Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
“Qu’es-tu maintenant ?” s’interrogeait Unamuno en 1935, dans la préface qu’il écrivit pour la réédition de son roman, à la veille de la guerre civile. “Qu'est devenue ta conscience ? Qu’advient-il de ce qui a été ? La conscience c’est le brouillard, c’est le bruman, c’est la légende, c’est la vie éternelle.” Avant-propos, p. 8.
[Les] mots soulignés ou écrits en italique m’agacent et me mettent de mauvaise humeur. C’est une insulte au lecteur, c’est le prendre pour un imbécile que lui dire : “Fais attention, mon ami, fais attention, ici il y a une intention !” [...] En somme, c’est la pantomime des choses écrites ; on veut ainsi suppléer par un geste à la ressource de l’accent et de l’intonation. Préface, p. 11.
Un parapluie fermé est aussi élégant qu’un parapluie ouvert est laid. [...] L’usage abîme, et même détruit toute beauté. La fonction la plus noble des objets, c’est d’être contemplés. [...] Ici, dans cette pauvre vie, notre principal souci, c’est de nous servir de Dieu ; nous prétendons l’ouvrir, comme un parapluie, afin qu’il nous protège de tous les maux. I, p. 19.
Les gens affairés sont ceux qui disent qu’ils travaillent, et qui ne font que s’étourdir et étouffer la pensée. p. 20.
[Dans] les événements, les vicissitudes du sort, l’homme ne fait que chercher un aliment pour sa tristesse ou sa gaieté natives. Un même fait est triste ou joyeux selon notre disposition innée. I, p. 22-23.
Les hommes ne succombent point aux grands chagrins ni aux grandes joies, et c’est parce que ces chagrins et ces joies arrivent masqués par un immense brouillard de menus incidents. La vie, c’est justement cela, le brouillard. La vie est une nébuleuse. II, p. 26.
Presque tous les hommes s’ennuient inconsciemment. L’ennui est le fond de la vie, et c’est l’ennui qui a inventé les jeux, les distractions, les romans, et l’amour. Le brouillard de la vie résume un doux ennui, liqueur aigre-douce. Tous ces événements quotidiens, insignifiants ; toutes ces douces conversations avec lesquelles nous tuons le temps et nous allongeons la vie, qu’est-ce, sinon s’ennuyer très doucement. IV, p. 38.
Le monde est un kaléidoscope. C’est l’homme qui met de la logique. L’art suprême, c’est celui du hasard. V, p. 39.
Son soliloque fut interrompu par de faibles gémissements, comme en pousserait un pauvre animal. Il écarquilla les yeux et finit par découvrir dans la verdure d’un buisson un pauvre petit chien, qui semblait chercher son chemin. [...] Nous sommes tous abandonnés [...]. Ensuite Auguste se fit apporter un biberon pour le petit chien, pour Orphée, car il le baptisa ainsi sans que l’on sache, ni lui non plus, pour quelle raison. V, p. 44.
Nous cheminons, Orphée, dans une forêt embroussaillée et sauvage, sans sentiers. Le sentier, nous le faisons avec nos pieds, en cheminant à l’aventure. [...] Dis-moi, Orphée, quelle nécessité y a-t-il d’avoir Dieu, et le monde, et tout ? Pourquoi faut-il qu’il y ait quelque chose ? Ne te semble-t-il pas que cette idée de nécessité n’est autre que la forme suprême prise par le hasard dans notre esprit ? VII, p. 51.
Dans la profondeur, dans les entrailles des choses, le courant de ce monde se frôle et se heurte au courant contraire de l’autre, et de ce heurt, de ce frôlement, résulte la plus triste et la plus douce des douleurs : celle de vivre. VII, p. 53.
Qu’est-ce que le monde réel, sinon le sommeil que nous rêvons tous, le rêve commun ? XII, p. 83.
Je ne sais pas si je crois ou si je ne crois pas : je sais que je prie. Et je ne sais pas trop ce que je dis. XIII, p. 88.
L’âme est une source qui ne se manifeste que par les larmes. Tant qu’on n’a pas pleuré vraiment, on ne sait pas si l’on a une âme. XIV, p. 97.
J’ai entendu raconter que Manuel Machado, le poète, le frère d’Antonio, vint un jour avec celui-ci voir don Eduardo Benot et lui lut un sonnet en vers boiteux, ou je ne sais quelle autre forme hétérodoxe. Don Eduardo lui dit : “Mais ce n’est pas un sonnet.” “Non, monsieur, lui répondit Machado, ce n’est pas un sonnet, c’est un sansonnet.” De même pour mon roman, ce ne sera pas un roman, mais [...] un bruman. Personne n’aura ainsi le droit de dire que je manque aux lois du genre, et inventer un genre n’est pas autre chose que lui donner un nouveau nom. Je lui donne les lois qu’il me plaît. Et beaucoup de dialogues. XVII, p. 115.
Tout est fantaisie et rien n’existe en dehors de la fantaisie. Chaque fois qu’il parle, l’homme ment, et chaque fois qu’il se parle à lui-même, c’est-à-dire chaque fois qu’il pense consciemment, il se ment à lui-même. Il n’y a pas d’autre vérité que la vie physiologique. La parole, ce produit social, a été créée pour mentir. [...] La parole a été faite pour exagérer toutes nos sensations et impressions…, peut-être même pour les croire. XVIII, p. 119-120.
Il y a des larmes qui rafraîchissent et soulagent, d’autres qui brûlent et oppressent encore davantage. XIX, p. 123.
Ces arbres domestiques urbanisés, qu’une rigole arrosait à heures fixes, quand il ne pleuvait pas, ces arbres prisonniers qui, chaque jour, voyaient le soleil se lever et se coucher au-dessus des toits des maisons ; ces arbres emprisonnés qui peut-être rêvaient de la forêt lointaine avaient pour lui un mystérieux attrait. [...] Pauvres arbres qui ne peuvent même pas jouir d’une de ces nuits noires de la campagne, de ces nuits sans lune au manteau d’étoiles palpitantes ! On dirait qu’en plantant là chacun de ces arbres, l’homme lui a signifié “Toi, tu n’es pas toi !” et pour qu’ils ne l’oublient pas, pour qu’ils ne s’endorment pas, on leur a donné cette illumination nocturne à l’électricité… Pauvres arbres noctambules ! XIX, p. 127-128.
Nous désirons tous [...] jouer un rôle et nul n’est ce qu’il est, mais ce que les autres le font. XX, p. 136.
Pour moi, je peux dire qu’une des choses qui m’effraient le plus, c’est de me regarder dans la glace, seul, quand personne ne me voit. J’en viens à douter de ma propre existence et à m’imaginer, en me voyant comme si j’étais un autre, que je suis un rêve, un être de fiction. [...] Pas plus que l’on ne connaît sa voix, ni sa figure, on ne connaît vraiment rien qui soit à soi, même si c’est très intime, comme une partie de soi. XXII, p. 144.
[L’érudit] est par nature un chapardeur. [...] Nous autres érudits, nous surveillons les moindres trouvailles des uns et des autres afin d’empêcher qu’un autre nous devance. [...] Celui qui a un magasin garde mieux sa marchandise que celui qui la fabrique. Il faut défendre l’eau du puits, non pas celle de la source. XXIII, p. 154.
[Il] y a des paroles que l’on donne pour les garder, et d’autres pour ne pas les tenir. XXIV, p. 159.
[Penser], c’est douter et rien autre que douter. On croit, on sait, on imagine, sans douter, ni la foi, ni la connaissance, ni l’imagination ne supposent le doute, et le doute même les détruit, mais on ne pense pas sans douter. XXV, p. 165-166.
[Deux] personnes ne peuvent pas rêver ensemble la même chose. Et précisément on se rend compte que ce n’est pas un rêve parce que ce n’est pas l’idée d’une seule personne. XXVIII, p. 177.
Confondre le sommeil avec l’état de veille, la fiction avec la réalité, le vrai avec le faux, tout confondre dans un même brouillard. La plaisanterie qui n’est pas mordante ne sert à rien. L’enfant rit de la tragédie ; le vieillard pleure à la comédie. XXX, p. 186.
Faire… faire ! Il te semble donc que nous faisons peu de chose en parlant ainsi ? C’est la manie de l’action, c’est-à-dire de la pantomime. On dit qu’il se passe beaucoup de choses dans un drame quand les acteurs peuvent faire beaucoup de gestes, faire de grands pas, feindre des duels, sauter et… Pantomime, tout cela, pantomime ! Ils parlent trop, dit-on parfois. Comme si parler n’était pas faire. Au commencement était le Verbe et par le Verbe tout a été fait. XXX, p. 188.
[Ce] qui libère le plus dans l’art, c’est qu’il vous fait douter de votre propre existence. XXX, p. 189.
Quand un homme endormi et inerte dans son lit rêve quelque chose, qu’est-ce qui existe davantage, lui, comme conscience qui rêve, ou son rêve ? [...] Comme rêveur qui rêve, ou comme rêvé par soi-même ? XXXI, p. 193.
Dieu, quand il ne sait plus quoi faire de nous, Il nous tue. XXXI, p. 197.
Celui qui crée, se crée et celui qui se crée, meurt. [...] Allons mourir ! Puisqu’il le faut ! XXXI, p. 198.
Supposons que vraiment cet homme m’ait inventé, m’ait rêvé dans son imagination ; est-ce que je ne vis pas déjà dans celle des autres, de ceux qui lisent le récit de ma vie ? Et si je vis ainsi dans l’imagination de plusieurs personnes, ce qui existe chez plusieurs et non chez un seul ne pourrait-il pas être vrai ? XXXII, p. 199-200.
Je suis immortel… Aucune immortalité n’est comparable à celle de qui n’est jamais né et n’existe pas. Un être de fiction est une idée, et une idée est toujours immortelle. XXXII, p. 201.
Chacun de nous est celui qui connaît le moins sa propre existence… On n’existe que pour les autres. XXXII, p. 205.
Si l’on ne croyait pas à la mort, même étant à l’agonie, peut-être ne mourrait-on pas ? Mais, vienne le moindre doute et l’on est perdu. XXXII, p. 206.
On ne rêve pas deux fois le même songe. Celui que vous recommencez à rêver, ce n’est plus moi, c’est un autre être. [...] Prenez garde, mon cher don Miguel ! Si c’était vous, l’être de fiction, celui qui n’existe pas - qui n’est ni vivant ni mort -, si vous n’étiez qu’un prétexte pour que mon histoire et d’autres semblables courent à travers le monde ? Et pour que, vous une fois mort, nous portions votre âme ? XXXIII, p. 209.
Quel animal étrange que l’homme ! Il n'est jamais à ce qui est devant lui ! [...] Il n’y a pas moyen de deviner ce qu’il veut ; le sait-il seulement lui-même ? Il a toujours l’air de penser à autre chose qu’aux affaires présentes et ne regarde pas qui le regarde. On dirait qu’il existe pour lui un autre monde. Et c’est clair, s’il y a un autre monde, celui-ci ne compte pas. Oraison funèbre en guise d’épilogue, p. 212.
UNAMUNO, M. de, Brouillard, Dinan, Terre de Brume, 2003.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, mai 2025.
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