NC - Henri Bergson, Intelligence et Instinct [L’Évolution créatrice, Chapitre II]
Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Notes de lecture
[En italique dans le texte] L’erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vicié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs d’une même tendance qui se développe, alors que ce sont trois directions divergentes d’une activité qui s’est scindée en grandissant. p. 883.
C’est qu’intelligence et instinct, ayant commencé par s’entrepénétrer, conservent quelque chose de leur origine commune. Ni l’un ni l’autre ne se rencontrent jamais à l’état pur. Nous disions que, dans la plante, peuvent se réveiller la conscience et la mobilité de l’animal qui se sont endormies chez elle, et que l'animal vit sous la menace constante d’un aiguillage sur la vie végétative. p. 883.
Il n’y a pas d’intelligence où l’on ne découvre des traces d’instinct, pas d’instinct surtout qui ne soit entouré d’une frange d’intelligence. p. 883.
En réalité, ils ne s’accompagnent que parce qu’ils se complètent, et ils ne se complètent que parce qu’ils sont différents, ce qu’il y a d’instinctif dans l’instinct étant de sens opposé à ce qu’il y a d’intelligent dans l’intelligence. p. 884.
Si nous pouvions nous dépouiller de notre orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. p. 886.
[En italique dans le texte] l’instinct achevé est une faculté d’utiliser et même de construire des instruments organisés ; l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d'employer des instruments inorganisés. p. 887.
[L’intelligence] ne prend tout à fait la possession d’elle-même que chez l’homme, et ce triomphe s’affirme par l'insuffisance même des moyens naturels dont l’homme dispose pour se défendre contre ses ennemis, contre le froid et la faim. Cette insuffisance, quand on cherche à en déchiffrer le sens, acquiert la valeur d’un document préhistorique : c’est le congé définitif que l’instinct reçoit de l’intelligence. p. 890.
[En italique dans le texte] Instinct et intelligence représentent donc deux solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et même problème. p. 890.
[Chez les insectes] La connaissance, si connaissance il y a, n’est qu’implicite. Elle s’extériorise en démarches précises au lieu de s’intérioriser en conscience. Il n’en est pas moins vrai que la conduite de l’Insecte dessine la représentation de choses déterminées, existant ou se produisant en des points précis de l’espace et du temps, que l’Insecte connaît sans les avoir apprises. p. 893.
[Cette] intelligence innée, quoiqu’elle soit une faculté de connaître, ne connaît aucun objet en particulier. [...] L’intelligence n’apporte donc la connaissance innée d’aucun objet. Et pourtant, si elle ne connaissait rien naturellement, elle n’aurait rien d’inné. Que peut-elle donc connaître, elle qui ignore toutes choses ? - A côté des choses, il y a les rapports. [...] L'intelligence fait donc naturellement usage des rapports d’équivalent à équivalent, de contenu à contenant, de cause à effet, etc., qu’implique toute phrase où il y a un sujet, un attribut, un verbe, exprimé ou sous-entendu. p. 894.
Disons donc que si l’on envisage dans l’instinct et dans l’intelligence ce qu’ils renferment de connaissance innée, on trouve que cette connaissance innée porte dans le premier cas sur des choses et dans le second sur des rapports. p. 895.
[En italique dans le texte] l’intelligence, dans ce qu'elle a d’inné, est la connaissance d’une forme, l’instinct implique celle d’une matière. p. 895.
Tout se passe comme si la force qui évolue à travers les formes vivantes, étant une force limitée, avait le choix, dans le domaine de la connaissance naturelle ou innée, entre deux espèces de limitation, l’une portant sur l’extension de la connaissance, l’autre sur sa compréhension. p. 896.
Un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même. p. 897.
[En italique dans le texte] Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais. p. 898.
Au contraire, nous tenons l’intelligence humaine pour relative aux nécessités de l’action. Posez l’action, la forme même de l’intelligence s'en déduit. Cette forme n’est donc ni irréductible ni inexplicable. Et, précisément parce qu’elle n’est pas indépendante, on ne peut plus dire que la connaissance dépende d’elle. La connaissance cesse d'être un produit de l’intelligence pour devenir, en un certain sens, partie intégrante de la réalité. p. 899.
[En italique dans le texte] Notre intelligence, telle qu’elle sort des mains de la nature, a pour objet principe le solide inorganisé. p. 900.
[En italique dans le texte] L’intelligence ne se représente clairement que le discontinu. p. 900.
[En italique dans le texte] Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité. p. 902.
[En italique dans le texte] l’intelligence est caractérisée par la puissance indéfinie de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer en n’importe quel système. p. 903.
[En italique dans le texte] Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile. p. 904.
[L’intelligence] résout l’organisé en inorganisé, car elle ne saurait, sans renverser sa direction naturelle et sans se tordre sur elle-même, penser la continuité vraie, la mobilité réelle, la compénétration réciproque et, pour tout dire, cette évolution créatrice qu’est la vie. p. 907.
De même que nous séparons dans l'espace, nous fixons dans le temps. L’intelligence n’est point faite pour penser l’évolution, au sens propre du mot, c’est-à-dire la continuité d’un changement qui serait mobilité pure. p. 908.
L’intelligence n’admet pas plus la nouveauté complète que le devenir radical. C’est dire qu’ici encore elle laisse échapper un aspect essentiel de la vie, comme si elle n’était point faite pour penser un tel objet. p. 910.
Si la conscience qui sommeille en lui [l’instinct] se réveillait, s’il intériorisait en connaissance au lieu de s’extérioriser en action, si nous savions l’interroger et s’il pouvait répondre, il nous livrerait les secrets les plus intimes de la vie. p. 911.
Mais, pour n’être pas du domaine de l’intelligence, l'instinct n'est pas situé hors des limites de l’esprit. p. 919.
[Note n° 1, p. 919 :] Phrase capitale : l’instinct, étant une autre ligne d’évolution que l'intelligence, n’est pas compréhensible par l’intelligence, mais il peut être pensé par l’esprit, grâce à l’intuition, parce qu’il procède lui-même par intuition.
Mais c’est à l’intérieur même de la vie que nous conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment. p. 921.
D’un côté, en effet, elle [l’intuition] utilisera le mécanisme même de l’intelligence à montrer comment les cadres intellectuels ne trouvent plus ici leur exacte application et, d’autre part, par son travail propre, elle nous suggérera tout au moins le sentiment vague de ce qu’il faut mettre à la place de cadres intellectuels. Ainsi, elle pourra amener l'intelligence à reconnaître que la vie n’entre tout à fait ni dans la catégorie du multiple ni dans celle de l’un, que ni la causalité mécanique ni la finalité ne donnent du processus vital une traduction suffisante. Puis, par la communication sympathique qu'elle établira entre nous et le reste des vivants, par la dilatation qu'elle obtiendra de notre conscience, elle nous introduira dans le domaine propre de la vie, qui est compénétration réciproque, création indéfiniment continuée. p. 922.
Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s'en rendre maître. C’est notre maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même. Si nous retirons un avantage immédiat de l’objet fabriqué, comme pourrait le faire un animal intelligent, si même cet avantage est tout ce que l'inventeur recherchait, il est peu de chose en comparaison des idées nouvelles, des sentiments nouveaux que l'invention peut faire surgir de tous côtés, comme si elle avait pour effet essentiel de nous hausser au-dessus de nous-mêmes et, par là, d’élargir notre horizon. p. 927.
Bibliographie
BERGSON H., L'Évolution créatrice, in Œuvres , Tome 1, Le Livre de Poche.
Voir aussi
« De Spinoza à Sartre - Philosophie - Fiches de lecture, tome 2 » Fiche n° 3 : L'Évolution créatrice, Bergson.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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