Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. [...] Vous connaissez sans doute un voilier nommé “Désir”. Avant-propos, p. 9.
La seule objectivité acceptable réside dans les mécanismes invariants qui régissent le fonctionnement de ces systèmes nerveux, communs à l'espèce humaine. Le reste n’est que l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, celle que nous tentons d’imposer à notre entourage et qui est le plus souvent [...] celle que notre entourage a construit en nous. p. 12.
Se révolter, c’est courir à sa perte, car la révolte si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la suppression du révolté par la généralité anormale qui se croit détentrice de la normalité. Il ne reste plus que la fuite. / Il y a plusieurs façons de fuir. Certains utilisent les drogues dites "psychogènes". D’autres la psychose. D’autres le suicide. D’autres la navigation en solitaire. Il y a peut-être une autre façon encore : fuir dans un monde qui n’est pas de ce monde, le monde de l’imaginaire. Dans ce monde on risque peu d’être poursuivi. p. 16.
Il semble donc exister trois niveaux d’organisation de l’action. Le premier, le plus primitif, à la suite d’une stimulation interne et/ou externe, organise l’action de façon automatique, incapable d’adaptation. Le second organise l’action en prenant en compte l’expérience antérieure, grâce à la mémoire que l’on conserve de la qualité, agréable ou désagréable, utile ou nuisible, de la sensation qui en est résultée. L’entrée en jeu de l'expérience mémorisée camoufle le plus souvent la pulsion primitive et enrichit la motivation de tout l’acquis dû à l’apprentissage. Le troisième niveau est celui du désir. Il est lié à la construction imaginaire anticipatrice ou celle qui évitera le stimulus nociceptif. Le premier niveau fait appel à un processus uniquement présent, le second ajoute à l’action présente l’expérience du passé, le troisième répond au présent, grâce à l’expérience passée par anticipation du résultat futur. p. 20-21.
L’Humanité devrait se promener à poil, comme un amiral se présente devant son médecin, car nous devrions tous être les médecins les uns des autres. Mais si peu se savent malades et désirent être soignés ! p. 30.
J’ai compris aussi ce que bien d’autres avaient découvert avant moi, que l’on naît, que l’on vit, et que l’on meurt seul au monde, enfermé dans sa structure biologique qui n’a qu’une seule raison d’être, celle de se conserver. Mais j’ai découvert aussi que, chose étrange, la mémoire et l’apprentissage faisaient pénétrer les autres dans cette structure, et qu’au niveau de l’organisation du moi, elle n'était plus qu’eux. p. 38.
Pour bien des raisons, les sociétés de l’ennui ont besoin de l’art et de la culture, qu’elles séparent d’abord de façon péremptoire du travail et de la production. [...] Dans une société marchande, être cultivé, c’est déjà appartenir à la partie favorisée de la société qui peut se permettre de le devenir. Accorder à ceux qui n’ont pas cette chance une participation à la culture, c’est en quelque sorte leur permettre une ascension sociale. p. 49-50.
L’homme primitif avait la culture du silex taillé qui le reliait obscurément, mais complètement, à l’ensemble du cosmos. L’ouvrier d'aujourd'hui n’a même pas la culture du roulement à billes que son geste automatique façonne pas l’intermédiaire d’une machine. p. 53.
Nous savons maintenant que ce système nerveux vierge de l’enfant, abandonné en dehors de tout contact humain, ne deviendra jamais un système nerveux humain. Il ne lui suffit pas d’en posséder la structure initiale, il faut encore que celle-ci soit façonnée par le contact avec les autres, et que ceux-ci, grâce à la mémoire que nous en gardons, pénètrent en nous et que leur humanité forme la nôtre, Humanité accumulée au cours des âges et actualisée en nous. p. 65.
On admet que la liberté est “une donnée immédiate de la conscience”. Or ce que nous appelons liberté, c’est la possibilité de réaliser les actes qui nous gratifient, de réaliser notre projet, sans nous heurter au projet de l’autre. Mais l’acte gratifiant n’est pas libre. Il est même entièrement déterminé. Pour agir, il faut être motivé et nous savons que cette motivation, le plus souvent inconsciente, résulte soit d’une pulsion endogène, soit d’un automatisme acquis et ne cherche que la satisfaction, le maintien de l’équilibre biologique, de la structure organique. L’absence de liberté résulte donc de l’antagonisme de deux déterminismes comportementaux et de la domination de l’un sur l’autre. p. 71-72.
En résumé, la liberté, répétons-le, ne se conçoit que par l’ignorance de ce qui nous fait agir. p. 77.
Notre mort n’est-elle pas en définitive la mort des autres ? / Cette idée s'exprime parfaitement par la douleur que nous ressentons à la perte d’un être cher. Cet être cher, nous l’avons introduit au cours des années dans notre système nerveux, il fait partie de notre niche. [...] La douleur de sa perte est ressentie comme une amputation de notre moi [...]. Ce n’est pas lui que nous pleurons, c’est nous-mêmes. Nous pleurons cette partie de lui qui était en nous et qui était nécessaire au fonctionnement harmonieux de notre système nerveux. La douleur “morale” est bien celle d’une amputation sans anesthésie. / Ainsi ce que nous emportons dans la tombe, c’est essentiellement ce que les autres nous ont donné. p. 81-82.
La vraie famille de l’Homme, ce sont ses idées, et la matière et l’énergie qui leur servent de support et les transportent, ce sont les systèmes nerveux de tous les hommes qui à travers les âges se trouveront “informés” par elles. Alors notre chair peut bien pourrir, l'information demeure, véhiculée par la chair de ceux qui l’ont accueillie et la transmettent en l’enrichissant, de génération en génération. p. 86.
En ce qui concerne la douleur, je ne puis me convaincre qu’elle élève, et les hommes que j’ai vu souffrir m’ont toujours paru enfermés dans leur douleur et non point ouverts sur des vues cosmiques. Si la douleur élève, je voudrais savoir vers quoi. [...] La douleur ne peut être que la conséquence d’une mésentente entre l’organisme et le milieu. Comme nous ne sommes pas toujours capables d’agir sur le milieu, il nous reste de pouvoir agir sur l’organisme par les analgésiques et les psychotropes mis à notre disposition. Si cette action sur la douleur doit accélérer une mort inéluctable, du fait que celle-ci est inéluctable, l’analgésie me paraît devoir être un acte intransigeant. On voit que le problème de l’euthanasie n’est pas loin. p. 88-89.
Toute une idéologie de la souffrance est ainsi née au cours des siècles, qui a permis aux dominants de s’abreuver aux sources du plaisir en persuadant les dominés qu’ils avaient bien de la chance dans leur souffrance car elle leur serait remboursée au centuple dans l’autre monde. En effet, dans le nôtre où les marchands sont rois, tout se négocie et se paie, et la douleur ici-bas ne peut être qu’une traite tirée sur un avenir de bonheur céleste. p. 90-91.
Même le suicidaire se supprime par plaisir car la suppression de la douleur par la mort est un équivalent de plaisir. p. 92.
Être heureux, c’est à la fois être capable de désirer, capable d’éprouver du plaisir à la satisfaction du désir et du bien-être lorsqu'il est satisfait, en attendant le retour du désir pour recommencer. On ne peut être heureux si l’on ne désire rien. p. 96.
Dans toutes les espèces animales et chez l’homme, la récompense ne s’obtient que par l’action. Le bonheur ne vous tombe qu’exceptionnellement tout préparé dans les bras. Il faut aller à sa rencontre, il faut être motivé à le découvrir, à tel point qu’il perd de son acuité s’il vous est donné sans être désiré. p. 97.
Finalement, on peut se demander si le problème du bonheur n’est pas un faux problème. L'absence de souffrance ne suffit pas à l’assurer. D’autre part, la découverte du désir ne conduit au bonheur que si ce désir est réalisé. Mais lorsqu’il l’est, le désir disparaît et le bonheur avec lui. Il ne reste donc qu’une perpétuelle construction imaginaire capable d’allumer le désir et le bonheur consiste peut-être à savoir s’en contenter. Or, nos sociétés modernes ont supprimé l’imaginaire, s’il ne s'exerce pas au profit de l'innovation technique. L’imagination au pouvoir, non pour réformer mais pour transformer, serait un despote trop dangereux pour ceux en place. p. 100-101.
La part de l’information dans le travail est devenue ainsi progressivement plus grande au cours des siècles, mais seulement si l’on envisage globalement ce travail. En effet, en ce qui concerne l’individu au contraire, cette information s’est éparpillée à travers les échelles hiérarchiques de dominance qu’elle a contribué à établir. Si bien qu’aujourd’hui, du fait de “l’émiettement” (Friedman) du travail, un nombre considérable d’individus n’utilise qu’une fraction infirme de cette information technique et qu’en conséquence leur travail perd toute signification. Il a perdu sa sémantique. p. 103-104.
L’Homme est un être de désirs. Le travail ne peut qu’assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais. p. 109.
Dans les deux systèmes sociaux [capitaliste et socialiste] l’urbanisation galopante et l'industrialisation aboutissent aux mêmes résultats : l’éloignement de l’acte professionnel de l’objet produit, la monotonie et l'automatisme des gestes professionnels, manuels ou intellectuels (car un geste automatique est plus rapide et plus efficace, donc plus productif), l’absence de spontanéité, d’innovation, donc d’imagination et de créativité dans cet acte professionnel, et en définitive l’ennui. L’impossibilité de sortir de l’engrenage de la machine sociale, l'impossibilité d'agir pour se gratifier, si ce n’est pas une soumission conformiste au système de production, assurant alors l’ascension hiérarchique et la dominance, et pansant les plaies narcissiques, aboutit à la dépression ou à la violence. p. 120-121.
Il y a moins d’un siècle, beaucoup d’hommes dans des pays européens n’étaient guère sortis de leur village. Les sources d’information et les possibilités d’action d’un individu demeuraient limitées à l’espace sensoriel dans lequel il passait sa vie. Il avait ainsi l’impression de pouvoir toujours dominer la situation, ou du moins de pouvoir agir efficacement pour la contrôler. Aujourd’hui, l’information planétaire pénètre à profusion dans le moindre espace clos et l’homme qui s’y trouve enfermé n’a pas la possibilité d’agir en retour efficacement. Il en résulte une angoisse qu’aucun acte gratifiant ou sécurisant ne peut apaiser. Seul l’engagement politique donne l’espoir d’y remédier par l’action de masse qu’il rend possible. p. 123.
Je souhaite une culture faisant l’école buissonnière, le nez barbouillé de confiture, les cheveux en broussaille, sans pli de pantalon et cherchant à travers les taillis de l’imaginaire le sentier du désir. p. 125.
[Le sens de la vie] Pour qu’il y ait un sens, il faut qu’il y ait un message. Pour qu’il y ait un message, il faut une conscience pour le formuler, suivant un certain code, un système de transmission, une conscience pour le recevoir et le décoder. [...] L’organisation de l’ensemble constitue le message, le signifiant. Il est le support de la sémantique, du signifié, qui, lui, constitue l’information que je veux transmettre. Dire que la vie a un sens peut se traduire en disant qu’elle est le support structuré, le message, le signifiant d’une sémantique, d’un signifié. p. 126.
Je crains les mots qu’on prononce pour se donner bonne conscience, pour détourner le destin, pour se voiler les yeux, et finalement pour ne rien faire. p. 134.
[La politique] Il semble, du point de vue économique, qu’aussi longtemps que la propriété privée ou étatique des matières premières, de l’énergie et de l’information technique, n’aura pas été supprimée, aussi longtemps qu’une gestion planétaire de ces trois éléments n’aura pas été organisée et établie, subsisteront des disparités internationales qui ne peuvent que favoriser la pérennité des disparités intranationales. p. 143.
On voit bien combien une révolution socialiste au Chili ou au Portugal a de la peine à survivre lorsqu’elle ne s’inscrit pas, comme le fit Cuba, dans un système englobant susceptible d’en protéger la structure. p. 143.
Il existe peut-être parmi les discours logiques, parmi les idéologies susceptibles d’orienter l’action, une hiérarchie de valeurs. Mais, en définitive, le seul critère capable de nous permettre d’établir cette hiérarchie, c’est la défense de la veuve et de l’orphelin. Don Quichotte avait raison. Sa position est la seule défendable. Toute autorité imposée par la force est à combattre. p. 145.
La notion du temps sera donc entièrement relative et dépendra des caractéristiques physiques de l’ensemble envisagé. À notre échelle, il y aura donc un temps humain individuel, un temps de la cellule, un temps de la molécule, un temps de l’électron. De même, le temps social et le temps de l’espèce ne s’écouleront pas à la même vitesse que celui de l’individu. Chez celui-ci même, le temps de l’enfance est bien plus lent que celui de la vieillesse. Chaque homme en a fait l’expérience. p. 150.
Nos désirs du futur ne sont que la pâle image poétisée de notre connaissance du présent. p. 156.
Si c’était à refaire, je ferais certainement autre chose, mais je n’y pourrais rien. p. 160.
Nous ne pouvons progresser que pas à pas, étape par étape, en tâtonnant. Cela veut dire que nous ne pouvons imaginer qu’une société faite à notre taille, pour ce jour, de cette année, de ce siècle. Chaque société de chaque jour fut un pas vers la société du lendemain, et sans doute fut la société idéale des désirs de la veille. p. 161.
Notre rôle est limité, comme sera limité le rôle de ceux qui viendront après nous. Il consiste à perfectionner la grammaire, en sachant que nous ne pouvons comprendre la sémantique. Il consiste à avancer pas à pas vers un but que nous ignorons, en ne cessant de faire les hypothèses de travail que notre expérience croissante nous permet de formuler. p. 163.
L’Histoire ne se répète jamais, car elle transforme. Le seul facteur invariant de l’Histoire, c’est le code génétique qui fait les systèmes nerveux humains. Mais ceux-ci possèdent une propriété unique : le lent déroulement du temps s’inscrit en eux par l’intermédiaire des langages. L’expérience débutante que l’Homme commence à acquérir concernant les mécanismes de ses comportements fait aussi partie de l'Histoire. Jusqu'ici l’Homme a fait l’Histoire, mais sans savoir comment. p. 163.
La fleur de désir ne peut être cultivée que sur l’humus de l’inconscient, qui s’enrichit chaque jour des restes fécondants des amours mortes et de celles, imaginées, qui ne naîtront jamais. p. 166.
Qui peut dire ce qui fut premier, de la Foi ou de l’Angoisse ? Je serais tenté de dire que l’Angoisse fut à l’origine de la Foi. En effet, celle-ci eut longtemps et conserve encore l’énorme avantage de fournir une règle à celui qui ne peut agir car il ne sait pas. p. 167-168.
La Pitié permet à celui qui l’éprouve de se retrouver en situation de dominance subjective et de placer celui qui en est l’objet en position de dépendance. C’est un sentiment réconfortant. p. 176.
LABORIT H, Éloge de la fuite., Folio Essais.
RESNAIS A., Mon oncle d'Amérique - Wikipédia.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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