Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
La révélation de l’existence de l’auteur, le maintien de l’auteur présent à l’esprit, se donne dans le genre nouveau entre tous, le roman.
Le roman se constitue, sans aucun doute, à partir d’un centre dont dépendent l’environnement, l’atmosphère et le temps propre qui le différencie spécifiquement des autres genres littéraires.
Le centre du roman, comme celui de la tragédie, est le protagoniste ; la différence entre les deux se base sur la façon dont il est situé devant sa propre vie, devant soi-même. Le protagoniste de la tragédie s’ignore lui-même et se précipite dans l’action comme l’unique chose possible : il n’a pas choisi. Celui du roman, avant de consister en ce qu’il est, ou est à moitié, se constitue dans ce qu’il prétend être. Le roman, ainsi, se constitue à partir du romanesque du personnage, son invention de soi-même, et par conséquent, à partir de tout ce qui l’affecte. Tout semble touché par ce romanesque. Si la réalité apparaît, c’est comme une contrepartie de cette rêverie éveillée. Rêverie : se rêver plus que rêver. L’auteur qui recueille un semblable personnage ne peut le faire sans se savoir lui-même auteur. Car l’événement qu’apportent le roman et le romanesque est la liberté avant l’être. La liberté se révèle avec ambiguïté, dans une espèce de jeu de miroirs entre le personnage et l’auteur. Les personnages de roman pâtissent et réalisent le rêve de la liberté.
La liberté peut être rêvée comme un rêve, c’est-à-dire, enchaînée dans sa fatalité, dans son non-être, dans son ombre. Et elle peut aussi être vécue d’une autre façon, dans l’éveil de la personne en qui elle se réalise. Dans ce dernier cas, la personne ne se transforme pas en un personnage, et elle ne peut être le protagoniste d’aucun roman. Car s’éveiller c’est entrer dans le temps qui peut héberger la réalité, dans le temps de la conscience, qui est à la fois liberté. Celui qui s’est éveillé ne dépend pas de l’image dans laquelle il se rêvait lui-même. Cela ne se produit que rarement dans la vie humaine. Et par conséquent, le roman est le genre qui recueille le mieux l’ambiguïté de l’humain, spécialement dans l’ère de la conscience, à partir du moment où l’homme a découvert la conscience et a déposé sa foi en elle. Ainsi, comme la tragédie grecque est la réplique à la métaphysique grecque, bien qu’elle la précède, le roman est la fatale contrepartie du rationalisme européen classique. Ortega, à partir de la Raison Vitale, dut découvrir que “la vie humaine est un roman”, corollaire du “nous sommes nécessairement libres”, car l’homme en choisissant sa vie, entendue comme celle qu’il doit faire, se choisit lui-même. Mais avant de se choisir se situe la rêverie, c’est-à-dire, le se choisir dans la semi-liberté. Car le rêve, et encore plus le fait de rêver, est le premier éveil.
Pour celui qui est à demi éveillé, le temps s’écoule déjà, comme il s’écoule dans le rêve, qu’il se donne dans le rêve ou dans l’état de veille. Et ainsi, dans le roman le temps s'écoule d’une façon très proche de ce qui se produit dans la vie réelle. Ses stagnations, ses ralentissements, ses précipitations, son roulement labyrinthique, reproduisent et même rendent visible le cours complexe du temps dans la vie humaine. Et ainsi, le roman n’est pas un rêve instantané qui se dénoue. C’est un rêve auquel le protagoniste assiste depuis sa conscience. Ce personnage se maintient dans son rêve dans un difficile équilibre, puisque le rêve le soutient et le conduit, et lui soutient son rêve à son tour et il le parcourt. Il est entraîné par une finalité : celle de se transformer en l’être qu’il désire être, pour le moment. Œdipe ne voulait pas être le personnage qu’il était, et il n’aurait jamais pu dire “je sais qui je suis”, dans le sens de “je sais qui je suis en vérité”, ce que personne ne voit encore. Il ne prétendait pas imposer son être au monde, ce en quoi consiste, dans un certain mode tragique, l’action née de la liberté.
Le personnage de roman se découvre lui-même. Il n’a pas peur, mais il cherche à être vu ; il ne recule pas devant le seuil de la clarté. Il a déjà dépassé l’obstacle essentiel. Sa carrière de personnage commence par une sortie. Et c’est le roman dans lequel il est hébergé qui est, au sens propre, la sortie. Une sortie de ce qui peut s’ouvrir devant le rêve de l’obstacle, si typique de la tragédie, car il l’enserre et la définit.
Le personnage de roman s’est déjà libéré du rêve de l’obstacle ou de l'obstacle qui a emprisonné son rêve. Pour sortir de son cercle magique il ne devait pas avoir à “tirer un trait”. S’il l’a fait, c'est peut-être avant de commencer le roman que cette faute spécifique a commencé à se perdre et a être déjà effacée, déjà annulée au profit de sa liberté indécise, ambiguë comme une aube.
Cette liberté indécise, illimitée, est ce dont dispose le protagoniste de roman ; c’est sa richesse, son trésor, quasiment sa substance. Le doute, on le sait déjà, est le lieu de la liberté. Un doute qui, pour les autres, ne va pas très profondément. La liberté chez le protagoniste de roman est tout entière pour qu'il l’emploie à soutenir quelque chose ; quelque chose dont il est entièrement convaincu : son être, précisément. Il y a de la conviction, plus que de la foi, dans cette espèce de personnage. Car la foi seule ne cherche pas cette collaboration avec les autres pour configurer son argument, comme le réclame sans cesse le personnage de roman. Le romanesque consiste, en principe, à croire être quelque chose et avoir besoin que les autres le croient ; son être a besoin de cette conviction, et que les autres soient convaincus par lui.
À ce désir de convaincre pour se convaincre d’être quelque chose, quelqu’un, propre au personnage de roman, correspond habituellement le désir d'être ce qu’on appelle un vaincu. Le roman d’un personnage victorieux, dont les avatars viendraient s'insérer dans l’histoire, est impossible. Et si cela est possible, bien qu’avec beaucoup de difficultés, le roman historique existe à cause de tout ce qu’il y a de défaite dans toute histoire humaine, visible chez ses plus nobles protagonistes et dans les moments les plus clairs ; dans les moments où la liberté est sur le point de se libérer entièrement. Car la liberté vaincue se fraie toujours un chemin dans le monde.
Le personnage de roman, donc, est mû par le rêve de liberté dans lequel il ne se donne pas pour vaincu, bien qu’il le soit. Le personnage — à l’intérieur de l’œuvre — libéré par l’auteur, poursuit sa libération, dans laquelle il parvient à atteindre son autonomie ; il s’échappe des mains de l'auteur, comme Unamuno l’a souligné. Tandis que le personnage de tragédie ne peut pas arriver à vivre par lui-même, le protagoniste de roman est quelqu’un qui s’en est allé, qui est toujours parti. Celui de la tragédie ne peut sortir du cercle magique dans lequel il est emprisonné non à cause de l’auteur, mais pour être lui-même figé dans un instant comme la victime du sacrifice qu’il est. Le personnage romanesque, en revanche, a son propre rêve qui, quel que soit son argument, s’inscrit dans la liberté la plus vaste. Et il n’est victime de la fatalité que lorsque l’horizon que lui ouvre son rêve de liberté s’emplit d’un rêve atavique ou primitif que l’esclavage de la psyché s’obstine à maintenir. Et cela produit une tragédie spécifique au sein du roman, qui parfois submerge le roman et le transforme en une fable tragique. La métamorphose, Le château, de Kafka, vont encore plus loin, ils approfondissent cette situation, car ils sont, en vérité, des paraboles de la chute : le protagoniste, retombant depuis les hauteurs de la liberté, se paralyse dans la faute originelle. Paraboles prophétiques d’un temps qui a donné la plus grande désillusion de la liberté.
Et comme toutes les prophéties historiques, ces paraboles de Kafka manifestent leur signification quand elles sont déjà accomplies. Ce sont des théorèmes qui énoncent la réalisation d’une catastrophe. C’est seulement après leur accomplissement, dans la conscience qui les rassemble conjointement, qu’elles prennent la forme d’une tragédie. Telles les exigences de l’oracle envers Oreste et les songes de Clytemnestre. La catharsis opère seulement à la vue du processus complet, passé, dans le cas des prophéties historiques, à travers la réalité.
Dans le roman, l’équivalent de la catharsis se trouve dans la participation du lecteur à la passion du personnage, convaincu avec lui, éprouvant cette conviction à travers laquelle la liberté, dans sa défaite incessante, s’ouvre un chemin. L’action du roman se produit dans l’âme, et plus que dans l’âme, dans la conscience qui cherche à se détacher du sacré et à entrer pleinement dans le champ de la liberté. À partir de là, tout roman est, malgré lui, didactique. Il montre à l’homme le chemin de la liberté, et c’est de sa solitude qu’il part. La liberté ne s’atteint seulement que chez les vaincus qui savent convaincre et se convaincre. Il y aura toujours un soupçon de didactisme dans tout roman, qui éveillera le questionnement autour des intentions de l'auteur, et avec plus d’insistance, précisément, quand la présence de l’auteur dans le roman est moins sensible, quand celui-ci est plus éloigné de la confession ou de l’autobiographie, quand il s’approche davantage de la perfection du genre.
Car lui, le roman, processus et aventure de la liberté, montre la solitude de l’homme quand il entre dans la liberté. Une solitude spécifique qui correspond à un moment, à une étape de l’histoire individuelle et, à la fois, de l'histoire humaine universelle, dans laquelle la fatalité est vaincue. La fatalité de l’histoire spontanée, élémentaire, qui correspond à l’histoire primitive de la psyché dans les rêves. Cette histoire naturelle et masquée caractérise toute espèce de personnage historique.
La tragédie se produit à cet instant où s’ouvre l’histoire fatale — l’histoire encore sous le rêve. Le masque tombe et un être apparaît. Événement qui déclare une fois de plus que dans la tragédie on traite de la naissance. Tandis que dans le roman, déjà né d’une première naissance, le personnage avance, se met en marche en même temps que son propre rêve, né en lui, ni imposé, ni hérité ; ni donné non plus par les circonstances historiques. Le rêve d’être découvert, de se découvrir entièrement.
Mais le rêve de se découvrir entièrement, de se démasquer, de se libérer de la figure que les circonstances imposent à toute créature humaine, est la condition la plus vaste, la plus générique, du protagoniste et donc il ne le concrétise pas complètement. Cela le différencie du personnage de tragédie qui n’a pas pu abriter un rêve semblable, puisque, comme toutes les victimes de sacrifice, il n’a pas eu le temps de rêver son propre être, consommé et consumé sans plus d’histoire à l’instant du sacrifice.
Le protagoniste de la tragédie est sacrifié, et donc, quelle que soit son action, son enfer, il est toujours innocent. Le protagoniste de roman, s’il se sacrifie, le fait lui-même. Par conséquent, il ne s’agira jamais d’un véritable sacrifice, et il court le risque, s’il fait de son sacrifice son rêve, d’être victime du plus terrible des sacrifices : celui non accepté. Risque qui se dresse toujours face au sacrifice, d’autant qu’il n’est ni requis, ni envoyé.
Ce risque harcèlera toujours le protagoniste de roman, sinon quant au sacrifice, qu’il peut ne pas désirer, mais quant à l’être auquel il aspire. Car la condition première, celle d’avoir un rêve propre, selon qu’il correspond à celui qui est déjà né, nécessite d’être complétée par une autre pour que surgisse un protagoniste de roman. C’est que ce rêve contienne l’aspiration à être. L’aspiration implique de choisir l’être. Le personnage de roman s’est choisi lui-même. Pour que cela arrive, choisir suffit parfois, ou au moins avec un aperçu de qui on est ; ce qui humainement est savoir qui on va être. Savoir celui qu’on n’est pas encore, avec le risque pour l’avoir su de ne jamais parvenir à l’être. Savoir, se connaître soi-même à l’intérieur d’un rêve, comme une figure rêvée. Et comme dans tout rêve il y a toujours quelque chose d’étrange, même dans le rêve de la liberté, dans ce qui tient lieu de figuration le personnage de roman doit pénétrer son rêve, imprimer cette figure entièrement en lui, corps et âme, faisant son être choisi à l’image et à la ressemblance de la figure de son rêve. De là l’inévitable mimétisme de tout personnage romanesque qui parfois frôle et même atteint la parodie. Et la parodie peut, en rayonnant du protagoniste, compromettre l’œuvre, le roman lui-même. Ce qui est lié au sens didactique du roman. Dans tout enseignement existe toujours le risque, d’autant plus grand que l’enseignement est plus personnel, de tomber dans le mimétisme, ou dans la parodie, dans la représentation d’un être qui n’est pas encore ou qui est déjà d’un autre temps. Ou d’un être duquel est extrait un aspect ou qui se réduit à un schéma, chose si propre à la dialectique, qui rend difficilement évitable sa conséquence immédiate : la parodie, la représentation.
Car le protagoniste de roman ne vit pas seulement la liberté, il la représente. La vivre sans plus est la souffrir, la subir passivement et obscurément, chose qui peut-être se produit, à un plus ou moins grand degré, chez tous les hommes.
De cette souffrance obscure, passive, la liberté peut s’éveiller en s’actualisant de différentes manières. À la manière tragique, selon ce qui a déjà été dit ; manière qui subsistera toujours comme fond et comme possibilité — risque ultime de tout libérateur — sous et à côté de toutes les manières ou méthodes de se réveiller. Le réveil tragique est le premier pas de l’humanité qui s’éveille, qui précède tous les autres et même les alimente et les soutient, comme la racine chez tout être vivant ; la racine toujours infernale.
Il existe une autre façon de s’éveiller, l’actualisation de la liberté qui se produit dans le roman, en elle-même et chez son personnage. C’est un réveil ambigu, puisqu’il crée un rêve. Un songe, une rêverie de l’être profitant de l’instant du réveil, de la caverne de l’atemporalité.
Dans cet instant s’ouvre l'horizon de la possibilité. Cet horizon qui apparaît dans les rêves d’obstacle plus proches de la liberté ; cette extension pure qui appelle et attire. Cette extension à parcourir, la matérialisation de la liberté même. Le caractère de fantasme de l’être enveloppe les images et l’argument, la figuration de cette espèce de rêves au seuil de la liberté, au seuil de l’être et de la liberté, que tout rêve d’obstacle contient toujours un peu. Mais, quand elle apparaît en eux, derrière l’obstacle à sauver, dépeuplée, l’extension sans figures, dit avec son appel qu’il s’agit d’un espace proprement humain, le lieu de la liberté. En lui coïncident l’image du rêve et celle de l’espace “réel” de l’état de veille. Et ainsi, la plaine contenue dans le rêve est, également, l’appel au réveil, et dans l’état de veille, l’appel à réaliser le songe.
L’horizon se constitue depuis la plaine. L’horizon est une révélation de la plaine.
Une révélation, donc, de la liberté, l’horizon. Il surgit, il s’élève comme sa promesse et comme son obstacle. L’horizon est la limite ultime de la liberté ; en avançant, elle se déplace. Son être inaccessible crée le chemin ; c’est sa possibilité et son exigence.
Et au commencement, au premier pas de la liberté, l’horizon s’ouvre, s’élargit ; c’est l’instant de sa révélation qui est en même temps la révélation de la liberté, de son actualisation, qui est son premier pas, quand le protagoniste se met en marche en suivant un chemin visible seulement par lui.
“Ce serait celle de l’aube…” dit Cervantes quand Don Quichotte sortit en chemin. “Serait”, dit-il, avec l’incertitude propre à l’aube, l’aube qui quand quelqu’un la regarde et la suit est un lever du jour. Pas un état de la lumière, une heure figée du jour, comme le sont les autres heures du jour ou de la nuit, même celles du crépuscule, quand il est long. Et les heures, comme elles viennent de l’aube, gagnent du temps. On dirait que l’aube n’en a pas ; que ce jour qui point n’apporte pas de temps, qu’il ne le dépense pas, ni ne le consomme ; que c’est son apparence qui avec le temps, ne peut se produire que de cette façon, dans une espèce de labilité telle l’eau sur le point de se répandre. Comme si l’océan du temps et de la lumière — du temps-lumière — jaillissait de part en part, sur le point de déborder et de se retirer. Pour claire qu’elle soit, l’aube est toujours indécise.
Ainsi, l’aube donne la certitude du temps et de la lumière et l’incertitude de ce que la lumière et le temps vont apporter. C’est la représentation la plus adéquate qui soit donne à l’homme de sa propre vie, de son être dans la vie, car l’être de l’homme aussi point toujours. Devant l’aube, l’homme se trouve avec lui-même et devant lui, ce qui va déborder et ce qui va s’occulter ; dans cela sa liberté indécise à moitié rêvée. Et l’aube, la sienne, celle du jour, s’éveille en allant à sa rencontre. C’est son action transcendantale primaire et première.
Don Quichotte se met en chemin à l’heure de l’aube. Cela ne pourrait être d’une autre manière chez le personnage du roman dans ce qui prend figure de roman occidental et devient classique ; le personnage qui pâtit de façon exemplaire du rêve de la liberté, ce rêve qui chez l’homme se détache à une certaine heure, si incertaine.
Tout Don Quichotte est une révélation, humaine, mais pas encore trop, où se rencontrent aussi le roman et le protagoniste, dans le lieu et le moment de l’aube ; de l’aube permanente qui n’a pas encore transpercé le roman de la liberté humaine. L’aube devant laquelle l’homme, parfois, se fatigue d’aller à la rencontre.
Et le plus révélateur, peut-être, de ce livre révélateur, sont ces paroles pures, si simples, qui énoncent l’heure du départ de Don Quichotte ; elles se détachent du reste du livre comme si elles étaient des paroles sacrées, quand, apparemment, elles déclarent quelque chose qui n’a pas une grande importance, comme l’heure à laquelle Don Quichotte sort en chemin. Mais cela est une chose essentielle, comme l’est aussi celle de Don Quichotte “sortira” en chemin et non se mettra ou se disposera.
Ces paroles, comme toutes celles sacrées d’une façon ou d’une autre, manifestent l’unité ; son unité. Elles la font et l’actualisent, la créent, car tout Don Quichotte apparaît en elles, bien que, clairement, elles seules ne pourraient la créer. Tout Don Quichotte est en elles et il suffit de s’en souvenir pour que le livre se présente tout entier. Tandis que d’autres phrases, révélatrices elles aussi, émergent de l’œuvre dans laquelle elles sont et empruntent un chemin par elles-mêmes, il n’est même pas besoin, pour celui qui les répète, de se souvenir du lieu d’où elles viennent, parce qu’elles ne le traînent pas avec elles. L’unité qui réside en elles n’appartient qu’à elles ; on dirait qu’elles se sont individualisées. Celles de Don Quichotte, qui disent si peu de choses à propos de lui, en apparence, actualisent le personnage et son action, tout le livre, signe d’unité de la multiplicité des différents plans du roman : la réalité et l’être, la vie et l’histoire, qui dans Don Quichotte, peut-être comme dans aucun autre livre, se déploient.
Une telle unité transcende le roman lui-même et fait de son temps — un temps successif — le temps du processus de la liberté, un temps unique ; elle l’emmène dans un instant un et unique duquel il est parti et auquel il retourne, dans un cercle qui n’est pas celui de “l’éternel retour”. C’est le cercle de l'accomplissement total d’une vie personnelle dans laquelle la vocation a achevé de se libérer de tout désir romanesque. Le roman de la liberté a été vaincu par la vocation d’un “plus” qui se cache derrière la liberté et clame depuis elle. Ce “quelque chose” qui fait aller à la rencontre de l’aube.
Et quand ce genre d’unité apparaît, le roman entre dans le royaume de la poésie. Il est poème. Poème, devenu roman précipité, parce que tout ce qui est création humaine entre dans la poésie quand elle parvient à sa perfection. Ce qui veut seulement dire que le rêve originel, initial, est entré dans l'ordre de la création ; dans l’ordre.
Le roman montre le chemin de la liberté dans sa forme la plus ambiguë. Mais cette ambiguïté est le propre du rêve de la liberté. Et la liberté, jusqu’à maintenant, n’a pas été vécue d’une autre manière dans l’histoire humaine. Si les histoires des dieux nous paraissent si différentes des histoires humaines c’est parce qu’ou bien elles manquent complètement de liberté, ou elles l’ont si entière et achevée, qu’elles sont confondues avec son être même, ce qui semble évident chez les dieux grecs. Alors, tout ce que l’homme réalise, en l’observant et en le voyant à partir d’elles, s’avérerait être un roman, excepté le retour au divin, soit à travers les éléments soit à travers l’intelligence. Le chemin de l’être, sous ces dieux, est interdit à l’homme. Et la substitution du dieu de l’être — “moteur immobile” aristotélicien — ne transforme pas cette situation ; elle n’ouvre pas à l’homme le chemin de l’être. Et si le chemin de l’être n’est pas ouvert, la liberté n’a pas d’horizon ; elle a seulement un territoire visible, celui de la cité édifiée par l’homme. Et le rêve le plus humain, celui qui définit la situation de l’homme dans cette situation, ne peut être autre que celui d’édifier une telle cité, où l’histoire, le roman de la liberté, ne peut même pas surgir. Une cité comme un astre, à l’intérieur de laquelle les hommes se regroupent à la façon des éléments et dans la même condition, comme nous le voyons dans la République platonicienne. Et le vivre humain serait, comme l’astre, pensée, forme, eidos. Et la poésie n’aurait aucune raison d’être. Le roman annulé dans sa possibilité même, dans son obscure racine — le rêve de l’être à travers la liberté —, la poésie ne se maintient pas non plus.
Car ce qui est dans la poésie est une puissance de représentation, un besoin figuratif — d’avoir l’homme qui se représente lui-même, qui se voit dans le roman et dans l’histoire —, ce qui reste est logos et musique réunis. Et le logos s’est incorporé, s’il ne s’est pas incarné, dans la cité-État, véritable médiatrice. Il ne reste seulement que la musique. Mais, faudrait-il en faire ? Ne serait-elle pas, elle aussi, absorbée ?
La musique ne deviendrait-elle pas la première et ultime nature à l’intérieur de laquelle être dans la vie ou dans la mort n’aurait pas une importance décisive ? Vie et mort seraient deux modes de la musique totale.
Le roman surgit du rêve de la liberté et, à son tour, ne peut être rêvé que dans une certaine situation ; quand, depuis la sphère du divin, s’ouvre à l’homme le chemin de l'être. Quand le divin ne coïncide pas avec l’être en tant que tel, ni avec la pensée elle-même. Et pas seulement : quand cet au-delà du divin — au-delà de l’être et de l’intelligence — est ou se configure en une personne, en des personnes, dont l’une d’elles descend et souffre également de l’humain, de la liberté, passant à travers la réalité dans le temps. L’être de l’homme ou dans l’homme, est libéré par sa vertu. Et il peut dans sa nouvelle solitude se rêver dans la liberté, rêver son être en liberté, et rêver la liberté elle-même comme son être. Et jusqu’à oser le penser ainsi.
Mais, si un rêve a précédé toute pensée comme sa racine et sa matière, la pensée de la liberté plus qu’aucune autre, traîne avec elle le rêve de son origine ; un rêve dans lequel l’homme s’approprie quelque chose de divin qui lui a été révélé dans une passion divine et humaine en même temps.
Et cette appropriation du divin par l’homme, dans son rêve de liberté, ne le divinise pas, ce qui serait une tromperie, une tromperie pour son désir d’être, puisque, en plus de ne pas être réalisable, cela lui fermerait les portes du proprement humain ; ce serait la condamnation définitive de la possibilité d’être homme ; de l’être même de l’homme.
Le rêve de la liberté apparaît ainsi comme le plus décisif des rêves réalisés jusqu’à présent. Car qui sait si l’homme espère encore d’autres rêves entièrement inconnus ou le sauvetage de quelques-uns rejetés comme impossibles, et qui seraient seulement nés en avance. Mais, pour l’heure, le rêve de la liberté est encore l’aube, l’aube même de l’humain. Le divin qu’il s’est approprié à travers lui ne le divinise pas, il le tient éveillé. L’éveil dans lequel l’homme s’agite et, d’une certaine façon, se désincarne ; le vivre en naissant et la mort en même temps, consommant la vie avant de mourir : “Moi, Sancho, je suis né pour vivre en mourant”.
Comme la liberté chez l’homme est essentiellement active, réalisatrice de son propre être, le rêve de la liberté sera, dans sa forme la plus pure, un rêve de libération. Celui véritablement mû par la liberté, sort de lui-même en libérant quelque chose ou quelqu'un, ou les deux à la fois. La légitimité du rêve de la liberté réside dans ce mouvement de se donner universellement et concrètement pareillement ; dans cette transcendance du sujet qui l’emporte avec lui, bien qu’il ne l’ait pas atteinte par lui-même, qu'il ne l'aura jamais jusqu'à ce qu'il l'ait donné. La liberté appartient au royaume de ce qui s’obtient en étant donné et qui est obtenu en vérité seulement quand il est donné, comme la parole, comme la pensée même.
Dans le roman, l’action libératrice provient du rêve de liberté de l’auteur, qui s’il n’est pas possédé par lui, ne parviendra jamais à être auteur de roman, puisque son rêve ne coïncidera pas alors avec la loi du genre. Ce qui ne veut pas dire, clairement, que le possédé du rêve de la liberté doive être forcément auteur de roman, sans pouvoir devenir autre chose. Le rêve de la liberté peut prendre le chemin de l’histoire, celui de la pensée ; il peut être aimanté par la piété et se répandre en miséricorde en restant quasiment méconnaissable ; il peut se donner dans tout ce qui se donne. Et se donner tellement entier, que celui qui le rêve reste esclave. Et ainsi il se perd mystérieusement, il s’abîme dans l’amour insondable, peut-être dans la sainteté.
Et si l’auteur du roman est touché et mû par le rêve de la liberté en accord avec le genre, le personnage, en revanche, peut être mû par un autre rêve. Mais, il est clair que celui mû par n’importe quel rêve se met en mouvement, ou cherche, ou croit se mouvoir dans la liberté. La liberté est toujours impliquée dans la passion de tout personnage de roman.
La liberté se donne à voir dans le roman et dans le personnage à partir du moment où se met en marche le rêve de son protagoniste. Tout roman met en marche un rêve immobile. Ainsi Don Quichotte part en chemin depuis l’isolement dans lequel il doit avoir si longuement rêvé son action : aller par le monde en établissant la justice qui consiste à donner la liberté, de même qu’il va en se libérant lui-même.
Le rêve qui a visité au début Alonso Quijano était un rêve d’amour. Un amour rêvé. Un amour réalisé dans la plénitude du rêve. Dulcinée a existé pleinement, mais seulement à l’intérieur de l’amour de Don Quichotte, ce qu’il n’a jamais pu nier. Il a trouvé ainsi l’identité de la personne aimée. Mais non sa transcendance. Et pour y parvenir il a dû libérer Dulcinée de la prison de son rêve, en la rendant visible par tous, à la façon d’une “Béatrice” médiatrice qui s’adresse à tous ; en la faisant descendre, sans la déshonorer, jusqu'à la chute ; l’élevant jusqu''à la visibilité de la gloire. Il a libéré son rêve même en le portant à la conscience, où il s’est fait vœu, volonté ; finalité qui entraîne la personne.
Et en ce sens, Don Quichotte s’est inventé lui-même. Il a conduit son rêve en liberté parmi la réalité. Mais comme la réalité ne l’a pas hébergé, il a dû transformer la réalité de l’unique façon qui était possible, en la rêvant. Son action est libre, c’est un éveil. Et son rêve est devenu réalité, en l'enveloppant. Le romanesque consiste dans cette dernière chose seulement, dans cette transformation de la réalité en roman.
Car si Don Quichotte avait rencontré une réalité où il aurait pu libérer son rêve, une réalité-chemin pour son rêve, il serait passé à travers lui, et alors il ne serait pas un personnage de roman, ni de rien. Il ne serait pas un personnage ; ne l’est seulement que celui qui traîne avec lui un rêve dont il n’a pas obtenu l’entière transformation.
Le roman apparaît ainsi comme un chemin dans le temps dans lequel un rêve initial se déploie. La conscience accompagne, alors, le personnage d’une manière ou d’une autre, dès qu’il se met en marche, dès qu’il part en chemin. Cela apparaît aussi dans A la recherche du temps perdu, de Proust, si loin pourtant du Quichotte.
Le même auteur, Proust, part à une certaine heure pour libérer ses rêves initiaux, des rêves vécus à l’état de veille. Il n’essaie pas de se détacher d’eux, sinon pour les libérer, de l’unique façon possible, en les démêlant, en les passant à travers la réalité. Et pour qu’il en soit ainsi il doit libérer la réalité elle-même. Il part à la recherche de la réalité et du temps pour les faire parvenir à la liberté. Il sauve la réalité enveloppée dans ses rêves en entrant dans la liberté de la personne qui est transcendance, qui, pour tout accomplir doit sauver le temps, son temps ; il l’offre à celui qui est en lui ou sous lui, et également au temps lui-même. Et ainsi, à travers le temps, dans la liberté de la personne, les rêves rencontrent leur propre transcendance.
Pour cela il a été nécessaire à Proust, l’auteur, d’entrer dans le temps même, dans ses intériorités jusqu’à toucher le cœur du temps, de la même façon que Don Quichotte parvient jusqu'à l’abîme de la liberté, parce que la liberté est abismatique.
Le temps est labyrinthique, parce qu’il possède plusieurs dimensions, et pas seulement celles du temps successif, qui ne sont qu’une des modalités du temps. Le temps, si l'expression est appropriée, est essentiellement multiple. Et pour cela il peut être un chemin de l’humain transcendant qui doit s’accomplir dans la réalité. Révéler la réalité, la sauver, exige un temps multiple. Dans le Quichotte, la réalité, recouverte sous le rêve de son protagoniste, est découverte par Cervantes, l’auteur, à travers la foule de personnages, et à travers son regard lui-même. Chez Proust cela n'est pas nécessaire, puisque son exploit quichottesque consiste à sauver la réalité et le temps dans le personnage lui-même — auteur personnage ; la réalité dans son temps et le temps dans sa réalité. Et de cette façon il parvient à toucher le cœur du temps, cet instant inespéré dans lequel est donné ce dont le temps semble manquer le plus, l’identité. L’identité dont l’atemporalité des rêves est la préhistoire et la figuration prophétique. L'énigme contenue dans tout rêve.
Identité du temps qui va être oublié, ou mieux, celui que l’oubli promet. Proust l’a élevé à travers la mémoire, en précipitant la mémoire ; la mémoire multiple dans tous les plans de sa discontinuité. La mémoire, véritable personnage de la tragédie sous-jacente dans ce roman. “Dans l’infini, / le temps vit sa colombe ouverte, / le cœur sans nom de son oubli”, dit Emilio Prados dans Circuncisión del sueño.
Parole poétique, créatrice de tragédie et de roman. Mais la parole, elle, va au-delà. Elle s’échappe seule dans une respiration ; respiration de l’être dans le souffle pur de la poésie lyrique. La parole vole en transcendant tout rêve et aussi tout état de veille : “Mon bien-aimé est comme les montagnes”.
[Traduction : Patrick Moulin.]ZAMBRANO M., El sueño creador, Madrid, Alianza, 2023.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecture — Texte au format ePubPatrick Moulin, MardiPhilo, juin 2025.
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