Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Il n’est pas dit que Kublai Khan croit à tout ce que Marco Polo lui raconte, quand il lui décrit les villes qu’il a visitées dans les cours de ses ambassades ; mais en tout cas l’empereur des Tartares continue d’écouter le jeune Vénitien avec plus de curiosité et d’attention qu'aucun de ses autres envoyés ou explorateurs. Il y a un moment dans la vie des empereurs, qui succède à l’orgueil d’avoir conquis des territoires d’une étendue sans bornes, à la mélancolie et au soulagement de savoir que bientôt il nous faudra renoncer à les connaître et les comprendre [...]. p. 9.
C’est à tout cela qu’il pensait quand il avait le désir d’une ville. Isidora est donc la ville de ses rêves : à une différence près. Dans son rêve, la ville le comprenait lui-même, jeune ; il parvient à Isidora à un âge avancé. Il y a sur la place le petit mur des vieux qui regardent passer la jeunesse ; lui-même y est assis, parmi les autres. Les désirs sont déjà des souvenirs. p. 12.
Ce n’est pas de cela qu’est faite la ville, mais des relations entre les mesures de son espace et les événements de son passé [...].p. 15.
La mémoire est redondante : elle répète ses signes pour que la ville commence à exister. p. 26.
Tu reviens de pays autrement lointains, et tout ce que tu sais me dire ce sont les pensées qui viennent à celui qui prend le frais le soit assis sur le seuil de sa maison. À quoi te sert, alors, de tellement voyager ? p. 35.
Quand il arrive dans une nouvelle ville, le voyageur retrouve une part de son passé dont il ne savait plus qu’il la possédait. L’étrangeté de ce que tu n’es plus ou ne possèdes plus t'attend au passage dans les lieux étrangers et jamais possédés. p. 37.
Les avenirs non advenus ne sont rien d’autre que des branches de son passé : des branches mortes. p. 37.
L’ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu’il n’a pas eu, et n’aura pas. p. 38.
Gardez-vous bien de leur dire que parfois des villes différentes se succèdent sur le même sol et sous le même nom, naissent et meurent sans s’être connues, sans avoir jamais communiqué entre elles. p. 40.
Mais ce qui rendait précieux à Kublai chaque fait ou nouvelle rapporté par son informateur muet, c’était l’espace qui restait autour, un vide que ne remplissaient pas des paroles. p. 49.
Kublai Khan s’en était aperçu : les villes de Marco Polo se ressemblaient, comme si le passage de l’une à l’autre n’eût pas impliqué un voyage mais un échange d’éléments. p. 55.
Il en est des villes comme des rêves : tout ce qui est imaginable peut être rêvé mais le rêve le plus surprenant est un rébus qui dissimule un désir, ou une peur, son contraire. p. 56.
Il n’est pas de langage sans pièges. p. 61.
Le miroir tantôt grandit la valeur des choses, tantôt la nie. Tout ce qui paraît valoir quelque chose au-dessus du miroir ne résiste pas à la réflection. p. 67.
La ville existe et elle n’a qu’un secret : elle ne connaît que des départs, elle ne connaît pas de retours. p. 69.
Si tu veux savoir quelle ombre il y a autour de toi, fixe des yeux les faibles lumières du lointain. p. 73.
Le mensonge n’est pas dans les discours, mais dans les choses. p. 76.
Et même à moi qui voudrais distinguer dans ma mémoire les deux villes, il ne me reste plus qu’à te parler de la première, parce que le souvenir de l’autre, comme j’ai manqué de mots pour la fixer, s’est perdu. p. 83.
Mais je ne peux pas pousser mon opération plus loin qu’une certaine limite : j’obtiendrais des villes trop vraisemblables pour être vraies. p. 85.
Après avoir marché sept jours à travers bois, celui qui va à Baucis ne réussit pas à la voir, et il est arrivé. Des perches qui s’élèvent du sol à grande distance les unes des autres et se perdent au-dessus des nuages soutiennent la ville. [...] On fait trois hypothèses sur les habitants de Baucis : qu’ils haïssent la Terre ; qu’ils la respectent au point d’éviter tout contact avec elle ; qu’ils l’aiment telle qu’elle était avant eux, et que s’aidant de longues-vues et de télescopes pointés vers le bas, ils ne se lassent pas de la passer en revue, feuille par feuille, rocher par rocher, fourmi par fourmi, y contemplant fascinés leur propre absence. p. 94.
Marco Polo décrit un pont, pierre par pierre. [...]
- Pourquoi me parles-tu des pierres ? C’est l’arc seul qui m’intéresse.
Polo répond :
- Sans pierres il n’y a pas d’arc. p. 100.
Chaque fois que je fais la description d’une ville, je dis quelque chose de Venise. [...] Les images de la mémoire, une fois fixées par les paroles, s’effacent, constata Polo. Peut-être, Venise, ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en parle. Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue, peu à peu. p. 104-105.
Il arrive un moment dans la vie où entre tous ceux qu’on a connus, les morts sont plus nombreux que les vivants. Et l’esprit se refuse à accepter d’autres physionomies, d’autres expressions : sur toutes les nouvelles figures qu’il rencontre il imprime les vieux dessins, pour chacun il trouve le masque qui colle le mieux. [...] Peut-être qu’Adelma est la ville où l’on arrive quand on meurt et où chacun retrouve ceux qu’il a connus. C’est signe que moi aussi je suis mort. [...] Et c’est signe qu’au-delà, ce n’est pas le bonheur. p. 113-114.
Alors c’est bien un voyage dans la mémoire ! p. 117.
Tout ce que je vois, tout ce que je fais prend son sens dans un espace mental où règne le même calme qu’ici, la même pénombre, le même silence parcouru de bruissements de feuilles. [...] Peut-être n’est-il resté du monde qu'un terrain vague couvert d'immondices, et le jardin suspendu du palais du Grand Khan. Ce sont nos paupières qui les séparent : mais on ne sait lequel est dehors, lequel dedans. p. 121-122.
La ville semble se continuer d’un côté à l’autre selon une perspective qui multiplierait son répertoire d’images : en fait elle n’a pas d’épaisseur, elle ne consiste en rien d’autre qu’un endroit et un envers, telle une feuille de papier, avec une figure de ce côté une de l’autre, qui ne peuvent ni se séparer, ni se voir. p. 123.
Si chaque ville est comme une partie d’échecs, le jour où j’arriverai à en connaître les règles je posséderai enfin mon empire, même si je ne réussis jamais à connaître toutes les villes qu’il contient. p. 141.
- Quel sens a votre chantier ? demande-t-il. Quel est le but d’une ville en construction, sinon une ville ? Où est le plan que vous suivez, le projet ?
- Nous te le montrerons dès que la journée sera finie ; maintenant nous ne pouvons pas nous arrêter.
Le travail cesse au coucher du soleil. La nuit descend sur le chantier. C’est une nuit étoilée.
- Voilà le projet, disent-ils. p. 148.
Moi je parle, [...] mais celui qui m’écoute ne retient que les paroles qu’il attend. [...] Ce qui commande au récit, ce n’est pas la voix : c’est l’oreille. p. 157-158.
En voyageant on s’aperçoit que les différences se perdent : chaque ville en arrive à ressembler à toutes les villes, les lieux les plus divers échangent forme, ordre, distances ; une informe poussière envahit les continents. p. 160.
Le catalogue des formes est infini : aussi longtemps que chaque forme n’aura pas trouvé sa ville, de nouvelles villes continueront de naître. Là où les formes épuisent leurs variations et se défont, commence la fin des villes. p. 161.
Deux qualités du caractère des habitants d’Andria méritent d’être notées : la confiance en soi et la prudence. Convaincus que toute innovation dans la ville influe sur la carte du ciel, avant chaque décision ils calculent risques et avantages, pour eux, pour toutes les villes, pour l’ensemble des mondes. p. 173.
La ville, grand cimetière du monde animal, se referma, aseptisée, sur les dernières charognes ensevelies avec leurs dernières puces et leurs derniers microbes. L’homme avait à la fin rétabli l’ordre du monde, qu’il avait d’abord bouleversé : aucune autre espèce vivante n’existait plus pour le remettre en cause. [...] C’est du moins ce que pensaient les habitants de Théodora, bien loin de supposer qu’une faune oubliée allait sortir de sa léthargie. [...] Les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons, les hircocerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les basilics reprenaient possession de leur ville. p. 184.
Tu auras tiré de mon discours cette conclusion, que la véritable Bérénice est une succession dans le temps de villes différentes, alternativement justes et injustes. Mais ce dont je voulais te faire part n’est pas là : savoir, que toutes les Bérénice à venir sont déjà en cet instant présentes, enroulées l’une dans l’autre, serrées, pressées, inextricables. p. 187.
L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. p. 189.
CALVINO I., Les villes invisibles, Paris, Seuil, 1984.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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