Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Cet ouvrage de recherche en histoire des religions porte sur la plainte funèbre antique considérée dans le cadre plus vaste des pleurs rituels liés au dieu qui disparaît et qui renaît. p. 15.
[Dans] la perte d’une personne chère, nous expérimentons au plus haut degré la difficulté de cette tâche, parce que ce que nous perdons, c’est une personne qui était presque nous-même, et parce que la mort physique de la personne chère nous place de la manière la plus crue devant le conflit entre ce qui passe irrévocablement sans nous (la mort comme fait de la “nature”) et ce que nous devons faire passer dans la valeur (la mort comme condition pour la mise en œuvre de l’éternelle force régénératrice de la “culture”). p. 54.
La crise du deuil est une maladie et le deuil est le travail accompli pour tenter de guérir de cette maladie : cette affirmation possède en soi une valeur si générale que l’on pourrait presque la tenir pour une vérité de pur bon sens. Nous voudrions cependant indiquer ici quelque chose de beaucoup plus précis, à savoir que la crise du deuil est un cas particulier du risque de perdre la présence. p. 59.
“Pour moi, la folie était comme un pays - opposé à la Réalité - où régnait une lumière implacable, qui ne laisse aucune place pour l’ombre et qui nous aveugle. C’était une immensité sans borne, illimitée, plate - un paysage minéral, lunaire, froid.” [Marguerite Sechehaye, Journal d’une schizophrène] p. 69.
Perdre l’être cher, c’est faire l’expérience, la plus éclatante et irrécusable qui soit, de ce qui se passe sans et contre nous : et lorsque nous sommes confrontés au pathos, nous sommes appelés de la façon la plus péremptoire à accomplir la pénible tâche de devenir courageusement des pourvoyeurs de mort - en nous et avec nous - de nos défunts, en nous élevant de la souffrance, pour laquelle “tout le monde pleure d’une seule et même manière”, au savoir-pleurer qui, à travers l’objectivation, essuie nos larmes et redéploie la vie et la valeur. p. 80.
À l’occasion d’un deuil, la crise de la présence peut aussi prendre les traits d’un délire de négation de l’événement funeste. Sans un travail nécessaire d’intériorisation du défunt et de dépassement de la tragédie, la présence malade essaie de se comporter comme si le défunt était encore en vie, éventuellement en focalisant l’organisation du délire sur un substitut quelconque. p. 84.
Janet interprète la crise du deuil comme le produit de la nécessité de supprimer un certain nombre de conduites que l’on ne peut désormais plus avoir vis-à-vis de la personne défunte, et d’instaurer de nouveaux comportements qui tiennent compte de la tragédie. p. 85.
[Comme] le dit Freud, “l’ombre de l’objet est tombée sur le moi”. p. 86.
Le deuil comme maladie n’est susceptible d’aucune histoire culturelle : en effet, si la maladie psychique correspond au risque de ne pas pouvoir s’intégrer dans quelque histoire humaine que ce soit, alors la crise du deuil considérée dans son abstraction est par définition une non-histoire. p. 89.
La récitation de la plainte est liée à des périodes temporelles et à des dates déterminées ; elle se déroule avec une mimique et une mélopée traditionnelles, et constitue une obligation religieuse dont la non-exécution aurait des conséquences néfastes ; elle s’adresse à une certaine image mythique du défunt et de l’au-delà : tout cela manifeste clairement une signification rituelle. p. 94.
Notre étude vise donc à examiner comment, dans un monde encore observable, le rite de la lamentation vient se greffer sur la crise, et comment il remplit encore sa fonction culturelle de réparation et de réintégration. p. 101.
[Le] monde des paysans est toujours convaincu qu’il existe deux manières de pleurer la mort : celle des pauvres, qui adoptent la plainte rituelle, et celle des riches, qui la méprisent. p. 105.
En substance, la lamentation passe du planctus incontrôlé au planctus ritualisé. Cette ritualisation rend possible la mise en œuvre d’un discours protégé. p. 111.
L'institution d’une présence rituelle des pleurs, dans une dualité relative par rapport à la présence normale qui exerce des fonctions de guide et de mise en scène, a une signification technique fondamentale dans la lamentation funèbre. Dans la crise du deuil, la présence historique s’égare dans des comportements aliénés : l’institution de la présence rituelle des pleurs rend possible la “catabase” vers ces comportements à risque d’aliénation et, en même temps, l’anabase et la reprise, c’est-à-dire leur intégration culturelle et leur redéploiement dans le monde des valeurs. C’est en effet sur le plan de la présence rituelle de la plainte que s’accomplit la conversion du planctus incontrôlé en planctus ritualisé, et c’est sur ce même plan que le discours protégé de la lamentation est conquis. p. 113.
La lamentation est traditionnelle non seulement parce que ses versets sont travaillés selon des modèles stéréotypés puisés dans la mémoire culturelle de la pleureuse, mais aussi parce que son exécution comporte une mimique obligée, une gesticulation “prescrite”. p. 117.
La lamentation marque le passage de la crise au discours protégé, mais la protection du discours permet le discours lui-même en tant qu’il est individuel, et non plus impersonnel et anonyme. p. 122.
La répétition rituelle de la plainte répartit dans le temps le travail du deuil elle l’inclut dans une mise en scène culturelle et se charge de poursuivre ce processus d’intériorisation du mort qui constitue [...] le vrai dépassement de la crise et la deuxième mort culturelle qui rachète le scandale de la mort naturelle. p. 128.
L’oscillation rythmique du buste sied parfaitement à la mélopée de la plainte et à l’état de concentration rêveuse qui caractérise la présence rituelle des pleurs : c’est le mouvement qui accompagne le rythme de la berceuse et a, comme celui-ci, une fonction hypnogène. p. 131.
À travers la pléthore des modules et des stéréotypies, on voit apparaître clairement et se configurer dramatiquement le retour à la situation particulière et, à travers la médiation des protections rituelles, le “on meurt” et le “on pleure” s’ouvrent à “cette mort-là” et à “ces pleurs à moi”. p. 154.
[La] plainte est une dynamique et une agonistique - et, en particulier, une technique pour réaliser la catabase vers les tentations du planctus incontrôlé, et l’anabase vers les puissances formelles du discours. p. 157.
[La] forme la plus ancienne de la plainte funèbre grecque était caractérisée par un logos rythmique fondé sur des répétitions, des symétries et des parallélismes, ainsi que sur les incidences périodiques des refrains émotifs. p. 208.
[Les] rituels funéraires du monde antique sont dominés par ce moment important du mythe du mort qu’est l’idéologie du cadavre vivant. Il s’agit d’une phase intermédiaire de passage entre la condition des vivants et celle des morts, entre l’en deçà et l’au-delà, quelle que soit la manière dont les différentes civilisations religieuses du monde antique configurent cette phase intermédiaire et la condition terminale des âmes dans le royaume des morts. p. 211.
La lamentation est une mobilisation des vivants pour intervenir sur le mort de manière à faciliter son accession à son logis définitif (moment de la séparation) et à le transformer en allié des vivants (moment de la relation et de l’intériorisation). p. 213.
En évoluant dans l’horizon mythique du mort vivant, la mimique rituelle accomplit la catabase vers les tentations de la crise et, en même temps, l’anabase vers la conscience culturelle, en transformant ainsi dramatiquement la dangereuse ambivalence de la crise en gestes de séparation et de défense, ou bien en gestes de relation et d’intériorisation : or, c’est précisément ainsi que le travail du deuil est accompli. p. 214.
L’estomac, tel un sépulcre, permet de tuer les morts en nous, ce qui est la fonction du travail du deuil. p. 221.
[Le] banquet funèbre avec des aliments non humains constitue l’aboutissement d’une série de déplacements et d’atténuations dont le point de départ est la nécrophagie rituelle funéraire. p. 221.
La ritualisation du planctus et la lamentation funèbre trouvent également leur place dans cet ordre rituel dominé par l’horizon mythique du cadavre vivant qui doit être conduit vers le monde des morts et transformé en valeur pour les vivants. p. 227.
Si nous voulions définir la civilisation humaine à l’aide d’une unique expression, nous pourrions dire qu’elle est la puissance formelle de faire passer dans la valeur ce qui, dans la nature, court vers la mort : c’est en effet en vertu de cette puissance formelle que l’homme se constitue comme pourvoyeur de mort au sein même de la mort naturelle, en encadrant dans une règle culturelle du passage ce qui se passe sans et contre l’homme. p. 229.
Il ne fait [...] aucun doute qu’avec le progrès de la vie civile, certains modules mimiques du planctus plus ou moins ritualisé ont paru inactuels et inacceptables, au moins dans les sphères les plus élevées de la hiérarchie sociale et de la culture. La motivation la plus profonde et la plus complexe de cette exigence de mesure civile est exposée dans plusieurs passages de La République et des Lois de Platon. À propos de l’éducation des gouvernants de la polis idéale, le philosophe refuse les représentations qui rendent la mort effrayante [...]. Des représentations de ce genre rendraient les gouvernants mous et sans vigueur, et doivent donc être bannies de leur éducation. Pour la même raison, la coutume de la lamentation devra leur être étrangère : le sage ne craint pas sa propre mort et ne déplore pas celle de son ami ; étant celui qui a le moins besoin des autres, il se désespérera moins que les autres si la mort lui enlève un enfant, un frère, ses richesses ou quelque autre bien que ce soit. p. 281.
[Le] deuil se déplace de la mort physique de l’homme à la mort morale qu’est le péché [...]. Dans la nouvelle conscience religieuse et culturelle, la mort naturelle ne doit désormais plus apparaître dans sa force autonome scandaleuse, mais être ramenée à la véritable force anéantissante qu’est le péché comme “aiguillon de la mort”. Ce faisant, le sort de la vieille plainte funéraire paraît arrêté et son époque historique à jamais révolue. Ce n’est pas la plainte devant la mort qui sied au chrétien, mais plutôt des sanglots étouffés [...]. Aux yeux de Paul, la vieille plainte n’est autre que l’ignorance qui nie l’œuvre de Jésus et est donc incompatible avec la nouvelle condition du chrétien. p. 292.
En général, les rituels funéraires et leurs horizons mythiques forment des systèmes de déshistoricisation institutionnelle de la mort que nous devons considérer dans leur qualité de cohérences techniques qui résolvent la crise du deuil et permettent d’autres formes de cohérence culturelle. p. 310.
En réalité, la mort individuelle, considérée arbitrairement dans son isolement, comporte la prise de conscience inévitable d’une irréversibilité que l’homme, de la manière la plus radicale, ne peut pas faire revenir “comme avant”. p. 312-313.
Notre conscience historiciste moderne sait que la mort et la douleur sont consubstantielles à l’histoire et à la culture, et que le conflit entre la mort et le devoir inépuisable de la dépasser dans la valeur ne pourra jamais être supprimé. Mais cette science restera vaine et prétentieuse, et elle aussi incapable de donner du courage devant la mort, tant qu’elle n’aura pas fondé une société où l’homme - n’importe quel homme - se sentira à tel point son citoyen pleno iure qu’il pourra accepter la mort qui le menace en l’accompagnant seulement de pleurs étouffés. p. 318.
DE MARTINO E., Morts et pleurs rituels. De la lamentation funèbre antique à la plainte de Marie, Paris, EHESS, 2022.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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