Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
“En France, vous posez les problèmes sans les résoudre”, me disait un jour un Américain. - “Nous, nous ne nous les posons pas, nous les résolvons.” / Il résumait dans cette boutade agressive les reproches qui ont été adressés de tout temps à la pensée spéculative : celle-ci n’aide pas à vivre et même elle en détourne. Il faut vivre. p. 21.
[Il] n’est pas vrai que la masse des contempteurs de l’existentialisme regarde le monde avec des yeux ingénus : ils le saisissent à travers ces lieux communs qui constituent la Sagesse des Nations, incohérente, contradictoire ; cette sagesse est cependant une vision du monde qu’il convient de mettre en question. Et si on la soumet à un examen sérieux, on comprend qu’elle ne saurait satisfaire un esprit honnête : c’est seulement par paresse que tant de gens s’y rallient. p. 21-22.
Un des domaines où l’on récuse le plus intensément l’intrusion de la philosophie, c’est le domaine politique : le réalisme politique n’a pas, dit-on, à s’encombrer de considérations abstraites. Mais si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit vite que les problèmes politiques et moraux sont indissolublement liés : il s’agit en tout cas de faire l’histoire humaine, de faire l’homme, et puisque l’homme est à faire, il est en question : c’est cette question qui est à la source à la fois de l’action et de la vérité. / Derrière la politique la plus bornée, la plus têtue, il y a toujours une éthique qui se dissimule. p. 22.
L’homme ne peut pas échapper à la philosophie parce qu’il ne peut échapper à sa liberté : celle-ci implique le refus du donné et l’interrogation. p. 23.
Toute démarche vivante est un choix philosophique et l’ambition d’une philosophie digne de ce nom, c’est d’être un mode de vie qui apporte avec soi sa justification. p. 23.
Peu de gens connaissent cette philosophie qu’on a baptisée un peu au hasard : existentialisme ; beaucoup l’attaquent. On lui reproche entre autres choses d’offrir à l’homme une image de lui-même et de sa condition propre à le désespérer. p. 25.
On pourrait croire que les hommes répugnent à envisager leurs faiblesses et qu’ils demandent aux beaux-arts de leur présenter d’eux-mêmes un portrait retouché et embelli. [...] Particulièrement quand ils se sentent menacés dans leurs privilèges, en face de la horde de mal-pensants - anarchistes, révolutionnaires, criminels, voyous -, les honnêtes gens éprouvent le besoin de se prêter la main pour se jucher sur un piédestal ; pour circonvenir le respect de ces nouveaux venus que sont les enfants aux yeux naïfs, la confrérie des adultes s’efforce ainsi à travers des textes et des anecdotes choisies de dresser devant eux l’intimidante figure de l’homme tel qu’il se rêve : patient et modeste comme Pasteur, ardent et désintéressé comme Bernard Palissy, héroïque comme Bara le petit tambour. p. 26-27.
Dès qu’ils ne se croient plus obligés de porter sur eux-mêmes un témoignage public et qu’ils se laissent aller à leurs convictions privées, les gens avouent volontiers leurs faiblesses. [...] De leurs conversations, de leurs proverbes, de leurs livres favoris, de leurs plaisanteries se dégage un tableau de l’homme si noir qu’on se demande quel misérabilisme peut encore les effrayer. p. 27-28.
[Il] n’y a pas de lieu commun plus solidement ancré dans les esprits que celui-ci : “L’homme cherche toujours son intérêt.” On a même fondé sur cette psychologie sommaire une morale : on a inventé l’utilitarisme qui permet de concilier le souci du bien public avec une conception désenchantée de la nature humaine. Il n’y a aucun blâme, à peine une nuance d’ironie dans le proverbe : “Charité bien ordonnée commence par soi-même.” p. 29-30.
C’est quand une action se présente comme désintéressée que les gens s’inquiètent, ils en cherchent avec méfiance les raisons cachées. “On ne fait rien pour rien”, affirment-ils, ils sont gênés ; ils soupçonnent quelque traître machination dont ils risquent d’être les dupes. [...] Au contraire, dès qu’ils voient clairement quel profit palpable un individu a tiré, fût-ce d’une trahison ou d’une vilenie, ils sont tout prêts à l’excuser ; ils ne s’indignent pas devant l’égoïsme cynique, ils admettent la lutte pour la vie : les seules fautes qui les révoltent sont celles qui leur paraissent injustifiées, gratuites. p. 30.
Ce que comprend l’opinion, ce sont toutes les conduites qui ont l’intérêt pour mobile ; devant la cupidité, l’envie, la calomnie, la perfidie, le mensonge, si seulement on saisit à quoi servent toutes ces bassesses, on dit avec indulgence : “C’est humain !” p. 31.
Dans les journaux humoristiques, les chansons “rosses”, les histoires dites drôles, les caricatures, les comédies, les romans dont ils disent avec admiration : “Comme c’est vrai ! Comme c'est humain !”; les gens acceptent de se voir décrits comme luxurieux, égoïstes, veules, hypocrites, vaniteux. Et peut-être, s’ils se hâtent de rire d’un tel portrait, c’est de peur d’être obligés d’en pleurer : le fait est qu’ils rient. Une telle résignation n’est-elle pas, en réalité, une forme honteuse du désespoir ? p. 32.
[Dans] aucune circonstance on ne reconnaîtra dans l’amour l'engagement d’une liberté ; on y verra seulement la résultante d’un jeu de forces mécaniques. La même fatalité mécanique le condamne d’ailleurs à n’être qu’un feu de paille destiné à s’éteindre ; le temps émousse la sensualité : “La possession tue l’amour” ; il dissipe les illusions : “Tout nouveau, tout beau.” Le sentiment ne résiste ni à la vie quotidienne ni à l’absence : “Loin des yeux, loin du cœur.” Fugace, capricieuse, la passion n’a donc pas de véritable existence. p. 33.
[L’opinion] publique ne croit guère non plus à l’amitié ; elle n’y voit qu’une illusion de jeunesse que la vie se charge vite de dissiper [...]. Si quelques amitiés se perpétuent, c’est qu’elles ont trouvé à se baser sur un jeu d’intérêts mutuels, mais elles s'évanouiraient vite si, d’un côté ou d’un autre, cet intérêt disparaissait. Tempora si fuerint nubila, solus eris, dit le poète latin qu’on a traduit sous mille formes. La Fontaine situe au Monomotapa la véritable amitié ; la princesse Mathilde disait : “Combien d'amis viendraient encore me voir si j'habitais un grenier ?”. p. 35.
“Les êtres sont impénétrables, les consciences sont incommunicables” ; dans l’amour, l’amitié, dans toutes les affections, chacun reste pour l’autre un mystérieux étranger. Dans son foyer, parmi ses amis, dans son travail, l’homme ne peut jamais connaître qu'une “solitude en commun”. Les trahisons du langage, la politesse, la décence, la routine empêchent toute communication véritable. p. 35-36.
Chacun aime raconter ses propres histoires, mais écouter celles d’autrui ennuie ; on prend vite son parti du plus grand malheur, si c'est sur le voisin, non sur soi, qu’il s’est abattu ; il arrive même souvent qu’on l’accueille avec un malin plaisir : Suave mari magno ; tandis que la joie d’autrui agace facilement. Les hommes sont durs les uns pour les autres, soit par égoïsme cynique, parce que leurs intérêts sont divisés : Homo homini lupus ; soit par manque d'imagination, par sécheresse et vide du cœur. C’est pourquoi la sagesse consiste à ne compter que sur soi : “On n’est jamais si bien servi que par soi-même.” p. 36-37.
Ne donnez pas trop de conseils : ils pourraient vous être reprochés. Ne rendez pas trop de services : on ne vous en aura aucune gratitude, peut-être même s’en irritera-t-on. Telle est la manière habituelle dont les gens considèrent leurs rapports avec leur prochain. p. 37.
“L’amour n’est que mensonge, le bonheur n’est qu’un songe”, cette vieille rengaine se chante sur mille airs différents avec des mots presque identiques. Le bonheur est comme un papillon dont les brillantes couleurs se ternissent dès qu’on le touche ; il ne faut jamais entrer dans les terres promises ; il n’existe d’autres paradis que les paradis perdus ; la réalité est toujours au-dessous du rêve, rien de plus décevant que d’obtenir ce qu’on désire ; tout passe, tout casse, tout lasse. Ou en termes plus définitifs : “Le bonheur n’est pas de ce monde.” Cela s’exprime aussi par des formules d’une nuance plus sévère : “On n’est pas sur terre pour s’amuser”, “La vie n’est pas un roman”. p. 38.
La sagesse, c’est de donner au malheur le moins de prise possible, ce qui conduit à une morale de médiocrité. “Pour vivre heureux, vivons cachés.” Ne nous faisons pas remarquer, ne cherchons pas trop à embrasser : “Qui trop embrasse mal étreint.” Contentons-nous d’une honnête médiocrité : ni trop, ni trop peu ; cultivons tranquillement notre jardin. p. 38-39.
Le poète persan Ferdowsi fut sage quand il résuma en un seul vers le long poème dans lequel il essayait, depuis vingt ans, d’enfermer l’histoire de l’humanité : “Les hommes sont nés, ils ont souffert, ils sont morts.” p. 39.
Du moment qu’on meurt, rien n’a tant d’importance, la résignation devient légitime, toute entreprise revêt un caractère provisoire, relatif, et c’est une folie de s’entêter avec tant de passion. Il faut prendre les choses du bon côté. “Ne pas s’en faire.” p. 40.
Enfermé dans le cercle étroit de ses intérêts, enfermé dans une vie que la mort limite et à laquelle elle retire tout sens, tel s’apparaît volontiers l'homme. Peut-on rêver pessimisme plus noir ? [...] Comment des gens qui se font une telle idée de leur condition peuvent-ils reprocher à l’existentialisme son manque d’optimisme ? p. 41.
Les hommes ne croient pas tout à fait ce qu’ils disent, et c’est ce qui leur permet de sauter sans embarras d’un plan de vérité à un autre ; en fait, ils ne sont jamais réellement situés sur aucun. p. 42.
[Les] hommes redoutent par-dessus tout les responsabilités, ils n’aiment pas courir des risques, ils ont si peur d’engager leur liberté qu’ils préfèrent la renier. p. 44.
[Les] existentialistes affirment que l’homme est transcendance ; sa vie est engagement dans le monde, mouvement vers l’Autre, dépassement du présent vers un avenir que la mort même ne limite pas. p. 44.
Dans l’existentialisme, [...] le moi n’est pas ; j’existe comme sujet authentique, dans un jaillissement sans cesse renouvelé qui s’oppose à la réalité figée des choses ; je me jette sans secours, sans guide, dans un monde où je ne suis pas d’avance installé à m’attendre : je suis libre, mes projets ne sont pas définis par des intérêts préexistants ; ils posent eux-mêmes leurs fins. p. 45.
Définir l’homme comme liberté est toujours apparu comme le propre des philosophes optimistes. Aussi bien est-il faux de prendre l’existentialisme pour une doctrine désespérée ; bien loin de là. Elle ne condamne pas l’homme à une misère irrémédiable ; si l’homme n’est pas naturellement bon, il n’est pas non plus naturellement mauvais ; il n’est rien, d’abord ; il lui appartient de se faire bon ou mauvais selon qu’il assume sa liberté ou qu’il la renie ; [...] ce qui importe, c’est la manière dont l’homme dépasse sa situation. p. 46.
La mort est un autre fait dont il n’y a pas lieu non plus de se désoler ni de se réjouir ; elle n’inflige aucun démenti aux entreprises humaines ; car celles-ci tirent leur valeur de la liberté qui s’y engage ; la liberté pose absolument les fins qu’elle pose et aucune puissance étrangère, fût-ce celle de la mort, ne saurait détruire ce qu’elle a fondé. L’homme est seul et souverain maître de son destin si seulement il veut l’être ; voilà ce qu’affirme l’existentialisme ; c’est bien là un optimisme. p. 47.
Si la morale de l’intérêt, si la tristesse naturaliste sont accueillies avec tant de faveur, c’est que le désespoir qui s’y exprime possède un caractère douillet et confortable ; il suppose un déterminisme qui soulage l’homme du fardeau de sa liberté. L’homme est une mécanique dont l’intérêt et la luxure sont des ressorts essentiels ; ses sentiments se réduisent à un jeu de forces plus ou moins subtil : la sagesse des nations affirme sous des formes diverses cet unique postulat. p. 47-48.
Les gens aiment à penser que la vertu est facile ; dans les histoires édifiantes, les jeunes gens meurent pour leur pays en souriant ; en souriant, les pères et les mères de famille se déchirent les flancs pour nourrir leurs enfants ; les enfants se sacrifient à leurs vieux parents en souriant. Ils se résignent aussi, sans beaucoup de peine, à croire la vertu impossible. Mais ce qu’ils répugnent à envisager, c’est qu’elle soit possible et difficile. p. 48.
[Si] la partie n’est ni perdu ni gagnée d’avance, il faut, minute après minute, lutter et risquer : cela gêne notre paresse. À la rigueur, les gens consentent à livrer une ou deux batailles ; mais du moins faut-il qu’ils puissent se reposer définitivement dans leur victoire ou dans leur défaite. p. 49.
[Déclarer] que c’est moi qui, choisissant mes buts, en fonde la valeur, c’est me refuser tout alibi. p. 49.
On voit que si l’existentialisme inquiète, ce n’est pas parce qu’il désespère de l'homme, mais parce qu’il lui réclame une tension constante. p. 50.
[La] vérité n’est rien d'autre que la réalité ; on peut refuser de l'appréhender à travers des mots et des phrases, c’est-à-dire de l’exprimer sous une forme systématique, mais on ne peut pas l’éluder : l’effort même qu’on fera pour lui échapper est une des manières de la manifester. p. 51.
L’existentialisme n’entend pas non plus dévoiler à l’homme le malheur caché de sa condition ; il veut seulement l’aider à assumer cette condition qu’il lui est impossible d’ignorer. Faute de regarder en face la vérité, l’homme s’épuise à se débattre contre elle. p. 52.
La plupart des hommes passent leur vie écrasés par le poids de poncifs qui les étouffent. S’ils se décidaient à prendre une claire conscience de leur situation dans le monde, alors seulement ils se trouveraient en accord avec eux-mêmes et avec la réalité. p. 52.
C’est précisément le but que vise en général l’existentialisme : il veut éviter à l’homme les déceptions et les bouderies moroses qu’entraîne le culte des fausses idoles ; il veut le convaincre d’être authentiquement un homme et il affirme la valeur de cet accomplissement. Une telle philosophie peut hardiment refuser les consolations du mensonge et celle de la résignation : elle fait confiance aux hommes. p. 54-55.
BEAUVOIR, S. de, Idéalisme moral et réalisme politique, Paris, Folio Gallimard, 2017.
« De Spinoza à Sartre - Philosophie - Fiches de lecture, tome 2 » : Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Fiche de lecture n° 5.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, novembre 2024.
Philosophie, Mardi c’est Philosophie, #MardiCestPhilosophie, Contemplation, Notes contemplatives, Simone de BeauvoirNotes contemplatives - Simone de Beauvoir, L’existentialisme et la Sagesse des Nations #Philosophie #MardiCestPhilosophie #Contemplation #BeauvoirPhilosophie, Mardi c’est Philosophie, #MardiCestPhilosophie, Contemplation, Notes contemplatives, Simone de Beauvoir, Existentialisme, Sagesse, Nations, ProverbesNotes contemplatives - Simone de Beauvoir, L’existentialisme et la Sagesse des Nations #Philosophie #MardiCestPhilosophie #Contemplation #Beauvoir #Existentialisme, #Sagesse #Nations #Proverbes