Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Ce qui compte avant tout pour un système scientifique, c’est qu’il soit vrai. Mais l’exposition d’un système scientifique lui impose une nécessité nouvelle : en plus d’être vrai, il doit être compris. p. 29.
[Tout] essai philosophique répond à deux instances : ce que les choses sont et ce qu’on en a pensé. Cette collaboration des méditations antérieures sert, au minimum, à éviter les erreurs déjà commises, et confère un caractère progressif à la succession des systèmes. p. 29-30.
La vie historique est vie en commun. La vie de l’individualité d’excellence consiste justement à embrasser la masse et à agir sur elle. Il n’y a donc pas lieu de séparer les “héros” des masses. Il s’agit d’une dualité essentielle au processus historique. L’humanité, à toutes les étapes de son évolution, n’a jamais été autre chose qu’une structure fonctionnelle dans laquelle les hommes les plus énergiques — quelle que soit la forme de cette énergie — ont agi sur les masses, leur attribuant de la sorte une configuration particulière. p. 32.
Les positions politiques entre contemporains sont la conséquence de certaines idées que nous avons reçues ensemble de ceux qui furent nos maîtres. [...] Ils préfèrent servir sous des drapeaux déteints plutôt que de s’acquitter de la difficile tâche de revoir des principes reçus, et de les mettre en phase avec leur intime sensation. [...] Le destin de notre génération n’est pas d’être libéral ou réactionnaire, mais justement de dépasser ce dilemme suranné. p. 38-39.
La vie est une série de faits régis par une loi. Lorsque nous semons la graine d’un arbre, nous prévoyons tout le cours normal de son existence. Nous ne pouvons pas prévoir si la foudre viendra le faucher avec sa faux ardente accrochée au flanc d’un nuage, mais nous savons que la graine de cerisier ne portera pas le feuillage du peuplier. [...] La vie humaine est un processus interne dans lequel les faits essentiels ne tombent pas de l’extérieur sur le sujet — individu ou peuple —, mais sortent de lui, comme le fruit et la fleur sortent de la graine. p. 40.
Cette question de la vérité, en apparence accessoire et de nature purement technique, va pourtant nous mener droit à la racine même du thème de notre temps. / Sous le nom de “vérité” se cache un problème éminemment dramatique. La vérité, puisqu’elle reflète ce que les choses sont, s’oblige à être une et invariable. Mais la vie humaine, dans son développement multiforme, c’est-à-dire dans l’histoire, a constamment changé d’opinion, consacrant comme “vérité” ce qu’elle adoptait selon les cas. p. 45.
La physique et la philosophie de Descartes furent la première manifestation d’un nouvel état d'esprit qui, un siècle plus tard, se déploiera sur toutes les formes de la vie et s’imposera dans les salons, sur les scènes et les places publiques. En faisant converger les traits caractéristiques de cet état d’esprit, on obtient la sensibilité spécifiquement “moderne”. Suspicion et mépris envers tout ce qui est spontané et immédiat. Enthousiasme pour toute construction rationnelle. p. 50.
Le rationalisme garde la vérité et abandonne la vie. Le relativisme préfère la mobilité de l'existence à la vérité impavide et immuable. En ce qui nous concerne, nous ne parvenons à loger notre esprit dans aucune de ces deux postures : lorsqu’on s’y essaie, il nous semble que nous souffrons d’une mutilation. p. 53.
Le bien et la justice, s’ils sont ce qu’ils prétendent être, devraient être uniques. Une justice qui ne serait juste que pour une époque ou une race perd son sens. On trouve un relativisme et un rationalisme dans l’éthique et le droit, ainsi que dans l’art et la religion. Cela signifie que le problème de la vérité se généralise à tous les ordres associés au terme “culture”. p. 54.
La pensée est une fonction vitale, tout comme la digestion ou la circulation sanguine. [...] Un jugement est une portion de notre vie ; il en va de même pour une volition. Il s'agit d'émanations ou de moments d’un petit orbe centré sur lui-même : l’individu organique. Je ne pense ce que je pense, de même que je transforme les aliments ou que mon cœur fait circuler mon sang. Dans les trois cas, il s’agit de nécessités vitales. Comprendre un phénomène biologique revient à en révéler son importance pour la perpétuation de l’individu ou, ce qui revient au même, à découvrir son utilité vitale. Ma pensée trouve donc en moi, en tant qu’individu organique, sa cause et sa justification : elle est un instrument de ma vie, un de ses organes, qu’elle régule et gouverne. p. 54-55.
Vouloir, au sens strict du terme, c’est toujours vouloir faire quelque chose. [...] On veut vraiment lorsque, en plus de souhaiter que les choses soient d’une certaine manière, on décide de réaliser notre souhait, d’exécuter des actes efficaces qui modifient la réalité. L’impulsion vitale de l’individu s’exprime de façon éclatante dans les volitions. Par leur biais, il satisfait, corrige, amplifie ses nécessités organiques. p. 55-56.
Nous pouvons à présent proposer la signification exacte du terme “culture”. Les fonctions vitales — autrement dit, des faits subjectifs, intra-organiques —, qui appliquent des lois objectives portant en elles la condition de s’adapter à un régime transvital, sont la culture. [...] La culture consiste en certaines activités biologiques, ni plus ni moins que la digestion ou la locomotion. p. 58.
Il n’y a pas de culture sans vie, il n’y a pas de spiritualité sans vitalité, dans le sens le plus terre à terre qu’on attribuerait à ces mots. Le spirituel n’est pas plus ou moins vie que le non spirituel. p. 60.
Deux impératifs contradictoires nous gouvernent. “L’homme, en tant qu'être vivant, doit être bon — ordonne l’impératif culturel. Le bon doit être humain, vécu, et par conséquent compatible avec la vie et nécessaire à celle-ci — nous dit l’impératif vital.”. En attribuant à chacun d’entre eux une expression plus générique, nous obtenons ce double commandement : la vie doit être cultivée, mais la culture doit être vitale. p. 61-62.
N’oublions pas que la culture et la raison n’ont pas toujours existé sur Terre. On sait exactement à quel moment fut découvert le pôle objectif de la vie : la raison. En quelque sorte, l'Europe est née, en tant que telle, ce jour-là. Jusqu’alors, l’existence de notre continent se confondait avec celle de l’Asie ou de l’Égypte. Mais un jour, sur les places publiques d'Athènes, Socrate découvre la raison… p. 70.
Nous voyons clairement aujourd’hui combien Socrate et les siècles successifs se trompèrent, même si leur erreur fut féconde. La raison pure ne saurait supplanter la vie : une culture de l’intellect abstrait n’est pas, face à la vie spontanée, une autre vie qui se suffirait à elle-même et pourrait exclure l’autre. Elle n’est qu’une vague île flottante sur la mer de la vitalité première. Loin de pouvoir se substituer à celle-ci, elle doit s’appuyer sur elle, de la même façon que chaque membre vit de l’organisme entier. p. 74.
Prendre un point de vue revient à adopter une attitude contemplative, théorique, rationnelle. Plutôt que point de vue, nous pourrions parler de principe. Or, il n’y a rien de plus contraire à la spontanéité biologique, au simple fait de vivre la vie, que de chercher un principe à partir duquel décliner nos pensées et actions. Le choix d’un point de vue constitue le moment fondateur de la culture. Par conséquent, l’impératif de vitalisme qui pèse sur le destin des hommes nouveaux n’a rien à voir avec un retour à un mode primitif d’existence. / Il s’agit d’un nouveau parti pris de la culture. Il s’agit de consacrer la vie, qui jusqu'à maintenant n'était qu’un fait accompli et comme un hasard du cosmos, et d’en faire un principe et un droit. p. 77-79.
Le culturalisme est un christianisme sans Dieu. [...] On tend à appeler vue spirituelle la vie culturelle. La distance est courte entre celle-ci et la vita beata. p. 85.
La valeur de la vie est toujours apparue comme quelque chose de transcendant vers quoi la vie n’aurait été rien d’autre qu’un chemin ou un instrument. [...] La raison de ce phénomène ne fait pas l’ombre d’un doute. Eh bien : vivre ne consiste-t-il pas à s’occuper de ce qui n’est pas la vie ? Voir ne revient pas à contempler son propre appareil oculaire, mais à s’ouvrir au monde autour de soi, à se laisser inonder par le magnifique flux des formes cosmiques. [...] Même dans le cas de la réflexion, par le biais de laquelle on pense sa propre pensée, celle-ci doit avoir un objet qui ne soit pas, en soi, de la pensée. p. 89.
L'éminente mission de notre temps consiste à renverser cette hypocrisie invétérée face à la vie. p. 95.
La vie étant essentiellement cela, action et mouvement, le système de cibles vers lesquelles se déclenchent nos actes et progressent nos mouvements constitue une partie intégrale de l’organisme vivant. Les choses auxquelles on aspire, les choses auxquelles on croit, les choses qu’on respecte et adore, ont été créées autour de notre individualité par notre propre puissance organique et constituent une sorte d’enveloppe biologique indissolublement unie à notre corps et à notre âme. Nous vivons en fonction de notre entourage qui, quant à lui, dépend de notre sensibilité. [...] Cela revient à dire que l’entourage de l’être vivant se modifie conformément à sa propre évolution, et surtout que la perspective des choses se trouve affectée en lui. p. 97-98.
Le XIXe siècle déroule de part en part l’amère geste d’une journée laborieuse. Aujourd'hui, la jeunesse paraît disposée à donner à la vie un aspect imperturbable de jour férié. p. 102.
La connaissance est l’acquisition de vérités, et dans les vérités se manifeste l’univers transcendant (trans-subjectif) de la réalité. Les vérités sont éternelles, uniques et invariables. Comment parvient-on à les insérer dans le sujet ? La réponse du rationalisme est catégorique ; la connaissance n’est possible que si la réalité peut pénétrer en elle sans la moindre déformation. [...] La réponse du relativisme n’est pas moins catégorique. La connaissance est impossible : il n’y a pas de réalité transcendante, car tout sujet réel est un contenant modelé d’une façon particulière. p. 106.
Chaque vie est un point de vue sur l’univers. À strictement parler, ce que l’une voit, l'autre ne peut pas le voir. Chaque individu — personne, peuple, époque — est un organe irremplaçable pour la conquête de la vérité. C’est de la sorte que celle-ci, qui en soi est étrangère aux variations historiques, acquiert une dimension vitale. Sans le développement, le changement perpétuel et l’inépuisable aventure que constitue la vie, l’univers, la vérité absolue, resterait ignorée. p. 109.
La vérité intégrale ne s’obtient qu'en articulant ce que le prochain voit avec ce que je vois, et ainsi de suite. Chaque individu est un point de vue essentiel. En juxtaposant les visions partielles de tous on parvient à tisser la vérité universelle et absolue. p. 112.
ORTEGA Y GASSET, J., Le thème de notre temps, Paris, Les Belles Lettres, 2019.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, juillet 2025.
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