Friedrich Nietzsche naît le 15 octobre 1844 à Röcken, en Prusse (aujourd’hui l’Allemagne). Le 15 octobre est le jour anniversaire du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, dont il reçoit les prénoms Friedrich Wilhelm. Son père est pasteur luthérien, comme son grand-père et son oncle. La mort du père de Nietzsche, en 1849 à l’âge de 35 ans, est officiellement attribuée aux suites d’une chute, mais d’autres causes sont évoquées : une tumeur du cerveau ou la tuberculose. Nietzsche craint que la maladie qui a emporté son père soit transmissible héréditairement. Dans Ecce Homo, il lie ainsi sa propre santé déclinante à celle de son père au même âge. Peu de temps après, Nietzsche perd son frère cadet, Ludwig Joseph après des “attaques de nerf”. Il grandira et vieillira avec sa mère, Franziska Oehler, fille d’un pasteur, et sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche.
De 1864 à 1869,il étudie la philologie à l’université de Bonn. Il est nommé professeur de philologie à 24 ans et exerce de 1869 à 1879. Infirmier durant la guerre franco-allemande de 1870, il contracte la diphtérie et la dysenterie. En 1879, ses soucis de santé le conduisent à renoncer à enseigner. Il mène alors une vie errante, entre l’Italie (Gênes, Rome), la France (Nice) et la Suisse (Sils-Maria). Le 3 janvier 1899, à Turin, Nietzsche croise la voiture d’un cocher qui fouette violemment son cheval. Il s’approche de l’animal, l'enlace et éclate en sanglots en interdisant à quiconque de s’approcher du cheval. C’est le début de la folie : il n’écrira plus, et ne fera plus que délirer, chanter et jouer du piano. Il tombe dans un état végétatif en 1872, et meurt le 25 août 1900.
Le dernier philosophe, c’est ainsi que je me nomme, car je suis le dernier homme. Personne ne parle que moi seul et ma voix me parvient comme celle d’un mourant. Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 87.
Qui Nietzsche, le “dernier des philosophes”, compte-t-il parmi ses prédécesseurs ? Le nihilisme passif et pessimiste de Schopenhauer et sa morale de la pitié ; Hegel, ce “philistin de la culture” ; Kant et Leibniz, “ces deux grandes entraves de la probité intellectuelle en Europe” ; et, beaucoup plus loin dans le temps, Platon et son idéalisme, et Socrate le décadent, “instrument de la décomposition de l’hellénisme”. Nietzsche veut en finir avec cette philosophie qui nie la vie. Dernier des philosophes, il se proclame paradoxalement le “premier philosophe tragique” :
[J’ai] le droit de me considérer comme le premier philosophe tragique - c’est-à-dire comme l’extrême antithèse et antipode d’un philosophe pessimiste. Nietzsche, Ecce Homo, “Pourquoi j’écris de si bons livres”, “La naissance de la tragédie”, § 3.
Deux philosophies antiques trouvent malgré tout grâce à ses yeux : celle d’Héraclite et celle des Stoïciens. Nous retrouverons le premier plus loin, avec les concepts du “Devenir” et du “Retour éternel”. Concernant les seconds, Nietzsche partage avec les Stoïciens leur attitude face au destin.
Ma formule pour désigner la grandeur dans l’homme, c’est l’amor fati : que personne ne veuille rien autrement, ni en avant, ni en arrière, ni dans les siècles des siècles. Ne pas seulement supporter la nécessité, encore moins se la dissimuler - tout idéalisme est manière de mentir devant la nécessité -, mais l’aimer. Nietzsche, Ecce Homo, “Pourquoi je suis si avisé”, § 10.
Face à ce qui se passe, aux événements qui se produisent, il faut vouloir qu’ils arrivent tels qu’ils arrivent, comme le recommande Épictète :
N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive comme cela arrive et tu seras heureux. Arrien de Nicomédie, Le “Manuel” d’Épictète, VIII.
Quand Socrate est lié à Apollon, jusque dans la devise “Connais-toi toi-même" du temple du dieu grec à Delphes, Nietzsche est de son côté un disciple de Dionysos. Il se voit plus satyre que saint. Être dionysiaque, c’est avoir la volonté de vivre, éprouver de la joie jusque dans la destruction ; c’est être immoral, face à la morale du désintéressement, de la négation de la vie, et son idéal ascétique symbolisé par les prêtres dans le Christ crucifié.
Nietzsche est également musicien, pianiste et compositeur. Il se lie d’amitié avec Wagner en retrouvant dans sa musique un aspect dionysiaque. Il s’en éloignera, toujours à cause de la musique, devenue trop allemande à son goût, mais aussi à cause de l’antisémitisme de Wagner. Bien qu’allemand par son père, Nietzsche voue une haine envers l’idéalisme des “Germains”, et plus particulièrement parce que ceux-ci n’ont jamais reconnu ses écrits à leur juste valeur.
L’existence du dernier des philosophes est marquée par la maladie. Les atteintes physiques le conduiront à renoncer à l’enseignement. Les troubles mentaux emporteront la fécondité de sa pensée. Se méfiant des médecins, il se soigne lui-même, en observant avec finesse son propre état de malade, et en pratiquant une hygiène de vie stricte. Dans les périodes où la maladie le délaisse, il célèbre la vie du corps, comme lors de la rédaction du Zarathoustra.
C’est le corps qui s'enthousiasme : laissons l’“âme” hors du coup… On aurait souvent pu me voir danser : j’étais alors capable, sans le moindre soupçon de fatigue, de cheminer dans les montagnes sept ou huit heures durant. Je dormais bien, je riais beaucoup -, j’étais dans un état de robustesse et de patience parfaites. Nietzsche, Ecce Homo, “Pourquoi j’écris de si bons livres”, “Ainsi parlait Zarathoustra”, § 4.
Le dernier des philosophes est le premier immoraliste (et sans doute réciproquement). Être immoral n’est pas être amoral, c’est-à-dire totalement dépourvu de morale. C’est avoir une autre morale que la morale de la multitude - Nietzsche parlerait ici du “troupeau”. La vieille philosophie idéaliste nie la vie et la morale chrétienne ne jure que par le salut de l’âme en méprisant le corps : il faut détruire cette morale de la décadence, qui ne génère que le “ressentiment”, et les sentiments de faute et de culpabilité envers soi-même.
Le premier immoraliste, par sa nature dionysiaque, est le "destructeur par excellence”. Nietzsche se décrit lui-même : il n’est pas un être humain, il est “de la dynamite”. Les idoles sont arrivées à leur crépuscule, il faut les renverser en philosophant à coups de marteau. Le temps est venu de la “Transmutation de toutes les valeurs”.
En plein midi, un dément parcourt le marché avec sa lanterne en criant “Dieu est mort !” “Et nous l’avons tué !” Cette annonce de la mort de Dieu, clamée dans le Gai Savoir sera reprise dans Ainsi parlait Zarathoustra. La morale chrétienne, portée par les prêtres ascétiques, a tué Dieu à force de nier la vie. Les “derniers hommes”, qui sont ce qu’il y a de plus méprisable au monde, ne poursuivent plus que le bonheur. Mais le bonheur qu’ils ont inventé ne conduit qu’au nihilisme : c’est la volonté du néant ou le néant de la volonté. Zarathoustra va parler aux hommes pour leur annoncer les nouvelles valeurs prônées par la philosophie nietzschéenne.
Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. [...] L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain - une corde au-dessus d’un abîme. [...] Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce qu'on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 3 et 4.
Le Surhumain n’est ni un super-héros, ni le (super) bon Aryen, que la sœur même de Nietzsche a vendu au nazisme en remaniant les textes de son frère pour les faire coïncider avec cette idéologie de mort et d’anéantissement. Hitler était l’homme du ressentiment, antisémite plus que notoire, et le nazisme était la figure la plus extrême du nihilisme, niant la vie plus que toute autre morale décadente. Toutes choses que Nietzsche haïssait le plus au monde, et même plus que les Allemands eux-mêmes.
Le Surhomme est au-dessus de l’abîme du ressentiment né de la morale du désintéressement et du nihilisme du dernier homme. Il progresse sur sa corde comme sur un pont, il devient ce qu’il est. Il passe l’homme, le dépasse ainsi que sa morale décadente, et le laisse dans son déclin, pour aller, lui le Surhumain, vers son destin.
Que dit ta conscience ? – “Tu dois devenir celui que tu es.” Nietzsche, Le Gai Savoir, § 270.
Devenir ce que l’on est, cela fait supposer que l’on ne se doute même pas de ce que l’on est. Nietzsche, Ecce Homo, “Pourquoi je suis si avisé”, § 9.
Devenir, c’est revenir. Le destin mène le monde, et le monde ne cesse de devenir, comme l’écrit Héraclite, un des rares philosophes qui trouve grâce aux yeux de Nietzsche.
L’affirmation de l'écoulement et de la destruction, élément décisif dans une philosophie dionysiaque, le dire-oui à la contradiction et à la guerre, le devenir, avec une radicale récusation du concept même d’“être” - c’est là qu’il me faut en tout cas reconnaître ce qui m’est le plus proche dans ce qui a été pensé jusqu’à présent. La doctrine du “retour éternel”, c’est-à-dire du cercle absolument et indéfiniment répété de toutes choses - cette doctrine de Zarathoustra pourrait en fin de compte déjà avoir été enseignée par Héraclite. Nietzsche, Ecce Homo, “Pourquoi j’écris de si bons livres”, “La naissance de la tragédie”, § 3.
Vouloir que ce qui fut soit ce que nous ayons toujours voulu : le devenir de l’Éternel Retour est l’affirmation de la Vie. C’est l’expression de la volonté de puissance affirmative. Quand le ressentiment est sa face négative, la face affirmative de la volonté de puissance célèbre Dionysos, sa joie de vivre et de créer. Devenir ce que nous sommes, c’est accepter et aimer ce destin qui nous fait revivre éternellement les mêmes choses, le plaisir et la peine également : toute la grandeur de l’homme est dans l’amor fati.
Nietzsche voyait en Socrate le modèle du décadent. Le penseur grec, souvent considéré comme le père de la philosophie, racontait que son démon, un être qui servait d’intermédiaire entre les dieux et les hommes, lui parlait et le prévenait lorsqu’il était sur le point de commettre une mauvaise action. Voilà comment Socrate décrit son démon :
Les débuts en remontent à mon enfance : c’est une voix qui se fait entendre en moi, et qui, chaque fois que cela arrive, me détourne de ce qu’éventuellement je suis sur le point de faire, mais qui jamais ne me pousse à l’action. Platon, Apologie de Socrate, 31 d.
En bon médecin physiologiste qu’il aurait pu être, Nietzsche ne diagnostique ici que les signes de la décadence : le “démon de Socrate” n’est rien de plus qu’une hallucination auditive. Pourtant, dans le Gai Savoir, Nietzsche raconte, sous la forme d’une anecdote imaginaire, l’intervention d’un démon similaire qui vient tourmenter un humain par ses questions.
Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans plus solitaire solitude et te disait : “Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement [...]. Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : “Tu es un dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin !” [...] la question, posée à propos de tout et de chaque chose : “veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois ?” ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? Nietzsche, Le Gai Savoir, Quatrième livre, § 341.
Le démon de Nietzsche vient ici poser la question de l’amor fati : si toute notre vie n’était qu’un “Éternel Retour”, serions-nous capables d’aimer le destin autant que l’auteur du Zarathoustra ?
L’épisode final de sa vie d’écrivain philosophe, où Nietzsche s’effondre en pleurs après avoir enlacé un cheval que son cocher vient de fouetter violemment, résonne avec un passage dans Ecce Homo, ici aussi relié à une présence animale. Il y explique par une anecdote son “absurde sensibilité de l’épiderme aux petites piques”, cette “sorte d’impuissante détresse devant tout ce qui est petit”, et “l’énorme gaspillage de toutes les défenses” qui suivent l’acte créateur, en l’occurrence ici les années qui ont suivies la publication du Zarathoustra.
Dans un tel état, j’ai un jour ressenti la proximité d’un troupeau de vaches, à la suite du retour de pensées plus amènes, plus philanthropiques, avant même de les apercevoir : voilà qui contient de la chaleur… Ecce Homo, “Pourquoi j’écris de si bons livres”, “Ainsi parlait Zarathoustra”, § 5.
Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Flammarion, Collection Mille & une pages.
Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, PUF.
Dominique Folscheid, Les grandes philosophies, Que sais-je ?
Wikipédia : Nietzsche ; Frédéric-Guillaume IV ; Carl Ludwig Nietzsche.
« De Spinoza à Sartre - Philosophie - Fiches de lecture, tome 2 » Fiche n° 3 : Ecce Homo, Nietzsche.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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