Dans cette exploration de quelques doctrines liées au concept de culture, nous allons découvrir plusieurs “couples” : la culture et l’éducation philosophique avec Cicéron, premier à parler d’esprit “cultivé” comme peut l’être une terre agricole ; la culture et l’état de nature de l’homme, hypothèse de Rousseau, qui met à mal le progrès attribué classiquement à la civilisation. Nous verrons aussi la culture dans son aspect social et politique avec Hannah Arendt, et nous terminerons avec Claude Lévi-Strauss par une réflexion sur un humanisme moderne renouvelé et retrouvant enfin une connexion entre nature et culture.
Avec Cicéron, c’est le rapport entre la culture et l’éducation qui va être traité, sous la forme d’une comparaison entre la culture de la terre et celle de l’âme.
La métaphore agricole cicéronienne
Mais, si cela est, n’y a-t-il pas à craindre que les louanges, dont vous comblez la philosophie, ne soient bien mal fondées ? Car, puisque ses plus habiles maîtres ne sont pas toujours d’honnêtes gens, ne s’ensuit-il pas de là qu’elle n’est bonne a rien ? On aurait tort de conclure ainsi. Car, de même que tous les champs, quoique cultivés, ne rapportent pas, et qu’il n’est point vrai, comme l’a dit un de nos poètes,
Que de soi le bon grain, sans besoin d’aliment,
Dans un champ, même ingrat, sait croître heureusement ;
de même, tous les esprits, quoique cultivés, ne fructifient point. Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre ; qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent. Or la culture de l’âme, c’est la philosophie. Elle déracine les vices, elle prépare l’âme à recevoir de nouvelles semences, elle les y jette, les y fait germer ; et avec le temps il s’y trouve abondance de fruits. Cicéron, Tusculanes, Livre II.
Cicéron est réputé le premier à utiliser la métaphore de l’agriculture, pour comparer la culture de la terre - l’agriculture - à la culture de l’esprit - la philosophie. Sa thèse est que la terre comme l’esprit, même si les deux sont cultivés, c’est-à-dire qu’on leur applique une technique - le labour, les semis pour l’une ; l’éducation et la formation pour l’autre -, rien ne garantit que le résultat soit fructueux. Cicéron pose deux conditions pour que qu’un tel résultat se produise : d’une part, la terre comme l’esprit doivent être dès leur origine doués d’une “bonté naturelle” ; d’autre part, tous deux ont “besoin de culture”, en l’occurrence de la philosophie pour cultiver l’esprit. Il faut donc d’abord une prédisposition - la “bonté naturelle”, l’essence d’une bonne terre et celle d’une âme “heureusement née” -, et, ensuite, des dispositions et des capacités adéquates pour “bien” cultiver - la philosophie va ainsi assurer la culture de l’esprit.
De la nécessité d’une “main verte” en jardinage
Voyons d’abord les conséquences de la “culture de l’âme” par la philosophie, telles que les décrit Cicéron, en poursuivant la métaphore “agricole”. L’âme, même bien née, peut recéler des vices : la philosophie va les déraciner, comme l’on déracine les mauvaise herbes d’un champ. Après cet assainissement, la philosophie va rendre l’âme tel un terreau fertile, prête à recevoir les enseignements qui feront croître en elle les fruits de la vertu.
Encore faut-il que le “jardinier” de l’âme, le maître de philosophie, soit un bon enseignant. Cicéron fait, dans les paragraphes qui précèdent la métaphore agricole, la critique de ces philosophes qui se limite dans leur pratique de la philosophie :
Pyrrhus (...) dit qu’il a besoin de philosopher, mais seulement un peu, et sans vouloir s’y livrer tout entier. (...). Mais je ne veux pas, à l’exemple de Pyrrhus, me prescrire des bornes. Car à moins que d’avoir embrassé toute la philosophie ou presque toute, il est difficile d’en avoir quelques points détachés : et l’on ne peut d’ailleurs, ni faire un choix, sans connaître ce qu’on rejette ; ni posséder une partie de cette science, sans se sentir pour le reste une égale curiosité. Ibid.
Il est impossible, si nous voulons apprendre la philosophie, de poser des limites a priori. Cela revient à vouloir rechercher “l’approbation des auditeurs” par le moyen de la rhétorique ou de l’éloquence, à la façon des Sophistes, que Platon avait en détestation. Les Sophistes voulaient persuader à tout prix leur auditoire, au mépris souvent de la vérité, et surtout, ils monnayaient leurs services. Pour Cicéron, la philosophie romaine, toute juste naissante, doit être libres pour progresser d’argumenter, de débattre, de réfuter. Elle ne doit pas chercher à plaire à un public limité et déjà acquis, mais “sur quelque sujet qu’on écrive (...) ce doit être de manière à se faire lire par tous ceux qui ont du goût” pour la philosophie.
Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas de philosopher
Revenons maintenant à cette âme “heureusement née”, et qui dont à “du goût” pour la philosophie. Cicéron évoque le “champ ingrat” du poète, mais il en est de même pour les âmes ou esprits, qui peuvent ou non être “ingrats”. Il fallait le bon “jardinier”, il faut aussi la bonne “terre” :
(...) c’est l’effet de la philosophie. Elle guérit les maladies de l’âme, dissipe les vaines inquiétudes, nous affranchit des passions, nous délivre de la peur. Mais sa vertu n’opère pas également sur toute sorte d’esprits. Il faut que la nature y ait mis certaines dispositions. Car non seulement la Fortune, comme dit le proverbe, aide ceux qui ont du coeur ; mais cela est bien plus vrai encore de la raison. Ibid.
Cicéron décrit ensuite les qualités que doit posséder “l’âme forte” dans laquelle vont “s’imprimer” les enseignements de la philosophie. Ce doivent être des “âmes courageuses”, que les “préceptes” de la philosophie vont pouvoir ainsi renforcer. Elles doivent être aussi nées “avec des sentiments élevés, sublimes” qui les feront s’éloigner des “choses humaines” comme celle de la mort. Nous retrouvons ici la doctrine stoïcienne pour qui “la mort n’est en rien redoutable, puisque, même à Socrate, elle n’a point paru telle” (Épictète, Manuel).
Ainsi donc, il faudra, comme pour la culture de la terre, une “bonne” âme, cultivée par un “bon” philosophe. Le “jardinier” de l’esprit et l’âme “heureusement née” produiront les meilleurs fruits, “avec le temps”, en abondance.
Avec le temps
Cette dernière notion de temps rejoint la permanence de la pratique de la philosophie pour cultiver l’esprit. C’est ici Épicure qu'il faut citer, concernant l’importance majeure du temps en philosophie et de l’assiduité de sa pratique :
Que personne, parce qu’il est jeune, ne tarde à philosopher, ni, parce qu’il est vieux, ne se lasse de philosopher ; car personne n’entreprend trop tôt ni trop tard de garantir la santé de l’âme. Et celui qui dit que ce temps est passé, est pareil à celui qui dit, en parlant du bonheur, que le temps n’est pas venu ou qu’il n’est plus là. Épicure, Lettre à Ménécée.
Il faut du temps pour cultiver, et surtout et il ne faut jamais cesser de se cultiver par la philosophie. Tout comme l’agriculteur ne cesse jamais de cultiver sa terre. Terminons sur cette idée de toujours sur le métier remettre son ouvrage, comme le soulignait Boileau dans L’Art poétique. Revenons sur l’étymologie du mot latin cultura. Ce mot vient d’une racine indo-européenne liée à deux inventions humaines : la quenouille, qui sert à filer, et la roue.
L’idée de mouvement circulaire s’est spécialisée dans le concept de culture avec cette insistance sur le mouvement permanent (et de ce fait socialement valorisé) par lequel une terre est cultivée. L’agriculture romaine, en dessinant le paysage rural, a marqué son emprise sur le territoire, assurant la base économique de la société romaine qui de ce fait a toujours valorisé l’agriculteur. P. Cibois, De la cultura animi aux pratiques culturelles.
Nous pouvons alors, en gardant la métaphore agricole de Cicéron, appliquer les mêmes caractéristiques à ceux qui pratiquent la philosophie. La philosophie va “dessiner” le paysage culturel, marquant ainsi de la pensée des différentes doctrines les esprits “heureusement nés”. Ce patrimoine - du latin patrimonium, bien de famille - va fonder les philosophies depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, dans la permanence de ce mouvement sans cesse renouvelé, donnant ainsi sa valeur à celui qui philosophe pour “garantir la santé de l’âme”.
L’homme à l’état de nature, le premier épicurien ?
Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau va étudier les rapports chez l’homme entre l’état de nature et l’état social, dans une apparente opposition entre la nature et la culture.
L’état de nature semble être, selon la description qu’en fait Rousseau, un état particulièrement enviable. Voici comment il se représente l’homme “tel qu’il a dû sortir des mains de la nature” :
(...) je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous. Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, première partie.
Dans cette nature originelle, l’homme trouve tout ce dont il a besoin : manger, boire, dormir. Nous voyons que ces besoins sont limités au strict besoins naturels - nous sommes dans la Nature - et nécessaires à la vie même. En dehors de philosopher, l’homme à l’état de nature est le plus parfait disciple d’Épicure (voir la notion de Désir dans les leçons de philosophie du Bac philo) : il se contente - sans le savoir - des besoins naturels et nécessaires. Vivant dans un environnement soumis aux aléas climatiques, à la présence des animaux sauvages, les hommes, même s’ils sont moins forts et moins agiles que ces “bêtes féroces”, sont dotés d’une “excellente constitution”, entretenue par l’exercice permanent auquel leur corps, “seul instrument qu’il connaisse”, les oblige à pratiquer. L’homme ne craint pas non plus les maladies, qui se réduisent aux blessures et à la vieillesse. Voici pour l’essentiel de l’homme dans sa partie physique et physiologique.
Nobody’s perfect, but everybody is perfectible
Rousseau décrit également “le côté métaphysique et moral” de l’homme à l’état naturel.
La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme. Ibid.
L’homme, qu'il soit à l’état de nature ou de société, est libre par essence. Dans son état de nature, cette liberté se limitera à “vouloir et ne pas vouloir, désirer et craindre”. Il dispose également d’une différence majeure avec l’animal : la perfectibilité.
Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces milles ans. Ibid.
Ce qui nous différencie de l’animal, et ce quel que soit notre état - naturel ou social -, c’est notre capacité à évoluer. Il ne s’agit pas ici bien évidemment du sens que donnera Darwin au XIXe siècle du terme “évolution”, qui pourrait alors s’appliquer indifféremment à toutes les espèces. Nous pourrions voir ici la capacité que l’homme possède de pouvoir toujours s’améliorer. Partant de l’état de nature, l’homme s’élèverait inévitablement vers un état plus parfait. Cependant, Rousseau ne considère pas cette faculté spécifique comme source d’un progrès toujours positif.
Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? (...) Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue tyran de lui-même et de la nature. Ibid.
Voici donc où nous mènerait cette perfectibilité, cette volonté de nous rendre “maîtres et possesseurs de la nature” comme l’écrit Descartes dans le Discours de la méthode. Nous deviendrons “l’imbécile” qui pille de façon tyrannique les ressources de cette Nature où le “bonheur originel” nous laissait “tranquilles et innocents”. Toute ressemblance avec la crise du réchauffement climatique serait ici fortuite ?
Rousseau, plus fort que Nostradamus ?
C’est ainsi que Rousseau ne voit dans l’état de société que la “source” de bien des malheurs. Tel un visionnaire, il nous alerte sur le risque que nous comportements “modernes” font courir à notre espérance de vie :
L’extrême inégalité dans la manière de vivre, l’excès d’oisiveté dans les uns, l’excès de travail dans les autres, la faculté d’irriter et de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop recherchés des riches, qui les nourrissent de sucs échauffants et les accablent d’indigestion, la mauvaise nourriture des pauvres, dont ils manquent même le plus souvent, et dont le défaut les porte à surcharger avidement leur estomac dans l’occasion, les veilles, les excès de toute espèce, les transport immodérés de toutes les passions, les fatigues, et l’épuisement d’esprit, les chagrins, et les peines sans nombre qu’on éprouve dans tous les états, et dont les âmes sont perpétuellement rongées. Voilà les funestes garants que la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, et que nous les aurions presque tous évités, en conservant la manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous était prescrite par la nature. Ibid.
Nous pouvons retrouver dans ce quasi réquisitoire contre l’état de société, publié par Rousseau en 1755, la plupart des problèmes auxquels est confronté notre société actuelle. Les comportements alimentaires qui engendrent tant de pathologies : alimentations trop riches qui font la fortune des marchands de remèdes contre les brûlures et autres aigreurs d’estomace ou celle des fabricants de régimes miracles fournis “clés en main” ; malbouffe, “junk food”, qui enrichissement également les vendeurs de boissons gazeuses surdosées en sucre, de hamburgers ou de beignets plus riches en graisse qu’en viande de volaille ; “l’épuisement d’esprit”, le burn-tout, le bore-tout, les harcèlements de toute sorte, encore difficilement reconnus comme de véritables maladies de nous jours ; les dépressions et autres troubles de santé mentale qui font bondir les ventes de médicaments anxiolytiques. Nous pouvons même percevoir, dans la “manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous était prescrite par la nature” les tendances de plus en plus prégnantes de ne plus consommer d’aliments transformés, voir d’adopter des régimes alimentaires censés reproduire ceux des hommes préhistoriques (régime “paléo”). Ajoutons enfin que Rousseau n’est pas non plus très tendre avec la pensée, voire avec la philosophie :
Si [la nature] nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé. Ibid.
Voilà donc réglé le sort de l’état de société ? Pas encore, car Rousseau va porter l’estocade à la société moderne, à ses manières de vivre qui nous rendent malades, à sa culture qui le déprave, ainsi qu’à la perte qu’elle provoque de notre liberté innocente :
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. Ibid.
Notre civilisation et sa culture seraient donc responsables de tous nos maux, physiques, moraux, sociaux, et bien sûr de “l’inégalité parmi les hommes”, sujet fondamental du discours de Rousseau. Nous pourrions presque entendre ici la phrase terrible “Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver” (voir ici l’origine possible de cette phrase). Mais est-ce bien la culture au sens large qui s’opposait ici au “mythe du bon sauvage” auquel a contribué Rousseau ?
“Le mythe du bon sauvage”
Note : Cette dernière partie consacrée à Rousseau se fonde sur l’article de Jany Boulanger, Le Mythe du bon sauvage.
Nous venons de voir la plaidoirie que Rousseau a dressé en faveur de l’homme dans son état naturel contre l’état de société, ou, pour simplifier, de la nature contre la culture. Mais Rousseau lui-même va préciser quelle est véritablement la partie adverse contre laquelle se dressait cette plaidoirie.
Si j’étais chef de quelqu’un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferais élever sur la frontière du pays une potence où je ferais pendre sans rémission le premier Européen qui oserait y pénétrer. Rousseau, Réponse à M. Bordes.
La Nigritie correspond à des pays d’Afrique. Rousseau vis explicitement la culture européenne. Il ne s’agit pas de la culture en générale et donc de l’état de société en général, mais bien d’une culture spécifique, caractéristique de l’Europe du XVIIIe siècle et de sa volonté colonisatrice.
Au XVIIIe siècle, par la fiction du « bon sauvage », des philosophes tels que Diderot, Voltaire et Rousseau chercheront non seulement à critiquer la colonisation ethnocentrique des Européens en Amérique, mais aussi les idées de progrès et de raison au cœur même de l’idéologie des Lumières. Inspirés par les nombreux récits de voyages de Vespucci, Colomb, Magellan, et Gama des 16e et 17e siècles, ceux-ci, désireux de poursuivre la tradition humaniste de la Renaissance, interrogeront à travers elle de nouveaux modèles d’hommes et de sociétés. En comparant leur monde à celui des indigènes tahitiens, brésiliens, voire canadiens, ils feront le procès de l’Europe qui, se croyant supérieure et indépassable, se donne pour mission de civiliser le Nouveau Monde. Jany Boulanger, Le Mythe du bon sauvage.
Nous avons ici un double sens que peut prendre le mot culture. La culture peut s’entendre comme les modifications que l’homme apporte à la nature, comme nous l’avons vu avec Cicéron, pour la terre comme pour l’esprit. Elle peut aussi être la culture d’une nation, d’une civilisation.
Chaque fois que l’homme porte son effort sur lui-même, on parle de culture, chaque fois qu’il modifie le monde, on parle de civilisation. J. Laloup et J. Nélis, cité par A. Novara in Cultura : Cicéron et l’origine de la métaphore latine.
Quand bien même l’homme à l’état de nature n’est vraisemblablement qu’une utopie, il reste que la civilisation européenne du XVIIIe siècle, même auréolée des Lumières, va vouloir imposer sa propre culture à d’autres civilisations, considérées comme des cultures inférieures. Nous voyons ici que l’opposition se porte moins entre nature et culture, mais bien plutôt sur l’affrontement de plusieurs cultures, différentes, et dont l’une se croit fermement supérieure. Elle veut donc civiliser ces “bons sauvages”, pour les rendre sinon aussi cultivés que la culture européenne, du moins pour en faire de bons serviteurs de cette culture dominante. Dans cette volonté de perfectionner les “sauvages”, le colonisateur armé de sa culture supérieure veut se rendre “maître et possesseur” de la culture de tous. C’est le retour de l’imbécile. Personne n’est parfait, mais tout le monde est perfectible, en bon comme en mauvais. Si nous reprenons la métaphore agricole de Cicéron, une terre qui fut bonne à l’origine, lorsqu’elle est cultivée par la force - par exemple par des engrais chimiques, des pesticides, etc. - finit immanquablement comme la plus infertile. Il faut sans doute user de notre culture comme de toutes choses, avec la modération qui sied à celui qui souhaite un avenir véritablement meilleur.
Dans l’ouvrage La crise de la culture, Hannah Arendt décrit les portées sociale et politique de la culture (voir la fiche de lecture sur cet ouvrage). La portée sociale sera étudiée dans le rapport entre la culture et l’évolution des sociétés. La portée politique étudiera l’origine du mot “culture”, la faculté de juger qu’elle implique et son rapport avec le domaine politique.
Culture et sociétés
Arendt part du phénomène de la “culture de masse” ou culture de la société de masse. Avant l’avènement de cette société de masse, la société se répartissait en “bonne société” et “couches de non-société”. La “bonne société”, c’était par exemple Louis XIV et ses courtisans vivant d’intrigues et de divertissements à Versailles. Disposant de richesses et de temps, la “bonne société” peut se consacrer à la culture, contrairement au reste du peuple. Avec les évolutions historiques, la société de masse intègre peu à peu toutes les couches sociales - “bonne société” ou aristocratie, et “couches de non-société” ou peuple. L’accès au loisir et à la culture s’étend alors à toute la société.
La société va alors monopoliser la culture. Celle-ci était d’abord un témoignage du passé du genre humain, avec pour seul critère culturel sa permanence au travers des siècles : les monuments et les sculptures grecques et romaines témoignent de la culture de l’Antiquité, bien au-delà des individus qui les ont créés. Nous pouvons ainsi nous remémorer le passé d’une civilisation. Avec la société de masse, la culture va devenir d’une part une valeur matérielle, utile et financière, et d’autre part un tremplin pour accéder à une position sociale supérieure. H. Arendt va ainsi distinguer le “philistinisme” en “philistins incultes” et “philistins cultivés”. A l’origine, les philistins étaient un peuple biblique, ennemi du peuple d’Israël. Voici la signification que donne H. Arendt du terme “philistin” :
(...) il désigne un état d’esprit qui juge de tout en termes d’utilité immédiate et de “valeurs matérielles”, et n’a donc pas d’yeux pour des objets ou des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l’art. Hannah Arendt, La crise de la culture.
Les philistins incultes ne vont voir dans l’objet culturel que sa valeur marchande potentielle : ce sont de “simples faiseurs d’argent”. Les “philistins cultivés” des classes moyennes, disposant de temps de loisir et d’un pouvoir d’achat, vont “s’éduquer” à la culture, dans un but d’amélioration de la position sociale et de perfectionnement individuel. Les objets culturels commencent alors à perdre leur critère de permanence et de témoignage d’une civilisation passée, au profit de motivations individuelles.
Ce peut être aussi utile, aussi légitime de regarder un tableau en vue de parfaire sa connaissance d’une période donnée, qu’il est utile et légitime d’utiliser une peinture pour boucher un trou dans un mur. Ibid.
La culture devient une “marchandise sociale”, utilisée pour des “fins égoïstes”. Mais à côté du “snobisme social” des philistins cultivés des classes moyennes, se développe la société de masse, qui va délaisser la culture au profit des loisirs. Les objets culturels disparaissent, même sous leur forme de valeur d’échange financier ou social : il n’y a plus que des “biens de consommations” destinés à remplir le temps libre des loisirs. L’industrie des loisirs pille la culture passée pour la rendre “plus facile à consommer”.
Le résultat est non pas, bien sûr, une culture de masse qui, à proprement parler, n’existe pas, mais un loisir de masse, qui se nourrit des objets culturels du monde. Croire qu’une telle société deviendra plus “cultivée” avec le temps et le travail de l’éducation est, je crois, une erreur fatale. Ibid.
Dans une telle société qui détruit les objets culturels en les transformant en biens de loisirs, tout devient divertissement : c’est l’oeuvre de Victor Hugo devenue comédies musicales (Notre-Dame de Paris, Les Misérables), Léonard de Vinci devenu le Da Vinci Code, les Titans de la mythologie grecque transformés en série télévisée, etc. Exit la culture et bienvenue le consommable, l’utile et le divertissant. Pour pouvoir revenir à la culture, il faut abandonner ici la société et examiner maintenant si la politique lui sera moins fatale.
Culture et politique
Arendt rappelle l’origine latine du mot “culture”, notamment dans son sens de prendre soin, d’entretenir et de préserver. Elle rappelle l’attribution à Cicéron de l’utilisation de ce mot pour parler des choses de l’esprit, mais souligne que grand art n’a pas sa source dans la simple connexion entre culture et nature, rendue dans la métaphore agricole cicéronienne.
Ce n’est pas la mentalité des jardiniers qui produit l’art. Ibid.
Nous avons donc deux sens du mot “culture”, toujours actuels :
L’aménagement de la nature en un lieu habitable ;
Le soin donné aux oeuvres du passé.
La culture dans l’Antiquité grecque se fonde sur la sensibilité des spectateurs à la beauté des oeuvre. Il faut pratiquer l’amour des belles choses : la beauté par la culture, la sagesse par la philosophie. Et c’est la Polis - la Cité - et la politique qui fixe les limites de cet amour des belles choses.
Nous aimons la beauté à l’intérieur des limites du jugement politique, et nous philosophons sans le vice barbare de la mollesse. Périclès, cité par H. Arendt, Op. cit.
L’amour de la beauté s’accompagne de la faculté de savoir juger, et la philosophie est une activité, comme la sagesse pratique est la vertu de l’homme politique.
Les objets culturels (oeuvres d’art) comme les “produits” politiques (actes, paroles, etc.) nécessitent l’espace public : les lieux culturels (places sacrées, musées, etc.) ou les espaces de débat (agora, assemblée, etc.). La culture montre que l’art et la politique sont en mutuelle dépendance :
La grandeur passagère de la parole et de l’acte peut durer en ce monde dans la mesure où la beauté lui est accordée. Sans la beauté, c’est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d’homme serait futile, et nulle grandeur durable. Ibid.
Dans le domaine politique, prenons l’exemple du discours de Martin Luther King, prononcé en 1963 à Washington, pour lutter contre le racisme et la ségrégation. Il s’agit d’un acte réalisé lors d’une manifestation publique - la marche contre les discriminations raciales -, dans un lieu public ayant des connotations à la fois sacrée et culturel - le mémorial de Lincoln, président américain qui a lutté pour la liberté et contre l’esclavage. Le célèbre “I have a dream” s’ancre donc dans la culture et la politique passées - l’émancipation des esclaves en particulier. La beauté du texte, jointe à toute la symbolique qui l’entoure, fait de ce discours une véritable “objet” culturel, qui va durer bien au-delà du moment où il a été prononcé.
La culture et la politique s’entr’appartiennent alors, parce que ce n’est pas le savoir ou la vérité qui est en jeu, mais plutôt le jugement et la décision, l’échange judicieux d’opinions portant sur la sphère de la vie publique et le monde commun. Ibid.
La culture ne fait pas partie d’une vérité absolue qui s’imposerait à tous : ce serait là une sorte de tyrannie de la culture, à l’image des colons que nous avons évoqués avec Rousseau. Elle est le résultat d’un accord avec autrui, d’un consensus. La faculté de juger, selon Kant (cité par H. Arendt), est une façon de penser différente de la pensée rationnelle qui ne cherche que la vérité absolue. Elle nécessite une “mentalité élargie” - terme de Kant -, autrement dit, il faut être capable de penser à la place de quelqu’un d’autre. Le jugement sera valide s’il repose sur un accord, même potentiel, avec autrui. Il n’y a pas de jugement universel, comme il n’y a pas de culture unique, même si l’on peut parler de la culture dans le sens très large de la modification de la nature par l’homme. Ce sens large recouvrira bien des formes différentes de cultures. Nul ne peut être contraint par une beauté - et donc par une culture - qui serait décrétée comme absolue.
La culture, c’est la norme
Avec Lévi-Strauss, nous sommes dans le domaine de l’anthropologie culturelle, discipline regroupant l’ethnologie (la science des peuples, comme l’anthropologie est étymologiquement la science des hommes) et qui étudie les diverses cultures humaines. Lévi-Strauss a pour méthode le structuralisme, qui a pour hypothèse que “la structure sociale est un modèle” (Morfaux). Toute société, quelle que soit sa culture, est ainsi constituée selon trois types de relation de parenté : la consanguinité, l’alliance et la filiation. La règle, comme celle fondamentale de la prohibition de l’inceste, fonde “la dimension sociale de l’humanité” (B. Dantier, voir bibliographie). Retenons que cette structuration et la notion de règle permet de distinguer un processus naturel d’un processus culturel :
Posons donc que tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté.
Il y a bien de la nature dans l’homme, et la culture se manifeste par cette structuration des liens sociaux par des règles. La prohibition de l’inceste est la seule règle qui a un caractère d’universalité.
Par ailleurs, il y a aussi un autre élément culturel qui permet d’identifier une unité de la culture humaine, au-delà de la diversité et de la pluralité des cultures. Les mythes sont un élément de la culture, et se présentent sous des formes très variées selon la civilisation qui les a fait naître. Lévi-Strauss étudie ainsi huit cent dix mythes avec un millier de variantes (A. Renaut). Pourtant, malgré leur diversités, Lévis-Strauss constate qu’ils présentent tous une même signification.
Les mythes équivaudraient en fait à autant de variations sur un thème musical unique, formant ainsi un “vaste système dont les éléments invariants peuvent toujours être représentés sous la forme d’un combat entre la terre et le ciel pour la conquête du feu”, avec pour signification le passage de la nature à la culture (symbolisé par un héros terrestre qui conquiert le feu au ciel). Les mythes où chaque culture reconnaît une part de son identité propre nous apparaissent ainsi communiquer autour d’une même signification qui réside précisément dans l’affirmation de l’humain comme s’arrachant à la nature pour accéder à “la” culture. A. Renaut, Leçons de la philosophie.
Là où les cultures vont sembler présenter des différences majeures, il reste une fondation commune autour du rapport de l’homme avec la nature et avec la culture. Il s’agirait ici d’une expression multiple de la culture humaine, au travers des cultures des différentes civilisations et sociétés.
Des droits de l’homme aux droits du vivant
La mise en évidence d’une identité culturelle commune aux travers des structures des sociétés humaines pluriculturelles montre l’évolution du regard porté sur la culture avec celle de l’humanisme. Lévi-Strauss montre cette évolution de l’humanisme au fil du temps :
L’humanisme aristocratique de la Renaissance réduisait le monde humain au Bassin méditerranéen. L’humanisme bourgeois des XVIIIe et XIXe siècles a intégré, avec les progrès de l’exploration géographique, l’Orient et l’Extrême-Orient. L’humanisme du XXe siècle enfin, avec les progrès de l’anthropologie culturelle, a intégré davantage encore l’altérité présentée par les autres cultures sous la forme des sociétés longtemps dites primitives. A. Renaut, Op. cit.
Ces humanismes, fondés sur “l’arrachement” de l’homme à la nature, ont progressivement intégré l’existence de cultures de plus en plus diverses. Pourtant, selon Lévi-Strauss, ces humanismes ne font que toujours “constituer l’homme en règne séparé”. Nous retrouvons ici l’homme décrit par Descartes, qui se veut “maître et possesseur de la nature”. Si nous n’intégrons pas la nature dans un nouvel humanisme, nous risquons de toujours tomber dans le travers de l’homme “seigneur absolu” dominant la nature, et dans les déviances de considérer des cultures comme dominantes et d’autres comme “sous-cultures”.
Se préoccuper de l’homme sans se préoccuper en même temps, de façon solidaire, de toutes les autres manifestations de la vie, c’est, qu’on le veuille ou non, conduire l’humanité à s’opprimer elle-même, lui ouvrir le chemin de l’auto-oppression et de l’auto-exploitation. Claude Lévi-Strauss, Entretien du 21 janvier 1979 - Le Monde.
Ignorer “les autres manifestations de la vie”, c’est provoquer les phénomènes comme celui du réchauffement climatique, c’est pratiquer l’élevage de volaille en batterie, enfermées toute leur maigre vie dans des cages pour produire des aliments dénaturés, c’est nourrir les bovins avec des farines animales et voir se répandre l’encéphalopathie de Creutzfeldt-Jakob, la maladie de la “vache folle”, etc. Dans cette vision de la culture dans un nouvel humanisme, il faudrait donc une évolution considérable de nos valeurs :
Dans cette logique, il conviendrait même de refonder “les droits de l’homme non pas, comme on le fait depuis l’Indépendance américaine et la Révolution française, sur le caractère unique et privilégié d’une espèce vivant”, mais en s’efforçant au contraire d’“y voir un cas particulier de droits reconnus à toutes les espèces. A. Renaut, Op. cit.
Nous voyons ici que cette conception de la culture dans le cadre un nouvel humanisme, étendu à tout le vivant, permet de dépasser la traditionnelle opposition entre nature et culture. Cette connexion entre culture et nature est loin pourtant d’être innovante, puisque, comme le soulignait H. Arendt, elle était déjà pour les Romains un “point essentiel” : l’agriculture, c’est la culture de la terre, la culture de la nature. Attachons-nous donc à cultiver notre jardin, au propre, comme au figuré.
Cicéron :
Considéré comme le premier à comparer la culture de la terre - une terre “cultivée” - et la culture de l’esprit - un esprit “cultivé” ;
“La culture de l’âme, c’est la philosophie”.
Rousseau :
L’homme à l’état de de nature est libre, il satisfait ses besoins naturels et nécessaires grâce à la nature ;
L’homme dispose d’une différence majeure avec l’animal : il est perfectible et peut donc évoluer, mais cette évolution n’est pas toujours un progrès positif.
Le mythe du “bon sauvage” est une critique de la colonisation ethnocentrique des Européens, qui voulaient “civiliser” le Nouveau Monde en imposant leur culture “supérieure”.
Hannah Arendt :
La société de masse, en incorporant toutes les couches sociales, y compris la “bonne société” aristocratique, a transformé la culture en “biens de consommation” destinés au temps des loisirs, désormais accessible à un plus grand nombre ;
Le terme “culture” regroupe le sens d’aménagement de la nature en un lieu habitable, physiquement et culturellement (exemple de la métaphore agricole de Cicéron), et celui de soin, de préservation des oeuvres du passé, qu’elles soient du domaine de l’art comme de celui de la politique (exemple du discours de Martin Luther King).
Lévi-Strauss :
Ce qui est universel et spontané chez l’homme relève de la nature, et ce qui est astreint à une règle, à une norme, et est relatif et particulier, appartient à la culture ;
Il existe une unité culturelle humaine parmi la pluralité des cultures des différents peuples, et l’humanisme moderne devrait quitter l’idée de l’homme séparé de la nature, et voulant la dominer, pour aller vers une culture liée à la nature, notamment par la notion de droits reconnus à toutes les espèces, et non seulement limités à l’homme.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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