Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
[Dans L’espèce humaine, Robert Antelme raconte son expérience dans les camps de concentrations nazis.]
À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable. p. 9.
En face de cette coalition toute-puissante, notre objectif devenait le plus humble. C’était seulement de survivre. Notre combat, les meilleurs d’entre nous n’ont pu le mener que de façon individuelle. La solidarité même était devenue affaire individuelle. p. 11.
Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu'au bout, des hommes. p. 11.
La mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l'espèce humaine. p. 11.
La résistance de chacun a des limites qu’il est difficile de fixer. p. 22.
Il était trop tard. Trop tard pour se connaître. Il aurait fallu se parler avant ; ces inconnus qui se découvraient à la hâte étaient maladroits. Trop tard. Mais c’était donc que nous pouvions encore nous émouvoir ; nous n’étions pas morts. p. 23-24.
Avoir les mains dans les poches est défendu. Cela dénote trop d’indépendance. Souvent, devant nous, les SS, eux, mettent leurs mains dans les poches ; c’est le signe de la puissance. p. 49.
C’est peut-être le langage qui nous trompe ; il est le même là-bas qu’ici ; nous nous servons des mêmes mots, nous prononçons les mêmes noms. Alors on se met à l’adorer car il est devenu l'ultime chose commune dont nous disposions. Quand je suis près d’un Allemand, il m’arrive de parler le français avec plus d’attention, comme je ne le parle pas habituellement là-bas ; je construis mieux la phrase, j’use de toutes les liaisons, avec autant de soin de volupté que si je fabriquais un chant. p. 53.
J’avais conquis une liberté, je n’avais plus froid. Peu à peu le corps se faisait oublier. p. 56.
“Je ne veux pas que tu sois.” [...] Leur injure ne peut pas nous atteindre, pas plus qu’ils ne peuvent saisir le cauchemar que nous sommes dans leur tête : sans cesse nié, on est encore là. p. 59.
On le caresse ce passé, à mesure qu’il s’étend. La seule certitude possible est derrière nous. p. 81.
C’est en réalité aux moments de répit que le temps apparaît nu, aussi impossible à franchir que le vide. p. 82.
Le règne de l’homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire. Il ne faut pas que tu sois : une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matière neutre. Il ne faut pas que tu sois, mais ils ne peuvent pas décider, à la place de celui qui sera cendre tout à l’heure, qu’il n’est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dépend encore de nous, de notre acharnement à être, qu’au moment où ils viendront de nous faire mourir ils aient la certitude d’avoir été entièrement volés. p. 83.
D’aucune autre chose le manque n’appelle autant ce mot : rien. p. 93.
La faim n’est autre chose qu’une obsession. p. 93.
Le pain ne vieillit pas comme la chair et la beauté, il ne dure pas, il n’est destiné qu’à être détruit. Il est condamné avant de naître. [...] Il y a des montagnes de pain, des années-pain entre la mort et nous. p. 93-94.
On découvre qu’on peut s’abandonner soi-même comme on ne l’aurait jamais imaginé possible avant. p. 98.
On n’attend pas plus la libération des corps qu’on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C’est maintenant, vivants et comme déchets que nos raisons triomphent. [...] Comprenez bien ceci : vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. p. 99-100.
Il ne faut pas que le mort puisse nous servir de signe. Il faut que nos morts disparaissent ici aussi, où il n’y a pas de crématoire. p. 102-103.
Mais il fallait bien coïncider avec le rire de l’homme, sous peine, bientôt, de ne plus se reconnaître soi-même. p. 106.
L’erreur de la conscience n’est pas de “déchoir”, mais de perdre de vue que la déchéance doit être de tous et pour tous. p. 107.
Chacun apportera à l’autre ce qu’il attend, comme d’un frère, comme d’une mère : quelqu’un qui n’est pas soi et qui ne menace pas, quelqu’un qui répond. p. 114.
Si la mémoire n’existait pas, il n’y aurait pas de camp de concentration. p. 115.
Mon visage à moi, bouche fermée, yeux fermés, avec, dessus, ce nez devenu trop grand dans la maigreur, était un théâtre clos, et qui n’avait pas de spectateur. p. 123.
Privé du corps des autres, privé progressivement du sien, chacun avait encore de la vie à défendre et à vouloir. p. 143.
L’Enfer, ça doit être ça, le lieu où tout se dit, tout ce qui s’exprime est vomi à égalité comme dans un dégueulis d’ivrogne. p. 148.
Je suis seul, je ne peux pas me faire vivre moi-même. p. 151.
Ici, ce qu’il y a d’humain ne peut être tacite. p. 194.
L’histoire d’un homme, rien que d’un homme, la croix pour un homme, l’histoire d’un seul homme. Il peut parler, et les femmes qui l’aiment sont là. Il n’est pas déguisé, il est beau, en tout cas il a de la chair fraîche sur les os, il n’a pas de poux, il peut dire des choses nouvelles et, si on le nargue, c’est qu’on est tenté du moins de le considérer comme quelqu’un. / Une histoire. Une passion. Au loin, une croix. Faible croix, très loin. Belle histoire. / K… est mort, lui, et on ne l’a pas reconnu. [...] Toutes les cendres sur la terre d’Auschwitz. / La voix du copain passe. Faible histoire, fluette, belle histoire dérisoire. p. 204.
Belle histoire du surhomme, ensevelie sous les tonnes de cendres d’Auschwitz. On lui avait permis d’avoir une histoire. Il parlait d’amour, et on l’aimait. Les cheveux sur les pieds, les parfums, le disciple qu’il aimait, la face essuyée… / On ne donne pas les morts à leur mère ici, on tue la mère avec, on mange leur pain, on arrache l’or de leur bouche pour manger plus de pain, on fait du savon avec leur corps. Ou bien on met leur peau sur les abat-jour des femelles SS. Pas de traces de clous sur les abat-jour, seulement des tatouages artistiques. / “Mon Père, pourquoi m’avez-vous…” / Hurlements des enfants que l’on étouffe. Silence des cendres épandues sur une plaine. p. 205.
Mais pour tenir, il faut que chacun de nous sorte de lui-même, il faut qu’il se sente responsable de tous. p. 213.
Nous ne pouvions pas voir le même soleil. p. 236.
Il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. p. 240.
Tout se passe effectivement là-bas comme s’il y avait des espèces [...], la division en races ou en classes étant le canon de l’espèce et entretenant l’axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : “Ce ne sont pas des gens comme nous.” p. 240.
La pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre qu’une de celles de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose. p. 241.
Nous nous sommes serré la main par une belle matinée d’hiver. Ma vie maintenant, si elle dure, contiendra ça toujours. Je me le jure pendant qu'on marche. p. 245.
L’humidité de l'œil, la faculté de juger, c’est ça qui donne envie de tuer. Il faut être lisse, terne, déjà inerte. Chacun porte ses yeux comme un danger. p. 252.
Tant qu’on est vivant on a une place dans l’affaire et on y joue un rôle. p. 257.
Ils savent ce qu’ils font, ils savent ce qu’on fait de nous. Ils le savent comme s’ils étaient nous. Ils le sont. Vous êtes nous-mêmes ! p. 258.
Chaque fois qu’on traverse une ville, c’est un sommeil d’hommes qui passe à travers un sommeil d’hommes. C’est cela l’apparence. p. 258.
Je ne suis ni ici, ni chez moi, ni devant la fosse, ni dans le sommeil, tous les lieux sont imaginaires. Je ne suis nulle part. p. 272.
Nos détresses se regardent. Des regards désespérés croisent des regards désespérés ; et quoi, il n’y a rien que douceur des yeux pour les yeux, pitié que l’on a pour soi dans le regard des autres. p. 276.
Il y a un vague sourire dans le wagon. Le wagon lui-même sort de nous, il redevient wagon de chemin de fer. p. 302.
Des Français du camp viennent nous voir. Ils vont s’occuper de nous. Mais ils ne s’approchent pas trop : nous sommes intouchables. [...] Nous ne sommes pas libres d’être fraternels et accessibles. Nous recelons quelque chose, nos poux, et on le sait ; nos visages sont morts ; nos corps immobiles ; notre tas est une caverne aux parois grouillantes qui pourrait s’effriter, disparaître en poudre sous le soleil. p. 303.
Quand quatre hommes restent ainsi des heures ensemble à se regarder sans se dire un mot, à se pousser, cogner leurs pieds, leurs jambes, leurs hanches, ils forment quand même une société. p. 313.
Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend. p. 318.
Nous ne pouvons plus supporter qu’on nous touche, nous nous sentons sacrés. p. 319.
Rien n’existe plus que l’homme que je ne vois pas. Ma main s’est mise sur son épaule. / À voix basse : / - Wir sind frei. (Nous sommes libres.) / Il se relève ? Il essaye de me voir. Il me serre la main. / - Ja. p. 321.
ANTELME R., L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 2021.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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