Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Celui qui est témoin de sa propre recherche, c’est-à-dire de son propre désordre intérieur, ne peut guère se sentir l'héritier des hommes accomplis dont il voit les noms sur ces murs. Si, de plus, il est philosophe, c’est-à-dire qu’il sait qu’il ne sait rien, comment se croirait-il fondé à prendre place à cette chaire, et comment a-t-il pu même le souhaiter ? p. 13.
Le philosophe se reconnaît à ce qu'il a inséparablement le goût de l’évidence et le sens de l'ambiguïté. [...] Ce qui fait le philosophe, c’est le mouvement qui reconduit sans cesse du savoir à l’ignorance, de l’ignorance au savoir, et une sorte de repos dans ce mouvement… p. 14.
Le mouvement descendant qu’une pensée détachée croit accomplir de l’absolu à elle-même, et enfin ce que le philosophe pose, ce n’est jamais l’absolument absolu, c’est l'absolu en rapport avec lui. p. 15.
[On] ne dépasse le monde qu’en y entrant et que, d’un seul mouvement, l’esprit use du monde, du temps, de la parole, de l’histoire et les anime d’un sens qui ne s’use pas. La fonction de la philosophie serait alors d’enregistrer ce passage du sens plutôt que de le prendre comme un fait accompli. p. 18.
La découverte de la durée [chez Bergson] n’est-elle pas d’abord celle d’une seconde réalité où l'instant, au moment de passer, se maintient, se conserve indivis du présent, s’accumule ? La durée n’est-elle pas comme une chose fluente qui demeure en s’écoulant [...] ? p. 19.
Si philosopher est découvrir le sens premier de l’être, on ne philosophe donc pas en quittant la situation humaine : il faut, au contraire, s’y enfoncer. Le savoir absolu du philosophe est la perception. [...] La perception fonde tout parce qu’elle nous enseigne, pour ainsi dire, un rapport obsessionnel avec l’être : il est là devant nous, et pourtant il nous atteint du dedans. p. 23-24.
Nous ne sommes pas ce caillou, mais quand nous le voyons, il éveille des résonances dans notre appareil perceptif, notre perception s’apparaît comme venant de lui, c’est-à-dire comme sa promotion à l’existence pour soi, comme récupération par nous de cette chose muette qui se met, dès qu’elle entre dans notre vie, à déployer son être implicite, qui est révélée à elle-même à travers nous. p. 25.
Nous aurions tort de croire, comme Bergson l’a pourtant écrit, que le philosophe parle toute sa vie faute d’avoir pu dire cette “chose infiniment simple" depuis toujours ramassée “en un point unique” de lui-même : il parle aussi pour la dire, parce qu’elle-même demande à être dite, parce qu’elle n’est pas tout à fait avant d’avoir été dite. p. 26.
[Le] propre de l’intuition est d'appeler un développement, de devenir ce qu'elle est [...]. p. 27.
[L’être] de la conscience est fait d’une substance si déliée qu’elle n’est pas moins conscience dans la conscience d’un vide que dans celle d’une chose. p. 28.
Il y a des moments où [l’intuition de la vie] n’est plus la fusion du philosophe avec une conscience dans les choses, mais la conscience d’un accord et d’un apparentement entre lui-même est les phénomènes. p. 30.
L’expression suppose quelqu'un qui s’exprime, une vérité qu’il exprime, et les autres devant qui il s’exprime. Le postulat de l’expression et de la philosophie est qu’il peut être satisfait simultanément à ces trois conditions. La philosophie ne peut être un tête-à-tête du philosophe avec le vrai, un jugement porté de haut sur la vie, sur le monde, sur l’histoire, comme si le philosophe n’en était pas [...]. p. 36.
Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons. [...] Il n’y a pas de vérité sans eux, mais il ne suffit pas, pour atteindre au vrai, d’être avec eux. p. 37.
[On] ne sert pas les âmes par l’à-peu-près et l’imposture. p. 37.
L’énigme de la philosophie (et celle de l’expression) est que quelquefois la vie est la même devant soi, devant les autres et devant le vrai. Ces moments-là sont ceux qui la justifient. Le philosophe ne table que sur eux. Il n’acceptera jamais de se vouloir contre les hommes, ni les hommes contre soi, ou contre le vrai, ni le vrai contre eux. Il veut être partout à la fois, au risque de n’être jamais tout à fait nulle part. p. 38.
Pour retrouver la fonction entière du philosophe, il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas, du moins dans des chaires d’État, qui s’adressait à ceux qu’il rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate. p. 39.
Si le philosophe était un révolté, il choquerait moins. Car, enfin, chacun sait à part soi que le monde comme il va est inacceptable ; on aime bien que cela soit écrit, pour l’honneur de l'humanité, quitte à l’oublier quand on retourne aux affaires. La révolte donc ne déplaît pas. p. 39.
Il y a dans l’Apologie un mot qui explique tout, quand Socrate dit à ses juges : Athéniens, je crois comme aucun de ceux qui m’accusent. Parole d’oracle : il croit plus qu’eux, mais aussi il croit autrement qu’eux et dans un autre sens. p. 40.
Quand Socrate refuse de fuir, ce n’est pas qu’il reconnaisse le tribunal, c’est pour mieux le récuser. En fuyant, il deviendrait un ennemi d’Athènes, il rendrait la sentence vraie. En restant, il a gagné, qu’on l’acquitte ou qu’on le condamne, soit qu’il prouve sa philosophie en la faisant accepter par les juges, soit qu’il la prouve encore en acceptant la sentence. p. 40-41.
Socrate a une manière d’obéir qui est une manière de résister [...]. p. 41.
Socrate croit à la religion et à la Cité en esprit et en vérité - eux, ils y croient à la lettre. Ses juges et lui ne sont pas sur le même terrain. [...] Il ne plaide pas pour lui-même, il plaide la cause d’une cité qui accepterait la philosophie. Il renverse les rôles et le leur dit : ce n’est pas moi que je défends, c’est vous. p. 42.
L’ironie de Socrate est une relation distante, mais vraie, avec autrui, elle exprime ce fait fondamental que chacun n’est que soi, inéluctablement, et cependant se reconnaît dans l’autre, elle essaie de délier l’un et l’autre pour la liberté. p. 43.
“Chaque fois que je convaincs quelqu’un d’ignorance, dit mélancoliquement l’Apologie les assistants s’imaginent que je sais tout ce qu’il ignore.” Il n’en sait pas plus qu’eux, il sait seulement qu’il n’y a pas de savoir absolu et que c’est par cette lacune que nous sommes ouverts à la vérité. p. 43.
[Socrate] pensait qu’on ne peut être juste tout seul, qu’à l’être tout seul on cesse de l’être. p. 44.
[Philosopher], c’est chercher, c’est impliquer qu'il y a des choses à voir et à dire. Or, aujourd’hui, on ne cherche guère. On “revient” à l’une ou l’autre des traditions, on la “défend”. [...] Nous aimons peu de choses, si nous en détestons beaucoup. Notre pensée est une pensée en retraite ou en repli. Chacun expie sa jeunesse. p. 45.
Passé un certain point de tension, les idées cessent de proliférer et de vivre, elles tombent au rang de justification ou de prétextes, ce sont des reliques, des points d’honneur, et ce qu’on appelle pompeusement le mouvement des idées se réduit à la somme de nos nostalgies, de nos rancunes, de nos timidités, de nos phobies. Dans ce monde où la dénégation et les passions moroses tiennent lieu de certitudes, on ne cherche surtout pas à voir, et c’est la philosophie, parce qu’elle demande à voir, qui passe pour impiété. p. 45.
Le philosophe ne dit pas qu’un dépassement final des contradictions humaines soit possible et que l’homme total nous attende dans l’avenir : comme tout le monde, il n’en sait rien. Il dit, — et c’est tout autre chose, — que le monde commence, que nous n’avons pas à juger de son avenir par ce qu’a été son passé, que l’idée d’un destin dans les choses n’est pas une idée, mais un vertige, que nos rapports avec la nature ne sont pas fixés une fois pour toutes, que personne ne peut savoir ce que la liberté peut faire, ni imaginer ce que seraient les mœurs et les rapports humains dans une civilisation qui ne serait plus hantée par la compétition et la nécessité. p. 46-47.
[Dieu et l’athéisme] La philosophie nous éveille à ce que l'existence du monde et la nôtre ont de problématique en soi, à tel point que nous soyons à jamais guéris de chercher, comme disait Bergson, une solution “dans le cahier du maître”. p. 48.
Ce que Marx appelle praxis c’est ce sens qui se dessine spontanément dans l’entrecroisement des actions par lesquelles l’homme organise ses rapports avec la nature et avec les autres. p. 52.
Il n’y a donc pas d’histoire universelle, peut-être ne sortirons-nous jamais de la préhistoire. Le sens historique est immanent à l’événement interhumain et fragile comme lui. Mais, précisément pour cette raison, l’événement prend la valeur d’une genèse de la raison. p. 53.
La philosophie n'est pas une illusion : elle est l’algèbre de l’histoire. p. 53-54.
L’histoire n’a pas de sens si son sens est compris comme celui d’une rivière qui coule sous l’action de causes toutes-puissantes vers un océan où elle disparaît. p. 54.
Le langage vivant est cette concrétion de l’esprit et de la chose qui fait difficulté. Dans l’acte de parler, dans son ton et dans son style, le sujet atteste son autonomie, puisque rien ne lui est plus propre, et cependant il est au même moment et sans contradiction tourné vers la communauté linguistique et tributaire de la langue. La volonté de parler est une même chose avec la volonté d'être compris. La présence de l’individu à l’institution et de l’institution à l’individu est claire dans le cas du changement linguistique. p. 56.
Comme la langue est un système de signes qui n’ont de sens que relativement les uns aux autres et dont chacun se reconnaît à une certaine valeur d'emploi qui lui revient dans le tout de la langue, chaque institution est un système symbolique que le sujet s'incorpore comme style de fonctionnement, comme configuration globale, sans qu’il ait besoin de le concevoir. p. 56-57.
La philosophie est en pleine histoire, elle n’est jamais indépendante du discours historique. Mais elle substitue en principe au symbolisme tacite de la vie un symbolisme conscient et au sens latent un sens manifeste. Elle ne se contente pas de subir l’entourage historique [...], elle le change en le révélant à lui-même, et donc en lui donnant l’occasion de nouer avec d’autres temps, d’autres milieux un rapport où apparaît la vérité. p. 58.
[Il] est inutile de contester que la philosophie boîte. Elle habite l’histoire et la vie, mais elle voudrait s’installer en leur centre, au point où elles sont avènement, sens naissant. Elle s’ennuie dans le constitué. [...] Elle peut donc être tragique, puisqu’elle a son contraire en soi, elle n’est jamais une conception sérieuse. p. 59.
Le philosophe de l’action est peut-être le plus éloigné de l’action : parler de l’action même avec rigueur et profondeur, c’est déclarer qu’on ne veut pas agir, et Machiavel et tout le contraire d’un machiavélique puisqu’il décrit les ruses du pouvoir, puisque, comme on l’a dit, il “vend la mèche”. p. 59-60.
Nul n’est manichéen devant soi-même. p. 61.
La claudication du philosophe est sa vertu p. 61.
Ce n’est pas la même chose de se taire et de dire pourquoi l’on ne veut pas choisir. Si Descartes l’avait fait, il n’aurait pu manquer d’établir le droit relatif de Galilée contre le Saint-Office, même si c'était pour subordonner finalement la physique à l’ontologie. [...] Pour qu’un jour il y eût un état du monde où fût possible une pensée libre du scientisme comme de l’imagination, il ne suffisait pas de les dépasser en silence, il fallait parler contre, et, dans le cas particulier, contre l’imagination. p. 62.
“La vérité est momentanée, pour nous, hommes, qui avons la vue courte. Elle est d’une situation, d’un instant ; il faut la voir, la dire, la faire à ce moment-là, non avant ni après, en ridicules maximes ; non plusieurs fois, car rien n’est en plusieurs fois.” Alain, cité par Merleau-Ponty, p. 62.
Le philosophe est l’homme qui s’éveille et qui parle, et l’homme contient silencieusement les paradoxes de la philosophie, parce que pour être tout à fait homme, il faut être un peu plus et un peu moins qu’homme. p. 63.
MERLEAU-PONTY M., Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, Coll. Folio Essais, 2011.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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