Bac Philo - IV.2. La Justice et le Droit - Fiche n° 2. De la Justice, du Droit et des hommes 

Gollum - Le Seigneur des anneaux

Introduction

Si, selon certains philosophes, l’homme naît bon par nature, naît-il également juste par nature ? La justice est-elle une et universelle, et les droits toujours justes ? Avec un mythe qui n’est pas sans rappeler celui du Seigneur des anneaux, Platon nous fera part de l’opinion d’un des disciples de Socrate, Glaucon, pour qui l’homme est naturellement porté vers l’injustice. Nous verrons ensuite  comment Aristote établit une typologie de la justice à différents niveaux. Rousseau dissertera sur la morale de la fable du Loup et l’agneau, où “la raison du plus fort est toujours la meilleure”. Enfin, nous examinerons les notions de “droits-libertés” et de “droits-créances”, en partant de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

De la Justice, du Droit et des hommes

Platon (427-347 av. J.-C.)

Dans le deuxième livre de la République, Glaucon, philosophe, musicien et disciple de Socrate, explique que les hommes sont naturellement portés vers l’injustice, et ne respectent la justice que par crainte des autres. Il va illustrer ses propos avec le mythe de Gygès, qui n'est pas sans rappeler un certain Seigneur des anneaux. 

Les hommes prétendent que, par nature, il est bon de commettre l’injustice et mauvais de la souffrir; mais il y a plus de mal à la souffrir que de bien à la commettre. Aussi, lorsque mutuellement ils la commettent et la subissent, et qu’ils goûtent des deux états, ceux qui ne peuvent point éviter l’un ni choisir l’autre estiment utile de s'entendre pour ne plus commettre ni subir l'injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions, et l’on appela ce que que prescrivait la loi légitime et juste. Platon, République, II, 358 e - 359 a.

Les hommes naissent tous égaux en injustice : Glaucon affirme que “l’existence de l’injuste est meilleure, de beaucoup, que celle du juste !” (358 c). Nous préférons l’injustice, mais nous sommes forcés par la raison de choisir la justice. Toutefois, il ne s’agit pas de n’importe quelle injustice : nous préférons commettre une injustice plutôt que de la subir. Notons aussi que Glaucon considère ici deux états différents de l’homme, liés aux états d'injustice et de justice : celui de nature, où il est injuste ; celui en société, où il s’accorde avec les autres hommes pour être juste, en établissant des lois. La loi, autrement dit le Droit, détermine donc “légalement” ce qui est juste, et est reconnue comme “légitime” par ceux qui passent convention. Glaucon va poser une hypothèse, afin de démontrer cette tendance naturelle de l’homme à préférer l’injustice.

Donnons licence au juste et à l’injuste de faire ce qu’ils veulent ; suivons-les, et regardons où, l'un et l’autre, les mène le désir. Nous prendrons le juste en flagrant délit de poursuivre le même but que l’injuste, poussé par le besoin de l’emporter sur les autres [...]. Ibid., 359 c.

Supposons deux personnes : l’une portée à faire le juste, l’autre à faire l’injuste. Accordons leur la totale liberté d’agir comme bon leur semble. Conformément à sa nature, l’injuste commettra l’injustice. La surprise viendra du juste : il va agir de la même manière que l’injuste. Sa véritable nature va prendre le dessus : la “convoitise du plus” (autre traduction du texte). Et voici l’illustration promise : le mythe de Gygès. Il était une fois un berger, nommé Gygès, qui oeuvrait pour le service du roi de Lydie (située aujourd’hui dans la région turque de l’Anatolie). Un séisme se produisit lors ‘un violent orage, découvrant une tombe où se trouvait le cadavre d’un homme dans un cheval de bronze. Le corps ne portait sur lui qu’un anneau d’or à la main. Gygès s’empara de l’anneau. Se rendant quelques temps plus tard à l’assemblée des bergers du roi, il s’aperçut qu’à chaque fois qu’il faisait tourner la bague sur son doigt, il devenait invisible. Profitant de cette propriété d’invisibilité, il l’utilisa pour se rendre au palais, séduire la reine, comploter avec elle, tuer le roi, et prendre le pouvoir. Que Gygès fut juste ou non au départ, il commit l’injustice, aidé par le pouvoir de l’anneau d’invisibilité. Il avait la licence de faire ce qu’il voulait : il a choisi l'injustice, en convoitant le pouvoir et en le prenant de manière illégitime. Ainsi, l’histoire de Gygès démontre que l’homme laissé libre d’agir à sa guise va naturellement choisir l’injustice.

[...] personne n’est juste volontairement, mais par contrainte, la justice n’étant pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l’injustice la commet. Tout homme, en effet, pense que l’injustice est individuellement plus profitable que la justice [...]. Car si quelqu’un recevait cette licence dont j’ai parlé, et ne consentait jamais à commettre l’injustice, ni à toucher au bien d’autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus insensé, à ceux qui auraient connaissance de sa conduite ; se trouvant mutuellement en présence ils le loueraient, mais pour se tromper les uns les autres, et à cause de leur crainte d’être eux-mêmes victimes de l’injustice. Ibid., 360 c-d.

Nul n’est censé ignorer que la loi le contraint à agir de manière juste. L’individu ne poursuit ni naturellement, ni volontairement la justice : elle ne lui apporte rien personnellement. A l’inverse, être injuste lui apportera de nombreux profits (nous ne pouvons pas dire ici des bienfaits, puisqu’il s’agit de méfaits à l’origine de ces profits). Celui qui, libre d’agir selon sa propre volonté, se limiterait à ne respecter que la justice, rien que la justice et toute la justice, serait “le plus malheureux des hommes”. Ses compères ne tariraient pas de louanges à son égard, lui, le plus juste des hommes. Mais ses compliments ne se fonderaient que sur l’hypocrisie : tous préférant commettre l’injustice et en tirer profit. Mais, comme “il y a plus de mal à [...] souffrir [l’injustice] que de bien à la commettre”, ils choisiraient d’honorer ainsi le juste en le flattant publiquement, par peur d’avoir à subir l’injustice si naturelle au genre humain. Contre la thèse de Glaucon, Platon défendra l’organisation hiérarchisée de la Cité, qui garantit la justice, par une tripartition de gouvernants (les philosophes-rois), de gardiens et de producteurs, organisation similaire à la tripartition de l’âme raisonnable, irascible et désirante (voir la leçon de philosophie sur le Désir).

Aristote (384-322 av. J.-C.)

Dans le domaine de la vertu, Aristote établit plusieurs distinctions. Il y a une justice universelle, qui est équivalente à la vertu : c’est la notion générale de justice, l’essence de ce qui est juste. A côté de cette justice universelle, il existe une justice particulière : celle qui s'applique aux actes des hommes. Il distingue enfin deux types de justices particulières : distributive et corrective.

Principes de base : justice et injustice sont des états qui inclinent à agir d’une certaine façon. [...] Nous pouvons voir dès lors que chez tout le monde, le genre d’état qu’on entend appeler justice est celui qui pousse à exécuter les actes justes, c’est-à-dire qui entraîne à agir justement et à souhaiter tout ce qui est juste. De la même manière d’ailleurs, on dit aussi de l'injustice qu’elle est l’état qui entraîne à être injuste et à souhaiter de qui est injuste. Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, 1129 a.

Deux états contraires nous poussent à agir : la justice et l’injustice. Ces états ne relèvent donc pas d’une volonté pure, puisqu’il correspondent à une force, une inclination. Voici la définition de ce terme :

On appelle inclinations les différents groupes de tendances psychiques entre lesquelles on peut répartir l’activité consciente, en tant qu’elle se dirige spontanément vers des fins. [...] Une inclination diffère d’un instinct en ce que ce dernier consiste dans la suggestion immédiate d’actes ou de sentiments déterminés, même sans conscience de la fin à laquelle ils se rattachent, tandis que l’inclination pose une fin (d’une façon plus ou moins déterminée, plus ou moins consciente), mais sans qu’il y ait nécessairement représentation des moyens à employer pour l’atteindre : le désir de se bien porter n’indique pas à lui seul le régime à suivre. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.

Les états de justice et d’injustice nous poussent spontanément à agir en fonction d’un but, d’une finalité. Nous agissons de manière consciente, et nous souhaitons agir ainsi pour atteindre cette finalité. Il ne s’agit pas d’une pulsion inconsciente qui nous entraînerait vers la satisfaction brute d’un désir. Mais nous ne choisissons pas non plus avec notre unique raison d’accomplir un acte juste ou injuste. Dans L'Éthique, Spinoza résume cette impuissance de la raison en citant Ovide : “je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire” (quatrième partie, proposition XVII, scolie). Ce n’est pas parce que nous avons pour finalité la justice, que nous souhaitons accomplir le juste, que notre raison et notre volonté vont dominer cette inclination à agir : nous ferons le juste ou l’injuste, spontanément, consciemment.

Après avoir défini les états de justice et d’injustice, Aristote précise ce que sont le juste et l’injuste :

[...] ce qui est juste, c’est ce qui est légal et c’est ce qui est équitable, tandis que ce qui est injuste, c’est ce qui est illégal et ce qui est inéquitable. Ibid., 1129 a-b.

Le juste est donc ce qui en adéquation avec la loi, c’est-à-dire ce qui est conforme aux différentes sortes de droits et de lois : 

Le juste est aussi ce qui est équitable, c’est-à-dire de ce qui relève d’un équilibre et non d’une égalité parfaite : une justice équitable ne punira pas de façon parfaitement identique une personne précaire qui a dérobé un paquet de biscuits pour pouvoir manger, et une autre qui aura dévalisé une banque, les deux actes relevant pourtant de la même qualification de vol.

Soulignons également l’utilisation de la condition logique “et” : le juste doit être à la fois légal et équitable. En Afrique du Sud et aux États-Unis, la ségrégation raciale a été légale : les personnes de couleur ne pouvaient pas s'asseoir aux premiers rangs de certains autobus, car ils étaient réservés aux “Blancs”. Aux États-Unis, le 1er décembre 1955, une jeune femme noire, Rosa Parks, a refusé de céder sa place dans un autobus à un homme blanc. Elle a été arrêtée, jugée et inculpée pour violation de la loi. Cet acte illégal a été à l’origine de l’abrogation des lois ségrégationnistes en 1964. Ce qu’a fait Rosa Parks en 1955 était sans doute équitable : de nos jours, nous ne comprendrions pas qu’une place d’autobus soit attribuée en fonction d’une couleur de peau. Ce qu’elle a fait n’était pourtant pas, à l’époque, légal, c’est-à-dire conforme à la loi. Si nous prenons Aristote au pied de la lettre, nous pourrions dire que ce qu’a fait Rosa Parks n’était pas juste, puisque, même si cela pouvait être considéré comme équitable, ce n’était pas légal, et donc les deux conditions aristotéliciennes n’étaient pas réunies pour pouvoir affirmer que cet acte était juste. Il faut alors déplacer le questionnement sur le droit et non sur la justice : cette loi ségrégationniste était-elle juste ?

Examinons maintenant la distinction établie par Aristote en matière de justice particulière. Il la qualifie de “partielle”, par opposition à la justice universelle, l’essence de la justice qui relève de la vertu. 

Ainsi donc, la justice qui a rang de vertu globale peut être laissée de côté, ainsi que l’injustice correspondante, parce qu’elles sont des manières d’exercer soit la vertu entière, soit le vice relativement à autrui. [...] De son côté, la justice partielle et ce qui est juste à titre spécial se présente sous deux formes. 

L’une est celle que l’on trouve dans les actes qui consistent à répartir l’honneur, les richesses ou tous les autres avantages qui se partagent entre les membres de la communauté politique. C’est en effet dans ces matières qu’un citoyen peut avoir une part inégale ou égale comparé à un autre.

Quant à la seconde forme, c’est celle qui permet dans les rapports humains d’apporter un correctif, mais elle comporte deux parties, car ces rapports sont contractées tantôt par consentement mutuel, tantôt sans. Ibid., 1130 b - 1131 a.

La justice partielle se divise en deux formes, selon l’objet qui est en cause. La justice distributive juge des biens, honneurs et richesses, à répartir entre les membres de la cité. Cette justice sera juste parce que légale et équitable, mais il n’y aura pas égalité entre tous les citoyens : le soldat, l’artisan, le politicien ne recevront pas les mêmes honneurs ni les mêmes richesses. Il s’agit d’une justice selon un ordre de mérite, établi selon le régime politique.

[La justice distributive] Il faut donc nécessairement que le juste implique à tout le moins quatre termes, puisque les personnes pour lesquelles une répartition se trouve juste sont au moins deux et que les choses impliquées forment deux parts. Ibid., 1131 a.

La justice sera rendue afin d’arriver à un juste milieu, une juste moyenne, entre les personnes, leurs positions sociales ou leur mérite, et ce qui est partagé. Autrement dit, la juste moyenne est faite entre le “qui” - les personnes “d’un certain genre” -, et le “quoi” - l’objet du partage. La justice distributive aboutira ainsi à une “égalité proportionnelle”. Il s’agit de “donner à chacun ce qui lui est dû”. Cette formule sera reprise par les juristes romains : suum cuique tribuere, qui se traduit aussi par “attribuer à chacun le sien”.

A la différence de la justice distributive, la justice corrective va examiner les rapports entre personnes, sans considération du statut particulier des personnes elles-mêmes. Deux domaines concernent la justice corrective : les relations contractuelles volontaires et consenties, parmi lesquelles les ventes et achats, le salaire, etc. ; les relations non consenties et donc involontaires, parmi lesquelles le vol, l’adultère ou les actes de violence.

La justice corrective ne considère que le dommage. Peu importe en effet qu’une spoliation soit commise par un honnête homme aux dépens d’un vilain ou l’inverse, ou que l’auteur d’un adultère soit honnête homme ou vilain. Ce qui importe, au contraire, c’est le dommage occasionné, et la seule chose que considère la loi, traitant les personnes sur un pied d'égalité, c’est de savoir si l’une a commis une injustice dont l’autre a été victime, autrement dit, si l’un a causé un dommage dont l'autre a été victime. Ibid., 1132 a.

La détermination de ce qui est juste ne portera donc pas sur les personnes. Que l’accusé soit un riche politique et la victime un pauvre hère, ou l’inverse, ne changera rien au jugement qui va se concentrer uniquement sur le contenu de la relation entre les deux. L’égalité entre citoyens est ici parfaite. Ce qui est juste est ici légal (le respect des conditions du contrat), équitable (à chacun revient son dû), et égal (le statut social n’entre pas en considération). Comme dans la justice contemporaine, il faut trois éléments : la faute commise par l’accusé, le dommage subi par la victime, et la preuve d’un lien de causalité entre les deux. Notre justice est aristotélicienne (sur ce point).

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

Tout droit est-il juste, sous prétexte qu’on le qualifie de droit ? Dans le Contrat social, Rousseau expose comment peuvent convenir de s’associer pour vivre en société, en tentant de soutenir la gageure de réussir à faire cohabiter volonté particulière et volonté générale. Avant de définir ce pacte social, Rousseau décrit l’évolution des êtres humains, depuis les premières sociétés. Parmi celles-ci, il consacre un chapitre au “droit du plus fort”.

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chapitre III “Du droit du plus fort”.

Pour gouverner, celui qui veut user de la force doit la convertir - ou l’habiller - en droit. Le terme de “force” n’a pas étymologiquement une connotation négative : il dérive du latin fortis, qui signifie courageux, fort. La force est une “puissance d’agir”. Elle peut être une qualité morale : la “force d’âme”, synonyme de courage (Morfaux). Le plus fort peut donc être aussi le plus courageux. Alors pourquoi Rousseau qualifie-t-il d’ironique la prise de ce droit par celui qui est le plus fort ? L’ironie vise à faire entendre le contraire de ce qui est dit : ce droit ne serait alors que tout le contraire d’un droit ? Il faut revenir sur la première phrase : le plus fort décrète qu’il est le maître parce qu’il est seul à pouvoir incarner le droit, puisqu’il est le plus fort. Tout autre que lui doit lui obéir, et ne dispose donc d’aucun autre “droit” que celui du devoir d’obéissance. Ici, une volonté particulière, celle du plus fort, règne sur toutes les autres volontés particulières. Il n’y a aucune place pour une volonté générale, commune, que Rousseau considère comme la volonté du peuple comme “corps moral”, comme “moi collectif” (note de G. Mairet dans l’édition du Livre de poche du Contrat social).

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. Ibid.

C’est la démonstration la plus simple pour ôter au “droit” du plus fort toute velléité de se réclamer du droit : il suffit de changer le plus fort par un autre, plus fort encore, pour que ce droit efface le précédent. Ainsi évolue également le “devoir” d’obéissance, qui n’est en fait qu’une contrainte qui s’effondre en même temps que le pseudo droit du plus fort est démasqué comme n’étant aucunement un droit. Ceci n’implique pourtant pas que la force n’ait que des conséquences négatives et soit inutile, voire dangereuse. Pascal nous l’explique en requérant la présence de la justice :

La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique.Pascal, Pensées, B. 298.

Une justice qui ne parviendrait pas à faire appliquer le droit produirait une société de délinquance permanente : à quoi bon obéir à un maître qui ne peut rien sur vous ? Pourquoi respecter des lois s’il ne résulte aucune conséquence à les enfreindre ? La force sans la justice, autrement dit le “droit du plus fort” n’est qu’une tyrannie, où la seule volonté du despote s’exerce, au mépris de toute justice. Il faut donc que la justice s’allie à la force - et réciproquement - pour que le droit puisse exister. 

Le “droit du plus fort” trouve son expression la plus extrême dans l’esclavage : ici tout droit disparaît.

Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. Ibid., chapitre 4 “De l’esclavage”.

L’esclave perd toute humanité : il n’a aucun statut politique, juridique ou moral. Chez Aristote, l’esclave est un instrument commandant à d’autres instruments, un outil animé (voir la leçon de philosophie sur le Travail et la Technique). L’esclave n’est rien d’autre qu’une chose : une chose peut-elle avoir des droits ?

Ces mots, esclavage, et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé. Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira et que tu observeras tant qu’il me plaira. Ibid.

Là où il y a esclavage, il n’y a aucun droit, seulement des devoirs. Rousseau utilise à dessein le terme de convention, qui signifie un accord entre des individus sur un objet déterminé (Morfaux). L’usage du terme est ici aussi ironique : il dit tout le contraire de ce qu’est une convention. Comment parler de convention ou d’un quelconque accord entre un individu et un être réduit à l’état de chose ? 

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) et Constitution de 1946

La Révolution française a abouti à la proclamation en 1789 des Droits de l’Homme et du Citoyen. Des droits sont dénommés “droits-libertés”, autrement dit des “droits de”, comme nous allons le voir plus loin. A l’issue de la seconde guerre mondiale, la Constitution du 27 octobre 1946 instaure les “droits-créances”, autrement dit des “droits à”. D’autres droits ont émergé plus récemment, en lien avec l’environnement ou le domaine de l’humanitaire. Nous partirons ici des deux textes fondamentaux que sont la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946, pour examiner les “droits-libertés” et les “droits-créances”.

Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, Préambule.

Le Contrat social de Rousseau est mis en application pratique : le peuple souverain de la République exprime la volonté générale, commune de proclamer “les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme”. Cette Déclaration fonde tous les actes de la puissance publique. Elle vise un premier objectif : la conservation du régime républicain, en tant que relevant des lois politiques ou du droit politique, décrit par Montesquieu comme “le rapport qu’ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés” (L’Esprit des lois, livre premier, chapitre 3), et également décrit par Rousseau :

Par le pacte social nous avons donné l’existence et la vie au corps politique : il s’agit maintenant de lui donne le mouvement et la volonté par la législation. Car l’acte primitif par lequel ce corps se forme et s’unit ne détermine rien encore de ce qu’il doit faire pour se conserver. Rousseau, Du contrat social, livre II, chapitre VI “De la loi”.

La République s’est constituée. La Déclaration va donner l’orientation (“le mouvement et la volonté”) à sa mise en oeuvre. Le deuxième objectif poursuivi est le “bonheur de tous”. Ici, le bonheur va se construire sur la liberté, et sur les droits qui en découlent.

Après ce cadrage très général, revenons sur ces “droits-libertés”. Il s’agit donc de “droits à”, avec ces deux spécificités : ils supposent un minimum d’intervention de l’État, et ces droits lui sont opposables. Ces droits sont également qualifiés, à plusieurs reprises dans la Déclaration, de “naturels”. Ils font donc partie intégrante de l’essence de l’être humain : ils sont acquis dès la naissance et sont immuables. Nul ne peut en être privé par l’Etat, en dehors d’une culpabilité déclarée à la suite d’un acte contraire à la Loi, ou de la nécessité publique .

Sans en établir une liste exhaustive, ni en effectuer une analyse, voici en quoi consistent ces droits.  

Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.

Le droit à la liberté comprend notamment la liberté d’opinion et la liberté d’expression. La sûreté et la résistance à l’oppression correspondent à la période historique à laquelle la Déclaration a été proclamée. La définition de la liberté est donnée dans l’article 4 :

Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. Ibid.

Nous retrouvons ici l’esprit du Contrat social de Rousseau : chacun met en commun sa personne et donc sa liberté d’agir, sous l’autorité de la volonté générale - la Loi. Chacun garde une liberté qui n’a de limites que celles accordées, de manière égale et identique, aux autres citoyens. La liberté, comme la Loi, est la même pour tous.

Après avoir abordé ces “droits-libertés”, examinons à présent les “droits-créances”, ces “droits à”. Ils ont été instaurés en 1946, et sont des droits économiques et sociaux. Voici l’introduction qui présente, comme pour la Déclaration de 1789, le cadrage général dans lequel ils s’inscrivent.

Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

Les atrocités de la seconde guerre mondiale ont renforcé la nécessité d’affirmer que l’être humain dispose de “droits inaliénables et sacrés”, et de lutter contre toute discrimination. La Déclaration de 1789 refusait toute distinction sociale, en dehors de l'utilité commune ou  des vertus et talents. Elle s’opposait également à l’empêchement de la liberté d’opinion, notamment religieuse (art. 10). La Constitution de 1946 refuse toute discrimination liée à la race, à la religion et à la croyance : les camps de concentration et la Shoah marquent cette position fondamentale. Notons également que la Déclaration utilisait le terme générique “Homme”, avec une majuscule. La Constitution de 1946 considère désormais la “personne humaine”, “l’être humain”.

Les “droits-créances” vont concerner notamment l’égalité femme-homme (art. 3), le droit d’asile (art. 4), le droit d’obtenir un emploi (art. 5), le droit syndical (art. 6), le droit de grève (art. 7). Ils s’étendent également aux conditions de travail, à la famille, à la santé, et à l’éducation (art. 8 à 13). Le dernier article du préambule écarte “tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire”, et reconnaît la liberté aux peuples (les anciennes colonies encore existantes) de “s’administrer eux-mêmes” (art. 18). Nous sommes bien ici dans une dimension large de l’être humain, qu’il soit femme ou homme, libre ou encore sous le joug arbitraire d’une République en devenir, orientée vers la liberté de l’être humain - et des peuples - à se déterminer lui-même. C’est l’éternel retour du droit à la liberté. 

En bref/L’essentiel

Platon :

Aristote :

Rousseau :

Déclaration des Droits de l’Homme :

Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.

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