Miguel de Unamuno y Jugo naît à Bilbao le 29 septembre 1864. Son père, commerçant, meurt de la tuberculose en 1870, alors que Miguel n’a que six ans. De décembre 1873 à mai 1874, il assiste au siège de Bilbao par les partisans des monarchistes traditionalistes durant la troisième guerre carliste.
Il étudie la philosophie et les Lettres à l’Université de Madrid, puis devient professeur de Latin et de psychologie. En 1891 il est titulaire de la chaire de Grec à l’Université de Salamanque. Unamuno est nommé recteur de l’Université de Salamanque pour la première fois en 1900. Ce titre lui est accordé trois fois au total, en 1921 et 1931, après des destitutions pour raisons politiques. Il est également député aux Cortes, l'Assemblée politique espagnole, de 1931 à 1933. Nommé recteur à vie en 1934, puis citoyen d’honneur en 1935, il est malgré tout destitué une dernière fois de ses fonctions en 1936 par Franco, au début de la guerre civile d’Espagne. Les mêmes fascistes utilisent ses funérailles pour le célébrer comme un héros phalangiste.
En 1898, la guerre entre l’Espagne et Les États-Unis a pour conséquence la perte de colonies hispaniques comme Cuba. Le “Désastre de 1898.” donne naissance à la “Génération de 98”, qui réunit des écrivains et poètes espagnols, comme Miguel de Unamuno et Antonio Machado.
Unamuno est père de neuf enfants. Son troisième fils Raimundo, né le 7 janvier 1896, meurt en 1902 à presque sept ans des suites d’une hydrocéphalie survenue peu après sa naissance. Le philosophe espagnol traverse alors une crise existentielle et religieuse qui influera profondément sur son œuvre.
Don Miguel meurt le 31 décembre 1936, assigné à résidence à son domicile de Salamanque. Sa mort serait due à une inhalation de gaz d’un brasero. Toutefois, son décès étant survenu peu après la visite d’un phalangiste, l’hypothèse de son assassinat a aussi été évoquée.
L’œuvre d’Unamuno comprend des essais, des romans, des contes, des pièces de théâtre et de la poésie. Son ouvrage philosophique majeur est Le sentiment tragique de la vie, publié en 1912, dans lequel il expose sa conception de l'être humain, posant les fondations du futur existentialisme, ici d'inspiration chrétienne.
Bien que de formation universitaire, Unamuno rejette l’érudition et le dogmatisme, qu’ils viennent du passé comme la scolastique, qu’il décrit comme une “cathédrale en brique crue”, comme de la philosophie européenne en vogue à l’époque, le positivisme d’Auguste Comte. La première est une “théologie rationnelle”, et le second un pulvérisateur de faits à coups de logique et de scientisme. Il critique ouvertement le Cogito de Descartes, tout comme il dénonce l’aphorisme célèbre de Hegel selon lequel tout le rationnel est réel et tout le réel est rationnel : le réellement réel est irrationnel.
Ceux qui influencent sa pensée sont des philosophes éloignés des contraintes académiques, comme Nietzsche le renverseur de valeurs ou Kierkegaard et son concept de l’angoisse, pour lequel il a appris le danois pour pouvoir le lire dans sa langue originale. Unamuno veut s’adresser au grand public et pas seulement aux experts de la philosophie. Pour ce faire, il utilise des formes littéraires très variées, depuis les essais jusqu’aux romans et aux contes, pour tenter d'émouvoir le lecteur, en l’interpellant directement à coups de harangue. Sa pensée, écrite à la première personne du singulier, est vouée à la praxis, au faire, à la vie réelle.
Unamuno prend pour point de départ le Conatus de Spinoza : toute chose s’efforce de persévérer dans son être. Ainsi, le philosophe espagnol définit l’essence de l’être humain comme l’effort de continuer à être homme, à ne pas mourir. L’homme a soif d’immortalité, d’éternité : il voudrait être toujours, être Dieu.
Le culte que l’homme voue à ses morts est ce qui le distingue le plus des autres animaux. C’est en réalité un culte de l'immortalité : l’homme “emmagasine ses morts”, parce qu’il ne veut pas mourir lui-même en tant qu’individu singulier. Cette fuite de la mort, unie à l’incertitude de l’immortalité, conduit à l’érostratisme*. À défaut de sa vie, et plutôt que de n’être que le songe d'une ombre, il faut sauver son nom, pour vivre dans la mémoire des autres. La seule pensée que son œuvre lui survive est une souffrance pour Unamuno. Américo Castro affirme que le désir d’immortalité de don Miguel implique l’immortalité de son corps, jusqu’à vouloir y parvenir “sans se défaire de son chapeau et de son gilet habituels”.
[*] Érostrate brûla le temple d’Artémis à Éphèse, l’une des Sept Merveilles du monde, dans l’espoir de rendre son nom impérissable.La page Wikipédia espagnole dédiée à Unamuno mentionne à la rubrique “Religion” qu’il est agnostique. Pourtant, s’il refuse le dogmatisme de la religion chrétienne, notamment la rigidité de la scolastique, il croit en l’amour, plus qu’en la logique. L’angoisse le porte à croire en Dieu, et à imaginer que l’homme n’est qu’une idée dans le rêve de Dieu, comme les personnages d’un roman sont l’idée de leur auteur. Sa foi consiste surtout à vouloir que Dieu existe, car cette existence divine sous-tend sa propre existence humaine : sa foi est constituée d’espérance.
Unamuno distingue quatre formes de Moi (“Yo” en espagnol) : le moi qu’on est, le moi qu’on croit être, le moi qu’on est pour les autres, et le moi qu’on voudrait être. Il précise sa conception du Moi par une critique du Cogito cartésien, et en créant un nouveau genre littéraire : la “nivola”.
Utilisant la “méthode coordinatrice” dont il attribue la paternité au fantasque philosophe don Fulgencio Entrambosmares, l’un des personnages de son roman Amour et pédagogie, Unamuno inverse la célèbre affirmation de Descartes : le Cogito ergo sum - je pense donc je suis -, devient le Sum ergo cogito - je suis donc je pense. Car il faut préalablement être, exister, avant même de pouvoir penser. Et avant même de connaître, il est nécessaire d’éprouver des sentiments. “L’homme au poêle” aurait pu aussi dire : “Je sens donc je suis”. En effet, pour le philosophe espagnol, ce qui différencie l’homme de l’animal est plus le sentiment que la raison. Dans son Diario intimo, son journal intime, il résume ainsi ce qu’est le Moi : “Je suis moi et non un autre, c’est-à-dire, je suis”.
En 1914 paraît Niebla*, considéré comme le roman le plus important d’Unamuno. C’est dans cet ouvrage qu’apparaît pour la première fois le terme “nivola”, un des nombreux néologismes dont il raffole. Il s’agit d’une condensation du mot “novela”, qui en espagnol signifie roman, et de “niebla”, le brouillard. La traduction française retenue est bruman, issu de roman et de brume. Unamuno veut se libérer encore une fois des règles rigides, dogmatiques, du roman réaliste en mode à la fin du XIXe siècle : ses personnages “se créent à mesure qu’ils agissent et qu’ils parlent, surtout, à mesure qu’ils parlent”. Dans Niebla, les différents protagonistes semblent effectivement vivre leur propre vie, tout en ayant parfois des éclairs de lucidité où ils ont conscience de n’être que des personnages de fiction, soumis au rêve de leur auteur. Un paroxysme quasi surréaliste est atteint lorsque Auguste, l’acteur principal du bruman vient à la rencontre de son auteur, Miguel de Unamuno lui-même. Ce dernier annonce à Auguste qu’il n’est qu’un être de fiction, ni vivant ni mort puisqu’il n'existe pas. Ce à quoi le personnage répond à son auteur qu’il n’est peut-être lui-même qu’un prétexte pour que son histoire vienne au monde. Le thème de Niebla part de l’angoisse existentielle de son auteur pour se fonder sur la possibilité de fictionner le Moi. À tel point que c’est un des personnages d’Unamuno qui rédige la préface de Niebla… Il devient ainsi possible de transformer sa vie en narration, d’être le produit d’un autre, qu’il soit l’Auteur ou même Dieu, et que notre existence dépende entièrement de la volonté de cet autre.
[*] Brouillard.La vie est une tragédie comique, à moins qu'elle ne soit une comédie tragique, ou bien les deux. Le sentiment tragique de la vie se fonde sur l’incompatibilité entre la vie et la raison : le vital est antirationnel et le rationnel antivital. L’intelligence “tend à la mort comme la mémoire à la stabilité”. Il ne s’agit pas de rejeter intégralement la raison, mais de ne pas subir sa domination. Le véritable philosophe ne pense pas avec la seule raison, il est fait de chair et d’os, d’une âme et d’un corps : il philosophe avec sa volonté et ses sentiments.
Aux trois tyrans de l’esprit, le temps, l’espace et surtout la logique, Unamuno oppose le “sens sacré du comique”. Rire pour nous émanciper du joug de la logique, pour retrouver, dans les entrailles du grotesque, “la sublimité humaine qui saigne et pleure”. Rire comme son fils Raimundín, atteint d’hydrocéphalie et peut-être d’idiotisme, vivant sans connaître sa maladie et ne s’exprimant que par ces cris de satisfaction supposée. La véritable pathologie, la plus terrible, c’est l’intellectualisme : “la conscience est une maladie”.
La philosophie d’Unamuno, autrement dit selon sa propre pensée la philosophie espagnole, est celle de don Quichotte. L’ingénieux hidalgo lutte “contre la logique de la réalité qui nous impose que les moulins à vent soient ce qu’ils sont dans la réalité et non ce qu’on a envie qu’ils soient dans le monde de notre fantaisie”. Il met en pratique le sens sacré du comique en combattant la tyrannie de la raison logique. C'est un fou, mais pas un imbécile. La philosophie unamunienne est une philosophie de l'entre-deux, entre la faible étincelle de conscience de Raimundín, son fils moribond, et le foisonnant intellect tragico-comique de don Miguel, dans un perpétuel balancement entre le vitalisme d'un don Quichotte avec une foi pleine d'incertitude et le rationalisme d'un Sancho Pança, doutant en permanence de sa propre raison.
Le 12 octobre 1936 a lieu l’inauguration des cours académiques à l’Université de Salamanque. C'est aussi l’anniversaire de la découverte de l’Amérique, le “Día de la raza”. La guerre civile vient de commencer le 17 juillet 1936 avec le coup d’État de Franco qui met fin à la seconde République espagnole. Unamuno, alors recteur à vie de l’Université, prononce le discours inaugural. Le général franquiste Millán-Astray, fondateur de la Légion étrangère espagnole, est présent dans l’amphithéâtre : il lance des exhortations contre l’intelligence et crie “Viva la muerte !” Voici la réponse que lui fait le philosophe espagnol :
Ceci est le temple de l’intelligence, et j’en suis le prêtre suprême ! Vous êtes en train de profaner cette enceinte sacrée. J'ai toujours été, quoi qu'en dise le proverbe, un prophète dans mon propre pays. Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous disposez d’une grande force brute ; mais vous ne convaincrez pas, parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader, vous avez besoin de quelque chose qui vous fait défaut dans cette lutte : la raison et le droit.
Les détracteurs d’Unamuno hurlent : “À bas l’intelligence !” et il manque d’être lynché. Ironie du moment, il ne doit son salut qu’à Carmen Polo, l’épouse de Franco, qui le raccompagne chez lui. Dix jours plus tard, le 22 octobre 1936, Unamuno est destitué de son poste de recteur, par ordre de Franco.
Les Notes pour un traité de cocotologie, écrites en 1910, sont publiées en 1934, en complément de la seconde édition du roman Amor y pedagogía. Unamuno les présente comme rédigées par le philosophe Fulgencio Entrambosmares, personnage de ce même roman.
Amor y pedagogía est une tragicomédie qui décrit comment Avito Carrascal, adorateur de la science, envisage de fabriquer un enfant parfait, un “futur génie”, à partir des seules théories éducatives et évolutionnistes. Pour réussir au mieux son projet, Carrascal est guidé par son maître, don Fulgencio, dans l’éducation de son fils prénommé Apolodoro, ce qui signifie “don d’Apollon, de la lumière du Soleil, père de la vérité et de la vie”. Dans l’espoir qu’Apolodoro développe des compétences dans le domaine de la géométrie, il lui fait dessiner des cocottes en papier. Au final, la seule pédagogie utilisée par Carrascal ne suffit pas à faire d’Apolodoro un génie. Celui-ci, désespéré par l’échec de sa vie, se suicide en se pendant dans la maison paternelle.
Unamuno publie Amor y pedagogía pour la première fois en avril 1902, sept mois avant la mort de son fils Raimundo atteint d’hydrocéphalie. Pour distraire son enfant entre ses sommeils et ses silences, don Miguel confectionnait des cocottes en papier, et Raimundίn riait alors à gorge déployée.
Quelques ouvrages de Miguel de Unamuno [voir aussi les Notes contemplatives] :
Amour et pédagogie [Amor y pedagogía], Lausanne, Éditions L'âge d’Homme, 1996.
Brouillard [Niebla], Dinan, Terre de Brume, 2003.
La vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, Paris, Albin Michel, 1959.
Le sentiment tragique de la vie, Paris, Folio essais, 1997.
Traité de cocotologie, Paris, Les Éditions de Paris, 1994.
Américo Castro, Réalité de l’Espagne, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1963.
Irene Gómez-Olano, Unamuno, una filosofía para sacudir el alma.
Alain Guy, Unamuno, pèlerin de l'absolu.
Yves Roullière, L'agonie de Raimundo, fils d’Unamuno, et le sentiment comique de la vie.
Wikipédia (en espagnol) : Miguel de Unamuno.
Patrick Moulin, MardiPhilo, juin 2025.
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