Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
C’est le 15 juin 1767 que Côme Laverse du Rondeau, mon frère, s’assit au milieu de nous pour la dernière fois. Je m’en souviens comme si c’était hier. [...] Je me rappelle que le vent soufflait, qu’il venait de la mer et que les feuilles bougeaient. p. 7.
La table [...] était le lieu où se révélaient tous nos antagonismes, toutes nos divisions, toutes nos folies aussi et toutes nos hypocrisies. Ce fut à table que se décida la révolte de Côme. p. 10.
Il me parut [...] naturel que la première idée de Côme, devant l’injuste acharnement des siens, eût été de grimper dans l’yeuse, notre arbre familier. De ses branches tendues au niveau des fenêtres de la salle à manger, Côme pouvait imposer à toute la famille le spectacle de son courroux et de son indignation. [...] Côme monta jusqu’à la fourche d’une grosse branche, où il pouvait s'installer commodément, et s’assit là, les jambes pendantes, les sous les aisselles, la tête rentrée dans le cou, son tricorne enfoncé sur le front. p. 16.
Mon frère pensa aux hordes d’enfants pauvres d’Ombreuse qui escaladaient murs et haies pour saccager les vergers : une engeance qu’on lui avait appris à mépriser et à fuir. Pour la première fois, il se dit que cette vie-là devait être bien indépendante et bien enviable. Voilà : il allait pouvoir être désormais quelqu’un comme eux, et vivre désormais de cette façon. p. 25.
Pour la première fois, ce soir-là, nous nous assîmes pour dîner sans Côme. Lui était à cheval sur une branche latérale de l’yeuse, très haut, si bien que nous voyions seulement ses jambes qui pendaient. [...] Notre sœur Baptiste, elle, trahissait à l’égard de Côme une sorte d’envie, comme si, habituée à tenir la famille en haleine par ses extravagances, elle venait de trouver son maître. p. 35.
On lit dans les livres qu’au temps jadis, un singe parti de Rome pouvait arriver en Espagne sans toucher terre, rien qu’en sautant d'arbre en arbre. Si c'est vrai, je ne sais… [...] Aujourd’hui, on ne reconnaît déjà plus la contrée. À l’époque de la descente des Français, on a commencé à couper du bois comme si c’étaient des prés qu’on fauche chaque année et qui repoussent. Mais ils n’ont pas repoussé. p. 38.
Une partie de l'esprit de Côme, sans cesse en alerte, comprenait tout à l’avance ; une autre partie, rêveuse et distraite, formulait parfois les pensées les plus étranges ; c’est ainsi qu’il constata : les cerises parlent. p. 40.
C’était un destin extraordinaire pour une mère que d’avoir un fils aussi fantasque, un fils qui se refusait à tout ce qui compose normalement une vie sentimentale ; mais elle finit par accepter cette bizarrerie de Côme bien avant nous tous, comme si elle se contentait désormais des saluts qu’il lui adressait de temps en temps, de manière imprévisible, et de ces silencieux messages qu’ils échangeaient. p. 52.
Les exploits que fonde une obstination tout intérieure doivent rester muets et secrets ; pour peu qu’on les proclame ou qu’on s’en glorifie, ils semblent vains, privés de sens, deviennent mesquins. p. 54.
Ces premières journées de Côme dans les arbres n’avaient aucun programme défini ; tout était subordonné à son désir de connaître et de posséder son royaume. Il aurait voulu l’explorer jusqu’à ses confins extrêmes, étudier toutes les possibilités qu’il lui offrait, le découvrir arbre après arbre, branche après branche. p. 60.
En somme, malgré sa fameuse fugue, Côme vivait auprès de nous comme avant, ou peu s’en faut. C’était un solitaire qui ne fuyait pas les hommes. Au contraire, on eût dit qu’il ne pouvait s’en passer. p. 83.
Mais que s’élève ou que passe le vent, tous les bruits aussitôt se transforment et se renouvellent. Seul reste, au plus profond de l’oreille, l’ombre d’un mugissement ou d’un murmure - celui qui vient de la mer. p. 92.
Quelles pensées pouvaient bien lui traverser l’esprit ? Regrettait-il au moins un peu notre vie ? Court était le pas qui le séparait de notre monde, et le retour eût été facile : y songeait-il ? J’ignore ce qu’il pensait, ce qu’il attendait. p. 104.
Côme s’était mis en tête de voir enfin Jean des Bruyères. [...] Mais ce qu’il brûlait de dénicher, c’était le bandit en personne. Non pour lui dire ou pour lui faire quoi que ce fût : uniquement pour voir en face un personnage aussi fameux. p. 111.
Ainsi commencèrent les relations de mon frère et du brigand. Aussitôt que Jean des Bruyères avait fini un livre, il le rapportait à Côme, en prenait un autre à la place, et courait se tapir dans sa cachette, pour se plonger dans la lecture. p. 116.
À fréquenter ce brigand, Côme avait pris pour la lecture et pour l’étude une passion démesurée, qui devait lui rester sa vie durant. Désormais, on le rencontrait le plus souvent un livre ouvert à la main, à cheval sur une branche confortable, ou bien penché sur une fourche comme sur une table d’écolier, avec un feuillet posé sur une planchette, son encrier enfoncé dans une cavité du tronc, et écrivant avec sa longue plume d’oie. p. 125.
De cette époque date [la correspondance de Côme] avec les plus grands philosophes et savants européens : il s’adressait à eux pour obtenir la solution de problèmes et d’objections, ou simplement pour le plaisir de discuter avec les meilleurs esprits tout en s’exerçant aux langues étrangères. Il est fâcheux que ses papiers, qu’il plaçait dans des cavités d’arbres connues de lui seul, n’aient jamais été retrouvés (ils ont fini moisis ou rongés par les écureuils) ; on y eut trouvé des lettres écrites de la main des plus fameux savants de ce siècle. p. 128.
À présent, il avait envie de faire quelque chose d’utile pour son prochain. Et cela encore, à bien y regarder, lui était venu en fréquentant le brigand ; le plaisir de se rendre utile, d’effectuer un service indispensable pour les autres. p. 129.
Je sais que lorsque j’ai plus d’idées que les autres, je donne mes idées, pour peu qu’on les accepte : voilà ce que j’appelle commander. [...] Je ferai tout mon possible pour être digne du nom d’homme et de tous ses attributs. p. 136.
Côme imaginait un lieu sans lieu, une place à laquelle on accéderait non plus en descendant, mais en montant. Voilà peut-être existait-il un arbre assez haut pour qu’en se hissant, on atteignît un autre monde, la lune. p. 157.
Il y avait dans tous les gestes et les propos de ces exilés un air de tristesse et de deuil qui leur était pour une part naturel, mais qui trahissait d’autre part une certaine affectation : souvent, quand des hommes combattent pour une cause assez mal définie, ils ont besoin de compenser l’incertitude de leurs convictions par l’assurance de leur maintien. p. 164.
C’est à cette époque qu’il commença d’écrire un Projet de Constitution pour un État idéal qu’on installerait dans les arbres. Il y décrivait la République imaginaire d’Arborée, que seuls des justes habitaient. Le Projet devait constituer un traité sur les lois et les gouvernements. [...] L’épilogue du livre aurait dû être le suivant : l’auteur, après avoir fondé son État parfait au sommet des arbres et convaincu toute l’humanité de s’y installer pour y vivre heureuse, descendait habiter la terre, devenue déserte. Il aurait dû être : en fait, l’œuvre resta inachevée. Il en adressa un résumé à Diderot, en signant simplement : Côme Rondeau, lecteur de l’Encyclopédie. Diderot envoya un billet de remerciements. p. 180.
Le vieux philosophe [Voltaire] était assis dans son fauteuil, choyé par tout un cortège de dames, heureux comme un coq en pâte et piquant comme un porc-épic. Quand il apprit que je venais d’Ombreuse, il m’apostropha : / - C’est chez vous, mon cher Chevalier, qu’il y a ce fameux philosophe qui vit sur les arbres, comme un singe ? / Moi, flatté, je ne pus m’empêcher de lui répondre : / - C’est mon frère, monsieur, le baron du Rondeau. / - Mais c’est pour approcher du ciel que votre frère reste là-haut ? - Mon frère soutient, répondis-je, que pour bien voir la terre, il faut la regarder d’un peu loin. / Voltaire apprécia beaucoup cette réponse. / - Jadis, conclut-il, c’était seulement la Nature qui créait les phénomènes vivants ; maintenant, c'est la Raison. p. 182.
Surprise, elle le fut, et beaucoup. Impossible de dire le contraire. Naturellement, elle se reprit tout de suite et fit la suffisante, selon son habitude ; mais sur le coup, elle avait été remuée ; tout avait ri en elle : ses yeux, sa bouche et une certaine dent qui n’avait pas bougé depuis l’enfance. p. 196.
Quand on aime, on ne veut que l’amour, même au prix de la douleur. p. 207.
Les entreprises les plus hardies, il faut les vivre avec l’âme la plus simple. p. 215.
Tout cela était bien beau : mais moi, j’avais l’impression que mon frère, outre sa folie, tombait dans l’imbécillité, chose plus grave et douloureuse ; soit en bien, soit en mal, la folie est une force de la nature, mais l’imbécillité n’en est qu’une faiblesse, sans aucune contrepartie. p. 230.
[Pour certains], garder sa figure dans l’ombre est une espèce de point d’honneur. p. 237.
Dresser un mur, c'est s’exclure. p. 241.
Il rêvait en vérité d’une société universelle. p. 242.
En somme, nous avions nous aussi toutes les raisons de faire une révolution. Hélas, nous n’étions pas en France, et il n’y eut pas de révolution. Nous vivons dans un pays où se produisent toujours les causes et jamais les effets. p. 246.
Sur terre, la jeunesse a vite fait de passer ; alors, pensez, dans les arbres où tout est destiné à tomber : les feuilles comme les fruits… Côme se faisait vieux. p. 266.
[Il] y a bien des années que je vis pour un idéal que je ne saurais pas m’expliquer : mais je fais une chose tout à fait bonne : je vis dans les arbres. p. 270.
Côme, tout là-haut, ne bougeait absolument pas. Le vent se leva, un vent du sud-ouest ; la cime de l’arbre se balançait ; nous étions sur le qui-vive. À ce moment, une montgolfière apparut dans le ciel. [...] Côme, de son côté, avait levé la tête et observait attentivement le ballon. p. 275.
C’est ainsi que disparut Côme : il ne nous accorda même pas la satisfaction de le ramener sur terre après sa mort. Sur la tombe de notre famille, une stèle célèbre sa mémoire, avec l’inscription que voici : / Côme Laverse du Rondeau / Il vécut dans les arbres / Aima toujours la terre / Monta au ciel. p. 276.
C’était une broderie faite sur du néant, comme ce filet d’encre que je viens de laisser couler, page après page, bourré de ratures, de renvois, de pâtés nerveux, de taches, de lacunes, ce filet qui parfois égrène de gros pépins clairs, parfois se resserre en signes minuscules, en semis fins comme des points, tantôt revient sur lui-même, tantôt bifurque, tantôt assemble des grumeaux de phrases sur lit de feuilles ou de nuages qui achoppe, qui recommence aussitôt à s’entortiller et court, court, se déroule, pour envelopper une dernière grappe insensée de mots, d’idées, de rêves - et c'est fini. p. 277.
CALVINO I., Le Baron perché, Paris, Seuil, 2005.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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