Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité. I, 8.
Les sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité en tranchant face à l’irrégularité des choses qui apparaissent et qui sont pensées, et, étant incapables de faire cela, ils suspendirent leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s’ensuivit fortuitement, comme l’ombre suit un corps. / Nous ne pensons pourtant pas que le sceptique est complètement exempt de perturbation, mais nous disons qu’il est perturbé par ce qui s’impose à lui, a soif et ressent des choses de ce genre. I, 29.
Puisque, donc, toutes les choses qui apparaissent sont observées quelque part, d’une certaine distance, dans une certaine position, et que chacun de ces points de vue fait beaucoup varier les impressions, comme nous l’avons suggéré, nous serons contraints d’aboutir à la suspension de l’assentiment selon ces points de vue. En effet, celui qui veut donner la préférence à certaines de ces impressions entreprendra l’impossible. I, 121.
Et d’après Protagoras aussi l’être humain est la mesure de toutes réalités, pour les étants mesure de leur existence, pour les non-étants mesure de leur non-existence ; il appelle “mesure” le critère et “réalités” les choses, de sorte qu’il dit implicitement que l’être humain est le critère de toutes choses, du fait qu’elles sont pour celles qui sont, du fait qu’elles ne sont pas pour celles qui ne sont pas ; et voilà pourquoi il pose seulement ce qui apparaît à chacun, et de cette manière il introduit le relatif. I, 216.
Nous ressentons la même chose dans notre recherche sur le temps. En effet, pour autant que l’on s’en tienne aux apparences, il semble que le temps existe, mais pour autant que l’on considère les raisonnements qui le concernent, il apparaît non existant. En effet les uns disent que le temps est un intervalle du mouvement du tout - par “tout”, j’entends l’univers -, d’autres que c’est le mouvement pour lui-même de l’univers, pour Aristote - ou, selon certains, Platon -, c’est le nombre de ce qui est antérieur et postérieur dans le mouvement, pour Straton - ou, selon certains, Aristote -, c’est la mesure du mouvement et du repos. III, 136.
Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité. I, 8.
Nous disons que le principe causal du scepticisme est l’espoir d’obtenir la tranquillité. En effet, les hommes bien nés, troublés par l'irrégularité des choses et dans l’embarras à propos de celles auxquelles il leur fallait plutôt donner leur assentiment, en vinrent à rechercher ce qui est vrai et ce qui est faux dans les choses, pensant qu’ils obtiendraient la tranquillité par la distinction du vrai et du faux. Quant au principe par excellence de la construction sceptique, c’est qu’à tout argument s’oppose un argument égal ; en effet il nous semble que c’est à partir de cela que nous cessons de dogmatiser. I, 12.
Le “pas plus ceci que cela” montre aussi l’affect qui est le nôtre, selon lequel, du fait de la force égale des choses opposées, nous sommes conduits à l’équilibre - nous appelons “force égale” l’égalité dans ce qui nous apparaît plausible, “opposés” ce qui est en conflit d’un point de vue général, “équilibre” l’impossibilité de donner son assentiment à aucun des deux côtés. I, 190.
Nous opposons la coutume aux autres catégories, par exemple à une loi quand nous disons : chez les Perses il est de coutume de pratiquer l’homosexualité entre hommes, alors que chez les Romains cette pratique est interdite par une loi ; chez nous l’adultère est prohibé alors que chez les Massagètes cela est tenu par la coutume comme indifférent, ainsi qu’Eudoxe de Cnide le rapport dans le premier livre de son Voyage autour du monde ; chez nous il est interdit de s’accoupler avec sa mère, alors que chez les Perses, c’est la coutume de pratiquer de tels mariages ; chez les Égyptiens frères et sœurs se marient, alors que chez nous une loi prohibe cela. I, 152.
Est vicieux par déficience un raisonnement dans lequel une des choses requises pour établir la conclusion est omise. Par exemple, alors que selon eux le raisonnement “la richesse est soit bonne, soit mauvaise, soit indifférente ; mais elle n'est ni mauvaise ni indifférente ; donc elle est bonne” est valide, le raisonnement suivant est mauvais par déficience : “La richesse est soit bonne, soit mauvaise, soit indifférente ; elle n’est pas mauvaise ; donc elle est bonne.” II, 150.
Par ailleurs, manger de la chair humaine est chez nous illégitime, alors que c’est indifférent pour des peuples barbares entiers, et pourquoi faut-il parler des barbares, quand on rapporte que Tydée a mangé la cervelle de son ennemi et que les stoïciens disent qu’il n’est pas déplacé de consommer la chair des autres humains aussi bien que la sienne propre ? III, 207.
Il est clair à partir de ce qui a été dit qu’il ne saurait exister aucun art de vivre, car si un tel existe, il a à voir avec la considération des choses, bonnes, mauvaises et indifférentes. Puisque celles-ci n’existent pas, l’art de vivre n’existe pas non plus. Par ailleurs puisque tous les dogmatiques n’admettent pas unanimement un seul art de vivre, mais que chacun en suppose un différent, ils tombent sous le coup du désaccord et de l’argument du désaccord que j’ai exposés dans nos discussions sur le bien. III, 239.
Il faut donc dire que si on n’est pas d’accord sur l’existence des choses bonnes, des mauvaises et de celles qui ne sont ni l’un ni l'autre, et que l’art de vivre n’existe sans doute pas, et que, si nous posons son existence comme hypothèse, il n’est d’aucun profit à ceux qui le possèdent, mais au contraire leur cause les plus grands troubles, c'est en vain que les dogmatiques semblent tirer vanité de ce qu’on nomme la partie éthique de ce qu’on appelle la philosophie. III, 278.
De la philosophie sceptique, donc, l’un des exposés est dit général, l’autre spécial : général celui quand lequel nous exposons le caractère du scepticisme, en disant ce que sont sa notion, ses principes, ses discours, son critère et sa fin, les modes de la suspension de l’assentiment, comment nous recevons les affirmations sceptiques et ce qui distingue les scepticismes des philosophies voisines [...]. I, 5.
Ainsi la voie sceptique est appelée aussi “chercheuse” du fait de son activité concernant la recherche et l’examen ; “suspensive” du fait de l’affect advenant à la suite de sa recherche chez celui qui examine ; “aporétique” soit, comme disent certains, du fait qu’à propos de tout elle est dans l’aporie et recherche, soit du fait qu’elle est incapable de dire s’il faut donner son assentiment ou le refuser ; “pyrrhonienne” du fait qu’il nous semble que Pyrrhon s’est approché du scepticisme d’une manière plus consistante et plus éclatante que ceux qui l’ont précédé. I, 7.
Puisque, donc, toutes les choses qui apparaissent sont observées quelque part, d’une certaine distance, dans une certaine position, et que chacun de ces points de vue fait beaucoup varier les impressions, comme nous l’avons suggéré, nous serons contraints d’aboutir à la suspension de l’assentiment selon ces points de vue. En effet, celui qui veut donner la préférence à certaines de ces impressions entreprendra l’impossible. I, 121.
D’ailleurs, comme nous avons montré ainsi que toutes choses sont relatives, il reste qu’il est clair que nous ne pourrons pas dire ce que chaque objet réel est selon sa nature, c’est-à-dire purement et simplement, mais seulement ce qu’il paraît être relativement à quelque chose. Il s’ensuit que nous devons suspendre notre assentiment à propos de la nature des choses. I, 140.
Et le sceptique, voyant une telle irrégularité dans les choses, d’une part suspend son assentiment concernant l’existence de quelque chose de bon ou de mauvais par nature et, d’une manière générale, de quelque chose que la nature commande de faire, en s’abstenant sur ce point aussi de la précipitation dogmatique, et d'autre part suit sans soutenir d’opinion les règles de la vie quotidienne, et pour cette raison demeure sans affect dans les matières d’opinion et modère ses affects dans ce qui s’impose à lui. III, 235.
Nous disons aussi quelque chose de similaire quand on cherche à savoir si le sceptique doit faire de la physique. En effet, si c’est en vue de faire des assertions avec assurance sur l’un des points qui sont traités dogmatiquement selon la physique, nous ne faisons pas de physique ; mais si c’est en vue de poser en face de toute raison une raison égale et en vue de la tranquillité, nous touchons à la physique. C’est aussi de cette manière que nous parcourons la partie logique et la partie éthique de ce qu’on appelle la philosophie. I, 18.
La suite de cela pourrait être de considérer la fin de la voie sceptique. Or une fin est ce en vue de quoi tout est fait ou pensé, mais qui n’est pas elle-même en vue de rien d’autre ; c’est aussi l'objet final des désirs. Nous disons jusqu’à présent que la fin du sceptique, c’est la tranquillité en matière d’opinions et la modération des affects dans les choses qui s’imposent à nous. I, 25.
Même si nous accordons par hypothèse qu’il y a un critère de la vérité, on découvre qu'il est inutile et vain si nous rappelons que, pour autant qu’on s’en tient à ce que disent les dogmatiques, la vérité n’est rien de réel et le vrai n’existe pas. II, 80.
Par la constitution puisque le vrai est quelque chose de simple, par exemple “je parle”, alors que la vérité est constituée par la connaissance d’une multiplicité de choses vraies. II, 82.
En effet la disposition prudente est insaisissable, n’étant apparente ni par elle-même simplement et immédiatement, ni à partir de ses œuvres. En effet celles-ci sont partagées par les gens ordinaires. Et dire que l’on saisit celui qui possède l’art de vivre à la régularité de ses actions, c’est surestimer la nature humaine et formuler des vœux plutôt que de dire la vérité : “Car l’esprit des hommes sur terre change comme le jour que le père des hommes et des dieux leur apporte.” III, 244.
Le critère de la vérité s’étant révélé objet d’aporie, il n’est plus possible de soutenir quelque chose avec force ni sur les choses qui paraissent évidentes, dans la mesure où l’on s’en tient à ce que disent les dogmatiques, ni sur celles qui sont obscures. En effet, puisque les dogmatiques pensent qu’ils saisissent ces dernières à partir des choses évidentes, si nous sommes contraints de suspendre notre assentiment sur les choses prétendument évidentes, comment oserions-nous faire une affirmation sur les choses obscures ? II, 95.
SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes, Paris, Points, 1997.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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