Qu'est-ce que le travail ?

Les animaux paissant ou chassant travaillent-ils ? Nos aïeux chasseurs-cueilleurs travaillaient-ils ?  Qu’est-ce qui distingue le travail, cette activité spécifiquement humaine de l’impératif qu’ont tous les êtres vivants de se nourrir pour survivre et se perpétuer ?

Depuis quand travaille-t-on ?

Le travail serait apparu lors de la révolution néolithique, une rupture majeure dans l'histoire humaine quand des hommes se sont sédentarisés, convertis à l’agriculture et l’élevage. Sont alors apparues les premières structures urbaines, villages puis villes  aux alentours de -12000 à -8 000 av. J.-C. en Palestine et à Sumer. Leur nombre croissant, les hommes ont commencé à exercer une activité non plus pour couvrir leurs besoins personnels, mais en vue d’échanger le fruit de cette activité contre celui des autres. Le travail est apparu avec la spécialisation des tâches. Cette spécialisation a favorisé l’éclosion de techniques nouvelles comme la roue et l'écriture, mais aussi l’émergence de la propriété

Mais très rapidement cette spécialisation entraîne une profonde différenciation sociale attestée par les mobiliers funéraires mis au jour par les archéologues. Aux uns les activités les plus nobles, les plus prestigieuses, aux autres les tâches les plus ingrates. Selon Aristote, l’accession à un certain niveau de culture implique l’existence de domestiques et de travailleurs qui dispensent les êtres civilisés des tâches matérielles. Il justifiait l’esclavage par le fait qu’il donnait aux philosophes le loisir de philosopher. Platon considère que « les travailleurs, marchands et autres, font partie de cette tourbe dont l'unique fonction est de pourvoir aux besoins matériels des gouvernants ». Les Grecs distinguent deux grands groupes de tâches, l’une désignée par le terme ponos qui regroupe les activités pénibles, exigeant un effort et un contact avec la matière, considérées comme dégradantes. Les autres, identifiées comme ergon (œuvre), sont associées à des arts, tous particuliers, ne pouvant faire l’objet d’une commune mesure.

Le travail forcé

Chacun justifie le recours au travail forcé, au travail servile, à l’esclavage, pour lui-même s’affranchir des tâches les plus ingrates. Les premières sociétés sédentaires, suivies des sociétés antiques eurent recours à la guerre pour faire des prisonniers destinés à l’esclavage. Les conquêtes et l’expansion de la Rome antique visaient autant le butin que les esclaves.Leur nombre atteint jusqu'à 30 % de la population italienne au début du principat.Toutes les sociétés antiques y eurent recours. Jusqu’au 19e siècle, ce sont les guerres rituelles en Afrique qui alimentaient les marchés aux esclaves pour le Nouveau Monde, ce sont les barbaresques qui alimentaient les marchés d’Afrique du Nord en chrétiens (environ 1,25 million, dont Cervantès). Encore aujourd’hui, près de 21 millions de personnes dans le monde sont victimes du travail forcé, selon une étude de l'Organisation internationale du travail (OIT). Nous aussi, ne fermons-nous pas les yeux sur tant d’ateliers clandestins qui prospèrent dans nos métropoles ? 

Au Moyen-Age, aux alentours du Xème siècle, la forme de travail la plus contrainte, l’esclavage, cède la place à une condition d’apparence moins brutale, le servage. Mais rassurons-nous, rien ne change sur le principe. Comme le travail servile est très peu productif, mieux valait un paysan ou un serf en semi-liberté, taillable et corvéable à merci. Selon une formule toujours actuelle, on peut toujours espérer « qu’en travaillant plus, on gagnera plus ».

 Sortir du travail ?

Le travail, un jour, pourrait-il enfin échapper à sa funeste origine, celui du latin populaire tripaliare, signifiant « tourmenter, torturer» lui conférant ainsi un caractère pénible, de contrainte, d'assujettissement ? Avec la révolution industrielle naît l’espoir que des machines viendront alléger la peine des hommes. Et même le secret espoir qu’un jour elles viendront les remplacer pour les tâches les plus répétitives et abrutissantes. Mais très vite les besogneux ont déchanté. Les Canuts de Lyon ont si bien été remplacés par les métiers Jacquard, qu’ils se sont retrouvés tout nus. D’où leur célèbre complainte « C'est nous les canuts, nous allons tout nus, mais notre règne arrivera.... » S’ensuivit une vaine révolte pour briser les machines. Au 19e siècle le machinisme tel que le conçoit Adam Smith, loin de libérer les hommes au contraire les transforme en machines soumises à des cadences abrutissantes. Et le Taylorisme a poussé à l’extrême la spécialisation du travail, par l’éclatement et l’émiettement des tâches. Il a fallu attendre les enquêtes de Villermé de 1840 pour interdire le travail des enfants en dessous de 8 ans. Mais cette époque des 15 heures journalières et du travail des enfants qui nous paraît si lointaine un siècle et demi après n’est pas pour autant révolue dans nos usines. Non plus chez nous, mais délocalisées en Inde, en Chine, et autres ateliers du monde. Pour les tâches non délocalisables comme les travaux publics, le bâtiment, la plonge dans les restaurants, le nettoyage, les poubelles et autres services non qualifiés, c’est le tiers monde que nous invitons à venir faire chez nous les travaux auxquels nous répugnons. La compassion affichée dissimule mal l’hypocrisie du deal.

Des Utopies à la réalité

Le 19éme siècle a été particulièrement fécond en utopies. Ainsi Marx qui condamnait le salariat et le travail répétitif,  ne rêvait-il pas « d’une société où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique ». Le travail doit me permettre de développer toutes mes virtualités : « Une manifestation de soi totale et non plus bornée. » Ce que Marx remet en cause c’est justement la spécialisation à l’origine du travail. Mais la spécialisation, n’est-ce pas la condition même du progrès technique, scientifique, productif et même artistique ? Renoncer à la spécialisation n'est-ce pas, une régression qui conduirait à renoncer aussi à la société industrielle, avec certes ses inconvénients, mais aussi ses avantages auxquels bien peu consentiraient de renoncer.

 Des tentatives tendant à associer les salariés à la gestion des entreprises en reprenant l’idée des phalanstères de Fourier ont abouti au fameux, mais bien éphémère Familistère de Guise. L’idée « d’autogestion » qui avait cours dans certains cercles soixante-huitards est restée une idée. Par contre, le concept de coopératives, même si parfois il a été sérieusement dévoyé dans son esprit, a connu plus de succès. Le mouvement coopératif français, l’un des plus importants du monde avec 21 000 entreprises coopératives, pèse 257 milliards de chiffres d’affaires. Il participe à environ 9.3% du PIB. Mais cela ne répond pas fondamentalement au problème posé par la division du travail et à la lutte pour le pouvoir qui en résulte.

 Plus brutal, Kenneth Galbraith pourtant réputé progressiste, évoque selon son expression qu’une « classe inférieure structurelle » subsiste, même dans les sociétés les plus avancées, et son existence paraît toujours indispensable au fonctionnement de l’économie. Subsistent en effet des emplois simples ne demandant pas beaucoup de qualification. Ceux que pudiquement l’on désigne par emplois de services, et particulièrement de service à la personne. Mais ces emplois de « boniches », selon l’expression triviale de l’ex-Député des Verts, Martine BILLARD seraient indignes de nos jeunes. Aussi, le bon docteur Kouchner, jamais à court d'idées généreuses, préconisait-il de créer des antennes de recrutement dans des pays à fort potentiel de bras bon marché. Mieux, plus simple encore ! Ruiner leur agriculture par l’exportation de nos surplus alimentaires suffit pour qu’ils viennent par leurs propres moyens, fût-ce au péril de leur vie.

Aujourd’hui, en France, les emplois salariés constituent la grande majorité (88,5 %) des emplois : une personne en emploi sur deux est ouvrière (21,3 %) ou employée (28,9 %) et près de quatre personnes sur dix occupent une profession intermédiaire (23,3 %) ou sont cadres (15,1 %). Environ 1 salarié sur 5 travaille par équipe en alternance ou de nuit. Le taylorisme revient en force avec une nouvelle organisation du travail la  « Lean Production » 

Les conséquences psychiques et sociales sont malheureusement dramatiques. Pensons qu’en France près de 400 suicides sont directement imputables à une souffrance au travail, soit la même proportion que les décès dus à des accidents du travail sur la même période.

Quelles pistes de réflexion ?

Peut-on faire évoluer cette réalité sans pour autant sombrer dans l’utopie puérile et stérile ? La solution à la question du travail, tel qu’il est vécu par une majorité, c'est-à-dire comme une contrainte à laquelle il faut bien se plier pour subvenir à ses besoins, ne peut être unique : 

Mais le changement le plus notable ne serait-il pas un moins grand mépris pour le travail manuel ? Rien n’a vraiment changé depuis les Grecs qui considéraient les activités pénibles, exigeant un effort et un contact avec la matière, comme dégradantes. La revalorisation du travail manuel dans notre pays améliorerait notablement la situation de l’emploi et celui de notre balance commerciale. L’industrie rebute nombre de jeunes. Pierre Mauroy en 2002 répétait à un de ses amis «Le mot ouvrier n’est pas un gros mot»  

Le non-travail

Pour les mères au foyer ou les retraités, pour ne citer qu’eux, le non-travail ne signifie surtout pas -ne rien faire-. Ce non-travail peut être d’une très grande utilité sociale. Combien de retraités animent la vie associative et participent à l’éducation de leurs petits enfants allégeant ainsi la charge de leurs parents ?Ce qui définit le travail ce n’est pas son utilité sociale, mais c’est qu’il soit spécialisé et marchand. De même qu’il existe du non-travail socialement utile, il existe du travail de peu ou même d’aucune utilité sociale. Certaines tracasseries paperassières contre-productives pourraient bien disparaître sans que personne ne s’en plaigne. Imaginons un instant une société civique où les contrôleurs dans les trains seraient inutiles faute de contrevenants.Le non-travail signifie simplement que chacun vaque à ses affaires personnelles, ses hobbies et inclinations sans soucis d’échange de quelque nature. Le non-travail ne doit surtout pas être confondu avec le chômage. S’il est gratuit (sans échange monétaire) néanmoins il peut être créateur de richesse et de bien-être.

Dans nos sociétés complexes, un certain nombre de fonctions font appel à la responsabilité et la créativité. Des travailleurs aussi bien manuels qu’intellectuels peuvent parfaitement échapper au caractère aliénant du travail. Mais attention, trop souvent l’engagement personnel de bien des cadres est considéré sans limites, parfois jusqu’à l’épuisement. Hélas, l’épanouissement personnel au travail est loin d’être le cas du plus grand nombre, comme me le disait hier la caissière de mon super marché...

 

André HANS

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