Y a-t-il une pensée sans langage ?
Pour un sujet tel que celui-ci, l’approche classique - et scolaire - consisterait à examiner :
- la thèse : oui, la pensée précède le langage, il n’y a pas de langage sans que la pensée ne soit déjà là, c’est la pensée qui crée le langage,
- l’antithèse : non, s’il n’y a pas de langage, ce qu’on a dans la tête ne peut être qualifié de « pensée », c’est le langage qui structure la pensée,
- quant à la synthèse, elle serait alors à déterminer en fonction des arguments avancés en toute objectivité pour ou contre l’une et l’autre des hypothèses.
Comme nous ne sommes pas en train de refaire une dissertation de terminale[1], j’ai essayé ici d’apporter un éclairage différent à la réflexion sur cette question. Il consiste essentiellement à « se regarder penser » pour voir comment ça se passe, afin d’en tirer des conclusions, si cela est possible.
Plusieurs choses sautent immédiatement aux yeux :
- quand je pense, je le fais en général avec des mots, des phrases, que je prononce « in petto », en moi-même. Du moins, c’est ce que je fais quand j’essaie de penser de manière à peu près rationnelle, comme ce que je suis en train de faire ici et en ce moment sur ce sujet.
- c’est aussi ce qui se produit dans des tas d’autres circonstances qui sont des « faits de l’esprit », souvent préalables à des actions : « Tiens, il est temps que j’aille faire ma toilette ». « Qu’est ce qu’on va manger à midi ? » « Il faut que j’aille chez le coiffeur demain » etc. Si le langage n’existait pas, pourrais-je me poser ce genre de questions ? Ou alors y a-t-il en nous un langage non verbal nécessaire pour « penser » les actions avant de les accomplir ?
- la question est biaisée, fondamentalement : comment peut-on réfléchir objectivement sur le langage et la pensée, en utilisant la pensée et le langage qui sont justement les objets à étudier ? En toute rigueur, il faudrait pouvoir le faire « de l’extérieur », ou avec d’autres moyens d’investigation, comme on le fait en physique : pour observer un système, il ne faut pas être dedans, sinon on le perturbe et les mesures sont entachées d’erreurs.
Ensuite, comme souvent lorsqu’on étudie un problème, il faut savoir d’abord de quoi on parle exactement : qu’est ce que la pensée ? Qu’est ce que le langage ? On a l’impression qu’il n’y a pas grand-chose à en dire, tout le monde sait bien de quoi on parle ! Pas besoin de couper les cheveux en quatre ! Et pourtant…
Et pourtant, le moindre début d’analyse entraîne immédiatement des difficultés quasiment insurmontables, que nous pourrions essayer de débroussailler pour commencer la discussion. En voici quelques unes.
Concernant la pensée :
- la pensée (d’après le dictionnaire Larousse) est l’ensemble des processus par lesquels l’être humain au contact de la réalité matérielle et sociale élabore des concepts, les relie entre eux et acquiert de nouvelles connaissances.
- la pensée est-elle forcément liée à l’intelligence seule ? C'est-à-dire se réduit-elle aux idées, aux concepts, qui s’expriment ensuite par des mots et des phrases ?
- plus largement, peut-on parler de pensée lorsque nous percevons des choses, ou que nous imaginons ? Ou placer l’intuition sensible ? L’intuition intellectuelle ?
- lorsque des images se succèdent dans notre tête, sans qu’il y ait de mots associés, quand nous réalisons les gestes simples assurant notre survie, comme manger et boire, peut-on dire que nous pensons ?
- lorsque nous percevons des images, des sons, de la peur, du bien-être, peut-on dire que cela se fait par l’intermédiaire d’un langage ? Où se place la pensée à ce niveau ?
- la pensée est-elle uniquement liée au cerveau, ou bien tout le corps participe t-il à nous faire penser ? La sensation de douleur, de chaud, de froid, nous pousse à agir.
- la pensée est-elle réservée à l’espèce humaine, et par conséquent les animaux ne possèdent-ils aucun embryon de pensée, ou bien y a-t-il un continuum dans le vivant entre l’inerte qui ne pense pas, et l’homme, en passant par tous les stades intermédiaires du développement ?
Qu’est ce donc que cette pensée, si évidente, si implicite, et qui nous fuit pourtant et nous échappe dès qu’on veut la cerner ?
On pourrait dire que c’est l’ensemble des phénomènes de la vie consciente, mais cela ne résout pas vraiment le problème, car il nous faudrait alors examiner également ce que c’est que la conscience, ce qui s’avère encore plus difficile…
Concernant le langage :
- par langage, on entend généralement ce qui se traduit par des langues, faites de mots et de phrases obéissant à une grammaire et une syntaxe. Sa principale finalité est alors d’être un moyen de communication, permettant la description d’évènements, de faits, d’idées et de concepts. Il sert de moyen de communication avec les autres, et la communication c’est la formulation de la pensée.
- le vocabulaire a son importance, plus il est riche, plus il est facile de se faire comprendre. L’agencement des mots sera plus ou moins efficace, telle formulation sera plus compréhensible que telle autre. Le langage est alors un outil qui supporte la pensée. Il faut apprendre à le manipuler à l’exploiter afin de le rendre le plus efficace possible. Il doit traduire le développement intérieur.
- mais le langage n’est-il qu’un simple outil de communication ? Si c’est le cas, il y en a d’autres que celui qui se traduit dans des langues : le langage musical, pictural, par signes, par les attitudes du corps[2], etc, peu faits pour traduire des idées et des concepts, mais plus adaptés à la transmission des émotions et des sentiments. Si le langage est une création de la pensée, il semble qu’il puisse aussi y avoir en retour des effets du langage sur la pensée. Cela semble assez clair pour la pensée conceptuelle, le langage organisé contribuant à son tour à structurer la pensée qui lui a donné naissance. Quand notre pensée est « encombrée », écrire sur le sujet a un effet bénéfique, les choses deviennent plus claires, la pensée se structure. En notant les différents éléments qui viennent à l’esprit, les choses se précisent, les mots ont le pouvoir d’amener la pensée à évoluer. Discuter, échanger, a le même effet, permet souvent de s’ouvrir à d’autres champs, à d’autres imaginaires qui ne nous étaient pas apparus auparavant.
- le langage traduit-il toujours bien ce qu’on veut dire ? Peut-il nous induire en erreur ? Les mots nous trahissent parfois, « nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde, nous ne sommes pas connectés » …. Le langage est alors insuffisant.
De même une émotion, nous la traduisons sous forme de couleurs, de sensations de chaud de froid. Le fait de parler de traduction montre que la pensée existe sans l’aide d’outil. L’imaginaire relève du même phénomène. Marche-t-on par associations d’idées qui prennent la forme de mots, mais imaginer une situation future, une machine, va nous pousser vers la visualisation d’images et non de mots.
En guise de conclusion personnelle : j’ai le sentiment que si je n’avais pas de langue pour m’exprimer, ma pensée serait certainement plus pauvre. Mais serait-elle inexistante ? Que resterait-il ? Cette question est à jamais insoluble, car l’expérimentation en ce domaine est impossible. Claude Hagège, éminent linguiste, se contente de dire que ce qui caractérise la pensée humaine, ce « n’est pas le langage, mais la faculté de langage »[3], indiquant par là que le cerveau de l’homme a, de manière innée, la capacité, la potentialité de créer des langues, diverses, pour exprimer sa pensée.
Enfin, pour nous rapprocher du sujet traité au Café-Philo de Poissy le 11 mars prochain, et bien que ce soit un autre débat, on pourrait orienter la réflexion, en fin de réunion, sur l’utilisation du langage à diverses fins, et en particulier à fins politiques.[4]
Texte proposé par J.J.Vollmer et Elisabeth Touzot
[1] Voir par exemple « Le coin philosophique » de Pierre Fauquemberg : http://djaphil.fr/sujets/sujet-peut-on-penser-sans-langage-53
[2] Amusant : sur le site de Pierre Fauquemberg déjà cité, une publicité : « Découvrez le langage silencieux pour séduire un homme »…
[3] Claude Hagège : « L’homme de paroles » 1985 Chapitre 1
[4] Langage et politique, Café-Philo de Poissy http://www.cafe-philo-de-poissy.com/article-langage-et-politique-44807309.html
________________________________________________________________________________________________
Langage et politique
Texte introductif au débat du Café-Philo de Poissy le 11 mars 2010 au restaurant "La Mamma" à 20h30
Dans les démocraties occidentales, le discours politique s’est construit tout au long de l’histoire selon les codes de la rhétorique grecque d’abord, puis latine. A travers ce discours, se déploie la parole politique, outil privilégié d’accès au pouvoir. C’est par la parole –mais pas seulement, le langage non-verbal étant d’une très grande importance- que l’homme politique convainc et emporte l’adhésion de ses électeurs. Mais à l’intérieur de ce champ, chaque parti politique construit un discours spécifique basé sur l’idéologie qu’il entend servir. D’où cette fameuse « langue de bois » qui permet d’éluder les questions embarrassantes, de parler pour ne rien dire, ou de flatter à peu de frais le futur électeur. Il existe d’ailleurs un générateur de langue de bois à l’ENA. Cela conduit parfois à des syllogismes ou à l’absurde … Le discours politique s’articule selon quelques grands principes et rares sont les hommes politiques qui y dérogent.
C’est d’ailleurs une des principales fonctions du langage : argumenter et convaincre. Le langage n’est pas le simple véhicule d’un ensemble d’informations mais un acte de nature « intrinsèquement culturelle et sociale » qui est lié au pouvoir que donne le statut social à celui qui parle. C’est ainsi que le langage s’inscrit dans des relations sociales permettant au locuteur, c’est-à-dire à celui qui parle, d’avoir, par sa parole, « un certain pouvoir sur ses interlocuteurs ». Celui qui parle y est autorisé, et en prenant la parole, il exerce un certain pouvoir de s’exprimer et de faire entendre ses idées –ce qui n’est pas donné à tout le monde.
La plupart du temps, les élus politiques sont portés par leur parti politique qui les a choisis pour le représenter. Cette parole est alors une parole légitime. Il est intéressant de voir comment les « outsiders » sont vite remis dans le droit chemin par l’ensemble de la classe politique. Ségolène Royal, par exemple, en est un parfait exemple. On ne l’entend presque plus.
Le langage politique, le contenu des discours, véhiculent un certain nombre de « représentations idéologiques » qui s’imposent comme étant « la vérité » ; aussi ces discours ont-ils un certain poids puisqu’ils prétendent assigner à chacun sa place dans la société. Je pense ici aux discours moralisateurs, misogynes ou racistes.
La parole politique se déploie aussi selon certains rituels (débats parlementaires, questions au gouvernement, allocutions ou débats télévisés) qui sont des « formes routinières des actes politiques » qui instaure une sorte de « magie sociale à répétition ». D’autre part, le système de la représentativité lui donne une force particulière puisque cette parole et la mienne sont liées, bien que je n’aperçoive pas toujours comment elles pourraient l’être alors même que je suis en total désaccord avec elle. En effet que vaut pour moi la parole d’un homme politique que je n’ai pas choisi ? Ainsi le langage politique est-il intimement lié à l’exercice du pouvoir d’agir, de réformer et de décider de la vie de millions de gens, dont parfois un peu moins de la moitié ne sont pas d’accord le moins du monde avec les réformes proposées. Mais il est lié à un contrat qui est le contrat démocratique.
Le discours politique semble donc se définir comme un comme un genre spécifique dont la fin est l’action politique, dans lequel s’établissent des relations entre les théories, la théâtralité dans « le dispositif scénique où il prend place » , et la rhétorique axée sur la démonstration et la séduction, voire la manipulation. Ce n’est pas un discours exempt de violence, violence qu’il contient parfois (attaques personnelles, racisme, xénophobie etc) et celle qu’il entend réguler. Ce discours aujourd’hui s’est-il embourbé dans de purs effets de style, s’est-il vidé de tout contenu qui ferait sens pour nous, ne vise-t-il qu’à nous manipuler pour asseoir le pouvoir et la richesse de quelques-uns ? Ou est-il encore susceptible de se renouveler et de nous « embarquer » ?
Texte proposé par Annick Rachet