Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
La mer est à peine ridée : quelques petites vagues battent le sable du rivage. Monsieur Palomar se tient debout et regarde une vague. Ce n’est pas qu’il soit absorbé par la contemplation des vagues. Il n’est pas absorbé, car il sait très bien ce qu’il fait : il veut regarder une vague, et il la regarde. p. 11.
Monsieur Palomar, homme nerveux vivant dans un monde frénétique et congestionné, a tendance à réduire ses relations avec le monde extérieur et, pour se défendre de la neurasthénie générale, il cherche à contrôler le plus possible ses sensations. p. 12-13.
Fixer son attention sur un détail fait surgir ce dernier au premier plan et lui fait envahir le tableau, comme dans certains dessins où il suffit de fermer les yeux et de les rouvrir pour que la perspective ait changé. p. 15.
Le poids mort d’une tradition de mauvaises mœurs empêche d’apprécier à leur juste mérite les intentions les plus éclairées : c'est ce que conclut amèrement Palomar. p. 20.
“L’obscurité est-elle la seule donnée non illusoire, la seule qui nous soit commune à tous ?” [...] “Ce que nous avons en commun, serait-ce justement ce qui est donné à chacun comme lui appartenant en exclusivité ?” p. 22.
Monsieur Palomar songe à ce que serait le monde sans lui : le monde illimité d’avant sa naissance, et l’autre bien plus sombre d’après sa mort ; il essaie d'imaginer le monde d’avant les yeux, d’avant n’importe quel œil ; et un monde qui deviendrait aveugle par suite d’une catastrophe ou d’une lente corrosion. p. 26.
Monsieur Palomar espère toujours que le silence contienne quelque chose de plus que ce que le langage peut dire. Mais si le langage était vraiment le point d’arrivée vers quoi tend tout ce qui existe ? Ou si tout ce qui existe avait été langage, dès l’orée des temps ? p. 40.
Les pensées de Palomar suivent déjà un autre cours : est-ce “le pré” que nous voyons, ou bien voyons-nous une herbe plus une herbe plus une herbe ? p. 45.
Personne ne regarde la lune l’après-midi, et c’est le moment où elle aurait le plus besoin qu’on s'intéresse à elle, puisque son existence est encore douteuse à cette heure-là. p. 49.
S’il est juste que l’imagination vienne secourir la faiblesse de la vue, elle doit être instantanée et directe, tout comme le regard qui l’a mise à feu. p. 57.
De la connaissance mythique des astres, il ne capte que quelques lueurs fatiguées ; de la connaissance scientifique, les échos vulgarisés par les journaux ; de ce qu’il sait, il se méfie ; ce qu’il ignore tient ton esprit suspendu. p. 64.
Les préoccupations du cultivateur pour lequel ce qui compte est telle plante, tel morceau de terrain, exposé au soleil de telle heure à telle heure, telle maladie des feuilles qui doit être combattue à temps avec tel traitement, sont étrangères à un esprit modelé par les procédés de l’industrie, c’est-à-dire porté à prendre des décisions sur les lignes générales et sur les prototypes. p. 70-71.
Ainsi raisonnent les oiseaux, ou du moins ainsi raisonne monsieur Palomar, s’imaginant oiseau. “C’est seulement à la surface des choses, conclut-il, qu’on peut aller jusqu’à chercher ce qu’il y a en dessous. Mais la surface des choses est inépuisable.” p. 74.
Toutes les explications que l’on donne sont douteuses, suspendues à des hypothèses, oscillent entre différentes alternatives ; et il est naturel qu’il en aille ainsi, s’agissant de bruits qui passent de bouche à oreille, mais on a l’impression que même la science, qui devrait confirmer ou démentir, reste incertaine, approximative. p. 80-81.
Ce magasin est un musée : monsieur Palomar, en le visitant, comme au Louvre, sent derrière chaque objet exposé la présence de la civilisation qui lui a donné sa forme et qui, de lui, prend forme. p. 96.
Sur une pancarte, au mur, le profil d’un bœuf apparaît comme une carte géographique parcourue par des frontières qui délimitent les aires d’intérêt comestible : elles comprennent l’anatomie entière de l’animal, exclusion faite des cornes et des sabots. C’est là une carte de l’habitat humain, non moins que le planisphère du globe terrestre : aussi bien l’une que l’autre sont en somme des protocoles sanctionnant les droits que l’homme s’est attribués, de possession, de partage et de dévoration sans résidus, des continents terrestres comme des lombes du corps animal. p. 99-100.
Un sentiment n’exclut pas l’autre : l’état d’âme de Palomar faisant la queue à la boucherie est en même temps de joie retenue et de crainte, de désir et de respect, de préoccupation égoïste et de compassion universelle : c’est l’état d’âme qui, peut-être, s’exprime pour d’autres dans la prière. p. 100.
La salle des iguanes du Jardin des Plantes avec ses vitrines illuminées, où les reptiles à moitié endormis se cachent parmi les branches, les roches et le sable de leur forêt originaire ou du désert, reflète l’ordre du monde : que ce soit le reflet sur terre de quelque ciel des idées ou la manifestation extérieure du secret de la nature des choses, de la nature cachée au fond de ce qui existe. p. 111.
Par-delà la vitre de chaque cage, il y a le monde d’avant l’homme, ou d’après, qui démontre que le monde de l’homme n’est ni éternel ni unique. [...] Chaque exemplaire de ce bestiaire antédiluvien est gardé en vie artificiellement, comme s’il était une hypothèse de l’esprit, un produit de l’imagination, une construction du langage, une argumentation paradoxale, visant à démontrer que le seul monde vrai, c’est le nôtre. p. 112.
Dans quel temps sont-ils immergés ? Dans celui de l’espèce, soustrait à la course des heures qui se précipitent de la naissance à la mort d’un individu ? [...] La pensée d'un même temps étranger à notre expérience est insoutenable. Palomar se hâte de sortir du pavillon des reptiles ; on ne peut le fréquenter que de temps à autre, et en passant. p. 113.
[Monsieur Palomar sait] qu’il ne pourra jamais étouffer en lui le besoin de traduire, de passer d’un langage à l’autre, des figures concrètes à des paroles abstraites, des symboles abstraits à des expériences concrètes, de tisser et retisser un réseau d’analogies. Ne pas interpréter est impossible, tout comme il est impossible de se retenir de penser. p. 126.
Monsieur Palomar, en voyage dans un pays d’Orient, a acheté dans un bazar une paire de pantoufles. Revenu chez lui, il essaie de les chausser : il s’aperçoit qu’une des pantoufles est plus large que l’autre et lui tombe du pied. [...] “Peut-être, en ce moment, pense, monsieur Palomar, un autre homme marche-t-il dans ce pays-là avec deux pantoufles dépareillées.[...] Lui aussi peut-être pense à moi en ce moment, il espère me rencontrer pour faire un échange. Le rapport qui nous lie est plus concret et clair qu’une grande partie des relations qui s’établissent entre humains. Cependant, nous ne nous rencontrerons jamais.” p. 127.
[Un] silence peut servir à exclure certaines paroles, ou bien à les garder en réserve pour qu’elles puissent être employées dans une meilleure occasion. Tout comme une parole dit maintenant peut en économiser cent demain ou bien obliger à en dire mille autres. p. 135.
C’est pourquoi nous n’avons rien à enseigner : nous ne pouvons influer sur ce qui ressemble le plus à notre expérience ; nous ne savons pas nous reconnaître en ce qui porte notre empreinte. p. 138.
Pour construire un modèle [...], il faut partir de quelque chose, c’est-à-dire qu'il faut avoir des principes d’où faire découler par déduction son propre raisonnement. Ces principes - que l’on peut aussi appeler axiomes ou postulats -, on ne les choisit pas, mais ils sont déjà là, car, si on ne les avait pas, on ne pourrait même pas se mettre à penser. p. 139-140.
[Ce] que les modèles cherchent à modeler est [...] un système de pouvoir ; l’ennui est que, si l’efficacité du système se mesure à son invulnérabilité et à sa capacité de durer, le modèle devient une sorte de forteresse dont les murailles épaisses cachent ce qu’il y a au-dehors. p. 142.
Il ne suffit pas que le dehors regarde au-dehors : c’est de la chose regardée que doit partir la trajectoire qui la relie à la chose qui la regarde. p. 149.
L’univers est ami de qui est ami de l’univers. [...] Puisqu’il a trop de problèmes avec son prochain, Palomar tentera, pour commencer, d’améliorer ses rapports avec l’univers. p. 151.
[Avant] de se mettre à observer les autres, il est nécessaire de bien savoir qui l’on est. La connaissance du prochain a ceci de particulier : elle passe nécessairement par la connaissance de soi-même [...]. p. 153.
“Nous ne pouvons rien connaître d’extérieur à nous en passant par-dessus nous-mêmes, pense-t-il à présent, l’univers est un miroir où nous pouvons contempler ce que nous avons appris à connaître en nous, rien de plus.” p. 154.
Être mort, c’est peut-être passer dans l’océan des vagues qui restent vagues à jamais. Inutile donc d’attendre que la mer se calme. p. 157.
Rien, absolument rien ne devrait plus intéresser les morts puisqu’il ne leur incombe plus de penser à quoi que ce soit ; et, même si cela peut sembler immoral, c’est dans cette irresponsabilité que les morts trouvent leur allégresse. p. 157.
Chacun est fait de ce qu’il a vécu, et personne ne peut lui enlever cela. Qui a vécu en souffrant reste fait de sa souffrance ; si on prétend la lui enlever, ce n’est plus lui. p. 159.
[Il] suffit de supposer que la succession des générations constitue comme les phases de la vie d’une seule personne, qui continue pendant des siècles et des millénaires ; mais on ne fait ainsi que renvoyer le problème de sa propre mort individuelle à l’extinction du genre humain, si lointaine qu’elle soit. p. 160.
CALVINO I., Palomar, Paris, Seuil, 2004.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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