Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Avant que l’Histoire apparaisse, il y a une préhistoire de l’histoire : La Poésie. Certains poèmes comme l’Iliade et l’Odyssée la constituent ; et d’autres chants, les plus antiques de toutes les civilisations, où apparaissent les premiers récits et visions des événements humains. Des récits qui étant poétiques sont religieux et éminemment dramatiques. Dans ceux-ci seuls prennent part des individus extraordinaires, des agents de grands exploits ; l’histoire est le récit de grandes et extraordinaires actions ; être dans l’histoire signifie être entré dans une certaine immortalité qui sépare les héros du reste des mortels.
Ce sens de l’histoire a perduré extraordinairement comme toutes les origines. L’Histoire comme recensement des exploits immémorables persiste toujours, tout particulièrement dans la conscience ingénue des gens. C’est la mémoire du merveilleux.
Mais l’Histoire est aussi devenue une science et elle s’est dirigée alors vers une captation des faits, des événements sans plus. Des événements décisifs, transcendants, mais qui n’ont pas besoin d’être héroïques. Être transcendant ne signifie rien de plus que de ne pas s’achever en soi, de dépasser ses propres limites. De plus, ce mode scientifique de composer l’histoire laisse dans l’obscurité la vie quotidienne, à ce qui se passe sans bruit et forme la trame, la toile sur laquelle uniquement peut se dessiner l’action extraordinaire ou l’événement transcendant.
Cette vie anonyme qui ne parvient pas à la catégorie historique, est devenue la matière innombrable du roman. À partir de là, que la meilleure histoire de certaines périodes de la culture occidentale, soit le roman, la meilleure histoire et la meilleure sociologie. Car elle correspond à ce qui est actuellement appelé l’étude des “formes de vie”. En cela c’est maintenant ; plus que les individus et les événements extraordinaires, transcendants, elle s’intéresse à capter les formes de vie, la façon dont la vie se façonne à partir des relations économiques et sociales, politiques, etc. Mais dans le roman et dans la poésie il y a quelque chose de plus.
Le roman et la poésie ont reflété mieux que la connaissance historique, ce qui se passe vraiment, la vérité des choses qui arrivent à l’homme et leur sens intime. L’histoire pour être complètement et véritablement humaine, devra descendre vers ces lieux secrets de l’être, jusqu’à ce qui se dénomme avec tant de beauté les entrailles. Les entrailles sont ce qui est le moins visible, nous seulement pour ne pas l'être mais pour résister à cela. Et les entrailles sont le siège des sentiments. Mais les sentiments, c’est un terme si vaste qu’il convient de s’arrêter un peu en lui parce qu'à l’intérieur de son domaine se trouve cela dont nous allons offrir une brève histoire de la Piété.
Est-ce juste un sentiment ?
Peut-être n’y a-t-il rien de plus difficile à définir, dans la vie de l'âme, que les sentiments. Quand nous avons l’intention de les englober nous trouvons qu’ils constituent toute la vie de l’âme, qu’ils sont l’âme même. Qu’en serait-il d’un être humain s’il était possible de lui supprimer le sentir ? Il irait jusqu’à cesser de se sentir lui-même. Tout, tout ce qui peut être un objet de connaissance, ce qui peut être pensé ou soumis à l’expérience, tout ce qui peut être voulu, ou calculé, est senti préalablement d’une manière ou d’une autre ; jusqu’à l’être lui-même qui, s’il était seulement compris ou perçu, cesserait de se référer à son centre propre, à la personne. En faisant un effort pour nous imaginer cet état, nous le voyons comme une espèce de songe abstrait, une aliénation totale dans laquelle, jusqu’aux choses mêmes cesseraient d’être perçues par manque d’intérêt, par l’absence de quelqu’un qui les perçoit.
Le sentir, donc, nous constitue plus qu’aucune des autres fonctions psychiques, on dirait que nous possédons les autres, tandis que nous sommes le sentir. Et ainsi, le signe suprême de véracité, de vérité vivante a toujours été le sentir ; la source ultime de légitimité de tout ce que l’homme dit, fait ou pense.
Avec une si brève observation, nous voyons que si quelque chose a droit ou a besoin d’histoire c’est, précisément, ce vaste monde dénommé le sentiment, car son histoire sera l’histoire la plus véridique de l’homme. Mais, pour cela, la difficulté est grande, selon une loi qui semble présider toutes les questions humaines : à plus grande nécessité, plus grande difficulté. Les sentiments sont nombreux, ils sont fuyants ; pour être ce qui est le plus vivant de notre vie, ils sont le plus insaisissables ; les plus prompts à s’échapper et à nous laisser une espèce de vide palpitant, quand nous avons l’intention de les capturer. Ils sont les plus rebelles à la définition. Non sans raison, la poésie et le roman ont été leurs meilleurs canaux. Parce que le propre des sentiments n’est pas d’être analysé, mais d’être exprimé. L’expression fait partie de la vie des sentiments, qui, en y parvenant, loin de pâlir, se couvrent d’une espèce d’entité diamantine qui les rend transparents et invulnérables au temps. Et comme à l'époque dans laquelle nous sommes encore plongés, l'idée rationaliste a toujours primé sur la vie de l’âme, le savoir sur les sentiments a diminué jusqu’à finir par se réfugier dans des lieux chaque fois plus hermétiques. Un des plus grands malheurs et une des plus grandes difficultés de notre temps est l’hermétisme de la vie profonde, de la vie véritable du sentir qui en est venu à se cacher dans des lieux chaque fois moins accessibles. Faire son histoire, même timidement, sera un travail de libération.
Mais, parmi les sentiments, dans cet immense monde délicat et énorme, qu’est-ce que la Piété ?
C’est, peut-être, le sentiment initial, le plus vaste et le plus profond ; quelque chose comme la patrie de tous les autres. Cette affirmation paraîtra très audacieuse, même exprimée sous une forme hésitante, mais nous espérons qu’au long de ces brèves pages elle va ouvrir un passage dans l’esprit de l’hypothétique lecteur. Nous ne pouvons pas nous en sortir sans un essai de “présentation” de ce sentiment, mais la définition, c’est comme nous l’avons indiqué le moyen le plus bancal et inadéquat de la saisir. De plus, sans que les sentiments et parmi eux rien moins que la Piété, n’aient une définition adéquate, ils doivent avoir une histoire. Les objets qui ont une définition adéquate, jusqu’au point de coïncider avec elle, sont ce qu’on appelle les “objets idéaux” : un triangle, un personnage de roman, un polygone de mille côtés, un carré rond ; ils n’ont pas, en revanche, d'histoire. À l’inverse, ce qui paraît impossible à appréhender à travers une définition doit se développer dans des manifestations multiples et successives, sans rien perdre, c’est-à-dire, dans son histoire.
La Piété ne peut se définir adéquatement, moins que tout autre sentiment parce qu’elle constitue le genre suprême d’une classe d’entre eux : amoureux ou positifs. Ce n’est pas l’amour proprement dit dans aucune de ses formes et acceptions ; ce n’est pas non plus la charité, forme déterminée de la piété découverte par le Christianisme ; ce n’est même pas la compassion, passion générique et diffuse. Elle vient à être la préhistoire de tous les sentiments positifs. Et, cependant, elle les accompagne dans leur histoire et parvient même à avoir la sienne propre. Et ici nous devons nous arrêter un peu pour voir la forme spécifique de la succession historique des sentiments.
L’idée que nous avons de la succession historique, comme celle de toute succession temporelle est celle la destruction : le “temps destructeur” est l’image qui persiste dans la conscience de presque tous les hommes ; par conséquent, il n’y a pas eu de tentative pour faire l’histoire des sentiments ni de rien de ce qui constitue l’intimité de la condition humaine, car l’histoire semble une succession de choses qui annule celles antérieures, une espèce de défilé d’instants qui brillent fugacement et auxquels d’autres se substituent. Le philosophe Bergson a réalisé de façon magistrale la critique de cette idée de la succession temporelle conçue de manière linéaire par des points qui passent les uns après les autres et sont consommés en passant. Le temps, selon Bergson, est une croissance multiforme dans laquelle chaque instant pénètre et est pénétré par les autres ; le temps crée au lieu de détruire. Cette thèse fondamentale de la métaphysique contemporaine, jette une lumière vive sur notre sujet. Et c’est que les sentiments dans leur histoire ne se détruisent pas les uns les autres, ainsi nous comprenons que la Piété peut être mère de tous ceux que nous avons appelés sentiments amoureux — de signe positif — sans disparaître rayée par eux, tels qu’ils vont en se présentant. D’autre part, c’est aussi quelque chose qui contredit l’idée commune, celle que les sentiments vont en se présentant dans l’Histoire et qu’ils ne sont pas tous apparus soudainement. Nous gardons encore l’idée de l’homme comme un être formé une fois pour toutes. Peut-être en est-il ainsi, mais il est certain que les capacités ou les potentiels de son être vont en se révélant, en se manifestant dans l’Histoire. C’est pourquoi il peut y avoir, il y a, une histoire des sentiments ; parce que l’être humain n’a pas montré soudainement dès le premier moment de son apparition sur la terre, toute sa plénitude et sa complexité, mais qu’il va en se révélant, en sortant ses entrailles. Les horreurs et les souffrances dont l’Histoire est la proie se justifient, en “dernière instance”. Parce qu’à travers les avatars historiques, l’être humain se désentraille, se met à la lumière, c’est-à-dire, que l'homme va en naissant dans l’Histoire, au lieu d’être né en une fois.
La Piété nous apparaît comme la matrice originaire de la vie du sentir. Voyons pourquoi. Sans prétendre — comme je l’ai déjà dit — la définir, nous devons nous former un certain idéal de ce nous allons entendre par elle. C’est pour cette raison que l’idée même de sentiment nous gêne. Car comme tous les concepts très élaborés et usés, elle supporte une charge de fausseté. Et encore plus, parce que le terme même de “sentiment” correspond à l’étape de la pensée dans laquelle la Piété a été justement la plus méconnue. Alors, en l’abordant directement elle semble nous échapper. Mais il existe une manière plus ancienne pour surprendre ces entités et c'est celle que les théologiens ont appelé la voie négative. Un très ancien mystique hindou se référant à Dieu dit qu’il n’est “ni ceci ni cela”. Définition qu’a poursuivie la plus haute théologie avec Plotin et la plus haute mystique à travers différents âges. Les choses les plus subtiles qui ne peuvent être capturées à travers leur présence, le sont par leur absence, par le vide qu’elles laissent. Et un tel procédé ne doit pas nous effrayer, car chacun l’a expérimenté à coup sûr dans sa propre vie : nous sentons ce qu’est la personne aimée, ou l’ami quand on le perd, par le vide irrémédiable qu’ils nous laissent, comme le paysage de la patrie, comme la santé, comme tous les biens indéfinissables à cause de leur immensité. Ils débordent notre âme, ils inondent notre conscience, ils nous possèdent. Comment les définir ? Définir c’est voir, distinctement les limites d’une chose, et voir c’est, dans l’immédiat, la tenir à distance, distinguer les limites de ce qui est vu, la voir parmi d’autres choses sur un même plan, formant un ensemble. Les grands biens et les grands maux, au contraire, nous possèdent, nous sentons qu’ils dépassent notre vie et notre conscience. Presque toujours nous avons besoin de les perdre ou de subir une éclipse pour pouvoir, en leur absence, les distinguer.
Ainsi, la Piété. Il n’est pas possible de douter qu’elle a souffert ces derniers temps d’une intense éclipse qui coïncide avec l’apogée du rationalisme. L’enthousiasme pour la raison et pour ses conséquences, la lumière qui rayonne de la connaissance exclusivement rationnelle, semble avoir jeté son ombre sur la Piété. Et comme cela se produit depuis suffisamment de temps, nous pouvons regarder un peu en perspective et nous demander : qu’est-ce qu’il nous manque ? Ce que les méthodes merveilleuses de la science, les créations de la technique n'ont pu nous donner. Quelle est notre situation en tant qu'homme dans l’Univers ? Et la réponse surgit immédiatement à la conscience, comme si elle était là, avant que soit formulée la question : nous sommes seuls, seuls en tant qu’homme face aux choses et parmi elles : nous les dominons, nous les manipulons, mais nous ne les comprenons pas. Si nous confondons la Piété avec le fait de traiter avec délicatesse son prochain, les animaux, les plantes, il peut sembler que ce ne soit pas ça. Mais la Piété n’est pas la philanthropie, ni la compassion pour les animaux et les plantes. Elle est quelque chose de plus : c’est ce qui permet nous communions avec eux, en somme, le sentiment diffus, gigantesque qui nous situe parmi tous les plans de l’être, parmi les différents êtres d’une façon adéquate. La Piété c’est savoir traiter avec ce qui est différent, avec ce qui est radicalement autre que nous.
L’idée que l’homme est, avant tout, une conscience et une raison a conduit à ce que l’homme ne considère seulement semblable à un autre homme. Mais le processus ne s’arrête pas ici, car comme les différences entre les hommes subsistent, et qu’il y a des races, des nationalités, des cultures, des classes sociales et des différences économiques, nous sommes arrivés au spectacle bien visible de la société actuelle. À peine savons-nous être en relation sinon avec ceux qui sont quasiment une reproduction de nous-mêmes. L’homme moderne quand il observe le monde part à la recherche d’un miroir qui lui renvoie son image et quand il ne la trouve pas, il est déconcerté et, pour le moins, il veut briser le miroir. Nous sommes devenus terriblement incapables de supporter qu’il y ait des hommes différents de nous. On a inventé, pour combler ce vide, la tolérance, mot favori du lexique de l’homme moderne. Mais la “tolérance” n’est pas la compréhension, ni la relation adéquate, c’est simplement maintenir à distance respectueuse, en effet, celui avec lequel on ne veut pas traiter.
D’autres Âges durant lesquels la Piété n’a pas subi son éclipse, comme le Moyen Âge, par exemple, nous montrent une situation contraire. Naturellement, sans violence, ni discours, sans organismes officiels, d’une manière spontanée, les hommes médiévaux savaient traiter avec tout ce qui est différent : dans le monde de l’humain avec une maladie incurable, avec le monstre, y compris avec le criminel. Et au-delà de l’homme, avec les chimères et les fantômes, avec les anges et les dieux, avec Dieu lui-même, ils ne le concevaient pas comme une grande conscience, ils ne le réduisaient pas à l’humain. Tandis que l’homme moderne a essayé de réduire tout ce qu’il trouve de façon immédiate à l’intérieur de lui-même ; à ce qu’il a cru qu’était son essence : à la conscience, à la raison. Tout a été réduit à la conscience et à la raison et ce qui ne pouvait pas l’être, demeurait ignoré, oublié et parfois vilipendé.
Et ainsi en sommes-nous venus à rester seuls ; seuls et incapables de traiter avec “l’autre”. Mais si nous réunissons les différentes classes de “l’autre”, nous voyons que ce n’est rien moins que la réalité, la réalité qui nous entoure et dans laquelle nous sommes enclavés. Et ainsi nous voyons maintenant bien plus clairement le problème vital caché dans le problème de la connaissance de l’ultime étape de la Philosophie. Comme on le sait, c’était justement la réalité, l’appréhension de la réalité. Car, apparemment, la conscience et l’intelligence, en elles seules, ne fournissent aucune garantie que nous soyons en contact avec elle. Et la science, avec ses splendides résultats, n’a pas pu non plus donner à l’homme la conviction profonde de connaître la réalité, cette communion irremplaçable qu’on avait, dans les âges plus ingénus, plus pieux.
La réalité, déjà les philosophes l’ont découvert à nouveau, se donne dans quelque chose d’antérieur à la connaissance, à l’idée. Ortega y Gasset, le philosophe espagnol, a élaboré sa “Raison vitale” à partir de sa découverte que la réalité est préalable à l’idée, contrairement à ce qui est formulé par l’“idéalisme”. Et si elle est préalable à l’idée, elle doit être donnée dans un sentir. Car nous appelons bien Piété ce sentir quand il est senti par un sujet, par quelqu’un qui sent, non la réalité sur un mode diffus et homogène, mais les “espèces” ou les genres de réalités qui, d’une manière ou d'une autre, doivent être propices. Une créature qui sent la réalité et en même temps se sent soi-même hétérogène d’elle. Une conscience de solitude de même qu’une conscience de participation, de relation. Tandis que le rationaliste, à part le fait qu’il croit que la réalité se donne dans une idée ou une pensée, croit aussi c’est seulement en réduisant la réalité à la pensée qu’il peut la comprendre. La Piété est un sentiment de l’hétérogénéité de l’être, de la qualité de l’être, et elle est donc le désir de trouver les traitements et les modes de se comprendre avec chacune de ces formes multiples de réalité.
Ce qui nous est maintenant évident par contraste, et selon ce que nous avons dit auparavant, au travers de l’absence, était la croyance ingénue avec le rationalisme ; ingénuité et d’autant plus forte et solide, quand nous revenons davantage en arrière dans l’histoire, jusqu’à ce que nous la voyions constituer la mentalité, le mode de vie des sociétés primitives.
Le progrès humain condamnera-t-il irrévocablement la Piété ? L’éthique moderne a prétendu la substituer avec différentes vertus ou valeurs : telles la philanthropie, la coopération et la justice. Aujourd’hui on demande toujours au nom de la justice et ce qui est accordé l’est également en son nom. Sera-ce suffisant ? La justice, la coopération, etc. pourront-elles combler ce vide sentimental, animique de la Piété, et comme elle, alimenter la flamme de la création ? Le cœur humain, et ses entrailles, pourront-ils être satisfaits avec rien de plus que ce qu’on leur accorde par justice ? L’angoisse dans laquelle nous nous débattons aujourd’hui pourra-t-elle être dissipée avec des remèdes nés de l’esprit ? Raison et justice sont sœurs, elles avancent ensemble, l’une est dans la pratique ce que l’autre est dans la connaissance. Mais leur empire absolu supposera que l’homme se soit converti en un être qui a seulement besoin de connaître les choses visibles et tangibles, et de s’alimenter d’elles. Si on ne vit pas seulement de pain, je veux dire que la justice et la raison ne suffisent pas.
N’y aura-t-il pas, en plus des savoirs distincts et clairs, besoin d’autres, moins distincts et clairs, mais également indispensables ? N’y aurait-il pas des choses et des relations si subtiles, si cachées et indiscernables qui ne soient seulement captables que par le pressentiment ou l’intuition ? Pourra-t-on se passer de l’inspiration ? En somme, disons le mot effrayant que nous avons gardé jusqu'à présent. N’y aura-t-il toujours et encore que commander, défendre tout le clair et le visible, ce qu’on peut énumérer, un fondement de mystère ? Fond ultime et abyssal de la réalité inépuisable que l’homme sent en lui-même, le remplissant des moments de félicité et de ceux de souffrance ; joie et douleur, qui nous paraissent infinies. Et c’est en eux que nous ressentons que la réalité non seulement nous touche, mais elle nous absorbe, elle nous inonde.
La Piété est savoir traiter avec le mystère. Pour cela son langage et ses modes ont tant répugné à l’homme moderne qu’il s’est lancé frénétiquement à traiter seulement avec le clair et le distinct. Descartes assigne comme qualités aux idées, la “clarté” et la “distinction”. Rien ne peut le contester. Mais insensiblement nous sommes arrivés à croire que “clarté et distinction” sont également les marques de la réalité. Et la vérité est que pas seulement certaines réalités, très comptées, peuvent atteindre ce privilège, celles auxquelles nous faisions allusion auparavant, en disant qu’elles sont celles qui aboutissent à une définition. Mais il reste un immense territoire qui nous enveloppe et nous embrasse, qui nous rejette en nous submergeant parfois dans l’angoisse et le désespoir, et cela n’est ni clair ni distinct. Et c’est là ; il faut le voir à chaque instant. C’est simplement notre propre vie. Le mystère n’est pas dehors ; il est dedans et en chacun de nous, en même temps qu’il nous entoure et nous enveloppe. Nous vivons en lui et nous nous y mouvons. Le guide pour ne pas que nous nous perdions en lui, est la Piété.
[Traduction : Patrick Moulin.]ZAMBRANO M., Para una historia de la Piedad, Málaga, Ed. Torre de las Palomas, 1989.
Texte original (format PDF) sur le site RACO (Revistas Catalanas con Acceso Abierto).
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecture — Texte au format ePubPatrick Moulin, MardiPhilo, juin 2025.
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