Etre, ou avoir ?

Le sujet de ce jour doit être introduit par un invité qui n'a pas fourni de texte pour l'instant.

En attendant, et pour nourrir la réflexion, voici quelques extraits du livre d'Erich Fromm : "Avoir ou être", paru en 1978 chez Robert Laffont. Erich Fromm est un psychanalyste américain décédé en 1980.

DIFFÉRENCE ENTRE AVOIR ET ÊTRE

 

Le choix entre avoir et être, en tant que notions contraires, ne frappe pas le sens commun. Avoir, semblerait-il, est une fonction normale de notre vie : pour pouvoir vivre, il faut avoir certaines choses. En outre, nous devons avoir certaines choses afin d'en tirer plaisir. Dans une culture dont le but suprême est d'avoir — et d'avoir de plus en plus — et où on peut dire d'un individu qu' « il vaut un million de dollars », comment peut-il y avoir une alternative entre avoir et être? Au contraire, il semblerait qu'avoir est l'essence même d'être ; et que celui qui n'a rien n'est rien. Pourtant, les grands maîtres de la Vie ont fait de l'alternative « avoir ou être » le thème central de leurs systèmes respectifs. Bouddha enseigne que, pour pouvoir parvenir au plus haut niveau de développement humain, nous ne devons pas être avides de posséder. Jésus nous dit : « […] que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s'il se détruisait et se perdait lui-même? » (Luc 9, 24 25). Maître Eckhart enseignait que ne rien avoir, se rendre ouvert et « vide », est le seul moyen d'atteindre la richesse et la force spirituelles. Marx enseignait que le luxe est tout autant un vice que la pauvreté et que nous devrions avoir pour but d'être plus et non d'avoir plus.

 

ORIGINE DES TERMES

« Avoir » est une expression faussement simple. Tout être a quelque chose : un corps, des vêtements, un toit… ou, pour l'homme et la femme modernes, une auto, un poste de télévision, une machine à laver, etc. Vivre sans rien avoir est pratiquement impossible. Pourquoi, alors, avoir serait-il un problème? Cependant, l'histoire linguistique d' « avoir » montre que le mot est bel et bien un problème. Ceux qui croient qu'avoir est l'une des catégories les plus naturelles de l'existence humaine seraient très surpris d'apprendre que de nombreux langages n'ont aucun mot correspondant à « avoir ». En hébreu, par exemple, « j'ai » doit s'exprimer par la forme indirecte jesh li (« ceci est à moi »). En fait, les langages qui expriment la possession de cette façon et non par « j'ai » sont les plus nombreux. Il est intéressant de noter qu'au cours de l'évolution de nombreux langages la construction « c'est à moi » a laissé ultérieurement la place à la construction « j'ai », mais l'évolution n'a jamais eu lieu dans le sens contraire (comme le fait remarquer Emile Benveniste). Ce fait tend à montrer que le mot correspondant à avoir évolue en relation avec le développement de la propriété privée alors qu'il est absent dans les sociétés où prédomine la propriété fonctionnelle, c'est-à-dire la possession pour l'usage. 

 

AMOUR ET POUVOIR

 Le mode avoir d'existence, l'attitude centrée sur la propriété et le profit produit nécessairement le désir – à vrai dire le besoin – de puissance. Afin d'exercer une autorité sur des êtres humains, il faut se servir de la force pour briser leur résistance. Pour maintenir le contrôle de la propriété privée, nous devons nous servir de la force pour la protéger contre ceux qui voudraient s'en emparer parce que, comme nous, ils estiment n'en avoir jamais assez ; l'appétit de pro­priété privée engendre le désir de se servir de la violence pour voler les autres plus ou moins ouvertement. Dans le mode avoir, chacun tire son bonheur de sa supériorité sur les autres, de sa propre puissance et, en dernière analyse, de la capacité de conquérir, de voler, de tuer. Dans le mode être, le bonheur se fonde sur l'amour, le partage, le don.

 

Nous trouvons la manifestation de la volonté de donner chez les personnes qui aiment authentiquement. Le " faux amour ", c'est-à-dire l'égoïsme partagé, rend les gens plus égoïstes (et ce n'est que trop souvent le cas). L'amour authentique accroît la capacité d'aimer les autres et d'être généreux avec eux. L'être qui aime vraiment aime le monde entier à travers l'amour qu'il éprouve pour une personne en particulier

 

HÉROS DE L’ÊTRE ET ÊTRES CRAINTIFS DE L’AVOIR 

 

 

 

Dans la société contemporaine, le mode avoir d'existence est supposé être enraciné dans la nature humaine et donc pratiquement immuable. La même idée est exprimée par le dogme qui soutient que les gens sont foncièrement paresseux, passifs par nature et qu'ils ne veulent ni travailler ni faire quoi que ce soit à moins d'être stimulés par la perspective d'un gain matériel, ou par la faim ou par la peur du châtiment. Ce dogme n'est pratiquement mis en doute par personne, et il détermine nos méthodes d'éducation et de travail. Mais il n'est rien d'autre que le désir de prouver la valeur de nos dispositions sociales en décidant qu'elles sont conformes à la nature humaine. Pour les membres d'un grand nombre de sociétés passées et actuelles, le concept de l'innéité de l'égoïsme et de la paresse chez l'homme apparaîtrait aussi étrange que le contraire l'est pour nous.
La vérité est que le mode avoir et le mode être d'existence sont l'un et l'autre des virtualités de la nature humaine, que notre besoin biologique de survie tend à favoriser le mode avoir, mais que l'égoïsme et la paresse ne sont pas les seules tendances propres aux êtres humains.
Nous autres, êtres humains, avons un désir d'être inhérent et profondément enraciné: exprimer nos facultés, être actifs, être en relation avec les autres, s'échapper de la prison de l'égoïsme.

 

Le mode être ne peut apparaître que dans la mesure où nous faisons décroître le mode avoir (qui est le non-être), c'est-à-dire dans la mesure où nous cessons de trouver notre sécurité et notre identité en nous accrochant à ce que nous avons, en " nous asseyant dessus ", en nous cramponnant à notre moi et à nos possessions. " Être " exige l'abandon de notre égocentrisme et de notre égoïsme ou, pour employer des mots qui reviennent souvent chez les mystiques, en nous rendant " vides " et " pauvres ".
Mais la plupart des gens estiment qu'il est trop difficile d'abandonner leur orientation " avoir "; toute tentative dans ce sens éveille chez eux une angoisse intense, et ils ont l'impression de n'être plus du tout en sécurité, comme si, ne sachant pas nager, ils étaient précipités dans l'océan. Ils ne savent pas qu'à partir du moment où ils ont renoncé à la béquille de la propriété, ils peuvent commencer à se servir de leurs propres forces et se mettre à marcher tout seuls.

Ne pas avancer, rester où nous en sommes, régresser... en d'autres termes, nous reposer sur ce que nous avons, c'est très tentant, parce que ce que nous avons, nous le connaissons; nous pouvons nous y accrocher, nous y sentir en sécurité. Nous avons peur, et donc nous évitons de risquer un pas dans l'inconnu, l'incertain; car, en effet, alors que le pas peut ne pas nous apparaître risqué après l'avoir franchi, avant, ce que nous voyons au-delà de lui nous paraît très risqué, et donc effrayant. Seul est sûr ce qui est ancien, éprouvé; ou du moins c'est ce qu'il nous semble. Chaque nouveau pas renferme le danger de l'échec, et c'est l'une des raisons pour lesquelles les gens ont si peur de la liberté
Évidemment, ce qui est ancien et éprouvé est différent à chaque état de la vie. Pendant la première enfance, nous n'avons que notre corps et le sein de notre mère (encore indifférenciés à l'origine). Puis nous commençons à nous orienter vers le monde pour entamer le processus qui nous permettra de nous y faire une place. Nous commençons à vouloir avoir: nous avons notre mère, notre père, nos frères et soeurs, nos jouets; plus tard nous acquérons du savoir, un travail, une position sociale, une épouse, des enfants et, déjà, nous avons une sorte d'après-vie quand nous nous procurons un lieu de sépulture, une assurance-vie, et que nous rédigeons nos " dernières volontés ".
Et pourtant, malgré la sécurité qu'assure l'" avoir ", les gens admirent ceux qui ont une vision de ce qui est nouveau, ceux qui ouvrent un nouveau chemin, ceux qui ont le courage d'aller de l'avant. Dans la mythologie, ce mode d'existence est représenté symboliquement par le héros. Les héros sont ceux qui ont le courage de quitter ce qu'ils ont - leur terre, leur famille, leurs biens matériels - pour s'en aller, non sans appréhension, mais sans succomber à leur peur. Dans la tradition bouddhiste, Bouddha est le héros qui abandonne tout ce qu'il possède, toutes les certitudes contenues dans la théologie hindoue - son rang, sa famille - et qui se dirige vers une vie de détachement. Abraham et Moise sont les héros de la tradition juive. Le héros chrétien est Jésus, qui ne possède rien et qui, aux yeux du monde, n'est rien, mais qui agit en vertu de la plénitude de son amour pour le genre humain. Les Grecs ont des héros profanes dont le but est de triompher, de satisfaire leur orgueil, de conquérir. Pourtant, comme les héros spirituels, Hercule et Ulysse vont de l'avant, sans s'effrayer des risques et des dangers qui les attendent. Les héros de contes de fées répondent au même critère: partir, aller droit devant soi, supporter l'incertitude.
Si nous admirons ces héros, c'est que nous sentons profondément que leur manière de vivre est celle que nous voudrions avoir... si nous le pouvions. Mais, parce que nous avons peur, nous croyons que cette façon de vivre nous échappe, qu'elle ne peut être que celle des héros. Ceux-ci deviennent des idoles; nous transférons sur eux notre propre capacité de bouger, et nous restons sur place... parce que " nous ne sommes pas des héros ".
Cette discussion semblerait impliquer que, tandis qu'il est désirable d'être un héros, vouloir l'être est une folie qui va à l'encontre de notre propre intérêt. Mais il n'en est absolument pas ainsi. Les personnes timorées, du type avoir, aiment la sécurité, mais, par nécessité, elles vivent dans l'insécurité. Elles se reposent sur ce qu'elles ont: l'argent, le prestige, leur moi, autrement dit sur quelque chose qui leur est extérieur. Mais que deviennent-elles si elles perdent ce qu'elles ont? Car, en effet, tout ce que l'on possède peut être perdu. Il est tout à fait évident que l'on peut perdre ses biens matériels, et en même temps, habituellement, sa position sociale, ses amis; et qu'à n'importe quel moment, tôt ou tard, on doit perdre sa vie.
Si je suis ce que j'ai, et si ce que j'ai est perdu, alors qui suis-je ? Rien d'autre que le témoignage vaincu, amoindri, pathétique d'une façon erronée de vivre. Parce que je peux perdre ce que j'ai, je suis nécessairement tracassé en permanence par l'idée que je perdrai ce que je possède. J'ai peur des voleurs, des changements économiques, des révolutions, de la maladie, de la mort, et j'ai peur de l'amour, de la liberté, de mon propre développement, du changement', de l'inconnu. Ainsi, je suis perpétuellement inquiet, malade d'une hypochondrie chronique, en ce qui concerne non seulement la perte de ma richesse, mais aussi la perte de tout ce que j'ai; je reste sur mes gardes, je suis dur, soupçonneux, solitaire; je me laisse mener par mon besoin d'avoir plus, pour être mieux protégé. Ibsen a donné une très belle description, dans son Peer Gynt, de cette personne centrée sur elle-même. Le héros de ce drame n'est plein que de lui; dans son égoïsme extrême, il croit qu'il est lui-même parce qu'il est un " paquet de désirs ". A la fin de sa vie, il reconnaît que son existence structurée sur la possession des biens matériels l'a empêché d'être lui-même, qu'il est une noix vide, un homme inachevé, qui n'a jamais été lui-même.
L'angoisse et l'insécurité engendrées par le danger de perdre ce que l'on a sont absentes dans le mode de l'être. Si je suis ce que je suis, et non ce que j'ai, personne ne peut menacer ni voler ma sécurité et mon sentiment d'identité. Mon centre est en moi; ma capacité d'être et d'exprimer mes pouvoirs essentiels fait partie de ma structure de caractère et dépend de moi.
Les pouvoirs de la raison, de l'amour, de la création artistique et intellectuelle, tous les pouvoirs essentiels s'accroissent grâce au processus par lequel ils s'expriment. Ce qui est dépensé n'est pas perdu, mais, au contraire, ce qui est conservé est perdu. Dans le mode de l'être, ma sécurité n'est menacée que de l'intérieur de moi-même: par mon manque de confiance en la vie et en mes pouvoirs productifs; par mes tendances régressives; par ma paresse intérieure et par ma résignation à voir les autres s'emparer de ma vie. Mais ces dangers ne sont pas inhérents au mode de l'être, comme le danger de perdre est inhérent au mode de l'avoir.

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