lui procure. Seul est contemplatif au sens précis du mot celui qui est porté à le prolonger, épris de ce regard qui fournit à la fois vision et nourriture ; celui qui fait confiance à l’aliment que son regard premier, initial et déjà, de ce fait, initiateur, lui apporte. L’autre, le besogneux [...] ne se fie qu’à l’action, [...] et livre à cette action spectrale la flamme du jour et sa beauté. Et ainsi devient spectre. p. 55.
Ainsi naît, pourrait naître, est née maintes fois de ce regard de la lumière une pensée sans mémoire. Une pensée libérée de l’effort inhérent à la passion d’avoir à engendrer de la mémoire et, par sa vertu propre, libérée aussi de toute représentation et de tout représenter. Cette pensée privilégiée n’aurait donc pas à détruire la mémoire, ni quoi que ce soit, comme doit le faire la philosophie s’il est vrai qu’elle doit nous délivrer de l’histoire (y compris la sienne), et même d’un aspect de la Philosophie - le plus dangereux car c’est celui qui institue le plus nettement un “-isme” -, de la Psychologie. p. 59.
Il y a le confin qui n’est pas limite, mais, précisément, “Porte”. p. 63.
Le temps qui apparaît avec la lumière au moment où on la voit avenir sort des ténèbres sans les abolir tout à fait. p. 64.
Quand toute parole se fait silence, quand tout sentir est oublié, à cet instant de la lumière naissante, alors seulement, s’il se peut, l’impénétrabilité de l’être cesse face à la lumière, un seul instant, et d’habitude, par malheur, sans qu’on le remarque. p. 71.
L’aube vient la première, à peine clarté qui efface les ténèbres plus qu’elle ne les défait, encore silencieuse : l’heure de la liberté, l’interrègne où tout est possible, où tout est amour qui obéit sans s’en apercevoir ; le royaume situé entre les deux royaumes de la lumière et de l’obscurité. [...] Le jour se lève. p. 77.
Ainsi, lorsque dans le ciel du petit matin aucune trace de feu n’apparaît, on sent que l’ombre vient du feu, a pour cause le feu, non la lumière. p. 80.
Et la rosée ? et toi, rosée, qui es-tu ou qu’es-tu ? [...] Quoi que tu sois, tu es la menue pluie de l’aurore, et tu apportes quelque chose d’unique qui n’a lieu qu’à un certain moment et en certains lieux, et encore à certaines saisons de l’année. p. 81-82.
On meurt parce qu’on ne peut plus vivre. Et si c’est par épuisement de l’être qui est advenu jusqu’à la limite inviolable, on meurt tout à fait et pour toujours. La limite de l’être est inviolable, tandis que la vie, même si on la voit finir constamment, suggère l’absence de limitation parce qu’étendue et inachevée. p. 87.
Car philosopher, c’était cela : une façon de vivre sur le mode de l’être de l’intelligence ; et donc l’impassibilité, conséquence immédiate nous semble-t-il de l’impavidité que le sage sait conserver - le philosophe est resté quelque peu l’héritier du sage qu’il a aboli. p. 88.
Quand nous pleurons, c’est toujours pour quelque chose qui s’est perdu alors, à l’origine, car si nous perdons tout, c’est pour cette raison : cela vient de ce qu’on a nommé perte de l’innocence, de l’innocence qui était vertu et pouvoir, lequel en s’en allant a laissé l’innocence désemparée. p. 89.
Car dans la nuit du sens germe l’aurore de la parole. Quand donc, les paroles qui ont germé pendant la nuit du sens apparaissent, elles sont elles-mêmes la substantialisation possible, en ce lieu qui est le nôtre, de la parole même, qui n’est pas le langage, bien qu’elle le sous-tende et lui donne vie. La parole, qui donne vie par la lumière. p. 95.
Le dire, l’action de dire comme on peut, sont-ils propres à la vie, à tout être vivant ? Nous entendons par “dire”, dire quelque chose, et à quelqu’un. p. 103.
Les yeux avec lesquels nous regardons ce dont nous ne savons même pas s’il est visible, ceux avec lesquels nous décelons la présence et la figure, les yeux qui regardent ainsi sont l’Aurore de la parole. p. 105.
Avant que chaque Aurore paraisse, brisant cette expectation qui paraît infinie, il s’ouvre en elle, comme franchissant l'infinitude, un certain creux, un vide toujours différent. [...] Cet instant antérieur à l’Aurore ne s'écoule pas, et par la suite, dans l’Aurore elle-même, rien non plus ne s’écoule. p. 121.
Dans la caverne qui nous abrite tous, l’arrivée de la lumière se fait tout à la fois, bien qu’en un seul point ; et quand il s’agit d’une blessure aux yeux, qui sont par eux-mêmes blessure, il arrive quelque chose d’analogue : à travers un seul point on voit toute la lumière ; ou bien on recouvre la vue en voyant l’immensité de la lumière sans horizon, sans refuge. p. 121.
“Je ne parlerai plus comme j’ai parlé. Je n’écrirai plus comme j’ai écrit, de quelque façon que je l’aie fait”, se dit un jour quelqu’un, qui en restera marqué. p. 128.
C’est que l’Aurore a ses nuits, les nuits de l’Aurore, [...] comme ces nuits où la sérénité se fait d’elle-même, où l’insomniaque tourmenté, sans qu’on puisse dire qu’il soit endormi, se trouve en un état correspondant à quelque chose qui n’est ni obscurité, ni ténèbres, ni claire lumière, fît-il clair de lune. p. 154.
À la différence de l’Aurore, quand paraît le soleil, l’astre unique, l’astre plein de pouvoir, puissant et décisif, son royaume paraît avec lui [...]. On dirait que le soleil est sans être né ; et ou bien, l’ayant fait, il est comme tombé afin de mettre en ordre ce monde d’en bas qui n’est pas sien. p. 159.
C’est seulement dans la pénombre, dans les ombres, que niche la libération, pour le soleil même, de ce royaume qui est le sien et l’emprisonne lui-même, à l’aide de son propre pouvoir. p. 162.
[Plutôt] que de penser que l’inspiration est vivante en certains mots, voire dans les langages sacrés tout entiers, il faudrait dire qu’elle vit de façon analogue dans certains chants poétiques et musicaux et notoirement dans les prières qui sont le véhicule invocatoire d’une présence, et même dans certains poèmes qui dépassent le temps dit normal, le temps successif, voire le principe de causalité. p. 164.
Dans la nuit la plus noire et la plus sombre du firmament que nous appelons ciel, sans qu’on sache pourquoi, sa lisse noirceur se change en miroir. [...] Alors il n’est pas de parole ; fût-ce dans le plus profond abîme de la terre, dans le cœur le plus affligé, il y a le miroir de la lumière qui ne cesse pas. Et comme elle n’y demeure pas, mais reviendra, elle est aussi une aurore là-bas, au pôle, au centre de l’obscurité et du mutisme, du silence, de l’oubli, du non-être. p. 169.
Dans l’obscurité sacrée de l’enfance, classée comme folie, où Nietzsche s’enfonça les dernières années, seule la musique pouvait le bercer, et la voix de sa mère lui lisant des textes de Spinoza qui l’apaisaient et le faisaient sourire [...]. Il se rappelait sans doute qu’il avait écrit lui aussi quelques livres de philosophie, et, il faut le noter, ne donna jamais aucun signe de craindre la mort, comme si la mort n’existait pas pour lui, comme s’il était sûr d’une intime et totale transmutation. Avant cette pénultième enfance, il avait écrit que le corps lumineux reste, en son intérieur, obscur. p. 173-174.
Cette obscurité, qui conserve la continuité de la pensée, est donc bien loin d’être complète. Elle fait penser plutôt à une aube qui se cache pour reparaître aussitôt, et qui continuerait à reparaître à travers l’obscurité de tant de vies, si jamais elles avaient été données à cette créature : Nietzsche. p. 175.
L’Aurore s’allume dans les cieux comme si elle était chose de la terre, fleur, peut-être, qui par sa pureté et son ardeur est arrivée aux confins où le ciel et la terre s’entrouvrent et s’embrassent. [...] Un être qui vit dans un acte et tout à la fois (dans le même instant) sa naissance et sa transfiguration. p. 176.
ZAMBRANO M. , De l'Aurore, Paris, Éditions de l’Éclat, 2015.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, décembre 2024.
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