Le modèle français est-il menacé ?

Un modèle, des modèles, ou pas de modèle du tout ?

Très régulièrement il fut de bon ton de s’en prendre au soi-disant "modèle français", le plus souvent pour l’accuser de toutes les tares, mais parfois aussi pour le parer de toutes les vertus. Le plus souvent les critiques l’emportaient sur les louanges. Que n’a-t-on dit du retard français, du conservatisme français, ou même de l’aveuglement français (titre d’un ouvrage du très libéral journaliste Philippe Manière en 1998). Depuis l’émergence de la dernière crise, la balance semble pencher dans l’autre sens : on fait valoir que c’est aux spécificités de la France que l’on doit une plus forte résilience (maintien de la consommation grâce à une meilleure redistribution des revenus, jeu des stabilisateurs automatiques comme les dépenses sociales, importance de l’épargne des ménages et de leur moindre endettement, faible dépendance à l’égard des exportations industrielles, etc.), forces qui en d’autres circonstances peuvent constituer des faiblesses. Même à l’étranger, au Royaume-Uni par exemple, certains ne tarissent pas d’éloges pour the french model (voir l’article du très néo-libéral The economist : "The French model. Vive la différence ![1]",.May 7th 2009).

Alors réalité ou illusion ? Existe-t-il un modèle spécifiquement français ? Un ou plusieurs ? Et peut-on vraiment parler de modèle ? Laissons à plus doctes le soin de disserter sur ce qu’implique la notion de modèle (modèle représentatif, explicatif ou normatif), pour observer que très souvent elle évoque une exception à une situation qui est considérée, à tort ou à raison, comme une norme. On parlera ainsi de l’exception culturelle dont notre pays est l’un des chantres, du modèle laïc "à la française", de l’exception française en matière de taux de natalité, du "french paradox" qui ferait que, plus forts buveurs de vin que les anglo-saxons, nous serions moins touchés qu’eux par les maladies cardio-vasculaires, etc.

 

Sans aborder en détail tout ce questionnement, on se bornera à évoquer ce qui en constitue l’essentiel, c’est-à-dire le mode de développement socioéconomique de notre pays. En un temps où se poursuit un soi-disant débat – illusoire et mal venu – sur "l’identité nationale", il n’est pourtant pas incongru d’en rappeler les bases historiques. Car ce modèle, si modèle il y a, se fonde sur une longue tradition historique.

 

Quelques fondements du "modèle français".

Rappelons, sans détailler et sans prétendre à l’exhaustivité, quelques éléments historiques majeurs :

- la tradition centralisatrice de la France qui a des racines anciennes (Louis XI, Richelieu, jacobinisme révolutionnaire) ;

- la conception rousseauiste du Contrat social, qui se démarque de la philosophie politique de Hobbes (Rousseau l’optimiste, Hobbes le pessimiste) ;

- la vocation universaliste de la France (Droits de l’Homme, passé colonial, précellence de la langue française, pour reprendre la vieille expression de l’humaniste Henri Estienne) ;

- la séparation et la différenciation, avec la Révolution française, des trois instances jusqu’alors liées : État, administration et marchés (suppression des privilèges) ;

- enfin – et ce n’est pas la moindre chose – la longue constitution d’une théorie de l’intérêt général, fondement de notions telles que l’utilité publique, que le Conseil d’État a progressivement élaborée depuis plus de deux siècles[2].

Il est frappant, mais pas étonnant dans une perspective historique, d’observer que les éléments de ce modèle peuvent souvent se décrire en concordance, mais surtout en opposition, avec l’autre modèle qui s’est construit dans les pays d’inspiration anglo-saxonne. Ainsi :

- alors que la tradition philosophique issue de Locke considère que le meilleur état est celui qui consent le maximum de liberté aux individus, celle inspirée de Rousseau attribue à l’État le rôle d’assurer un minimum d’égalité, fut-ce au prix d’une certaine réduction de liberté ;

- un élément fondamental d’opposition réside dans la différence entre les régimes juridiques des deux systèmes : les anglo-saxons étant soumis à la common law, qui est essentiellement fondée sur la jurisprudence, les pays continentaux, pétris de droit romain, ont un système codifié où la primauté est à la loi (exemple du Code civil) ; il en résulte de grandes différences dans la pratique et dans les comportements, par exemple en matière de responsabilité individuelle ;

- à l’origine d’inspiration prussienne (W. von Humboldt), le système d’enseignement supérieur, intégrant étroitement la recherche, est devenu le système anglo-saxon (américain surtout) et maintenant mondial, alors que la France adoptait le système napoléonien (grandes Écoles et création récente de grands instituts de recherche),

- corollaire de ce système d’enseignement, toute une infrastructure gestionnaire et administrative s’est mise en place, avec les "grands corps d’État" (Mines, Ponts, Eaux et Forêts, Inspection des finances, etc.). Ils ont fait pendant longtemps l’originalité et la force de l’organisation française, mais ils sont également en partie responsable de ses retards. Etc.

 

L’apogée du "modèle français" : les trente glorieuses.

Ce modèle s’est particulièrement manifesté au lendemain de la dernière guerre mondiale. Bien qu’évoluant selon les circonstances et selon les époques (les différences sont notables entre la période de la IVe République, sous la présidence du général de Gaulle ou celle de F. Mitterrand), on peut en esquisser les principales caractéristiques.

- Un interventionnisme constant de l’État, pondéré par la concertation avec les partenaires économiques et sociaux : ce système d’économie mixte public et privé est un intermédiaire assez souple entre le libéralisme incontrôlé et le collectivisme doctrinaire.

- Un colbertisme industriel, volontariste, mais qui prend néanmoins en compte les atouts du l’héritage patrimonial de la Nation.

- Un secteur public hypertrophié sensé mettre en oeuvre l’intérêt général et porteur de missions de service public (de telles missions peuvent aussi être déléguées à d’autres agents économiques).

- La montée en puissance d’un système social complet et complexe couvrant tout à la fois la santé, la maternité, les accidents du travail, la vieillesse... En bref tout ce qu’on a qualifié d’État Providence.

- Un arsenal juridique pléthorique et en évolution permanente (voir la plaisanterie classique, mais un peu caricaturale : "En Angleterre tout ce qui n’est pas interdit est permis, en France tout ce qui n’est pas permis est interdit").

Une chose est certaine, l’idée que l’État puisse se mêler du bien commun paraît tout à fait incongrue à des anglo-saxons, à des Américains en tout cas.

Pour mettre en place ce dispositif, des hommes ont été formés et motivés, des structures ont été créées, des organisations se sont mises en place. Citons pour mémoire, entre autres choses, les nationalisations de l’après-guerre (les 4 grandes banques de dépôt, Renault…), les prises de participation majoritaires (Air France, compagnies d’assurances…), la création de nouveaux monopoles (le CEA pour l’énergie atomique), la planification (incitative et non impérative comme en URSS, avec la création du Commissariat général au Plan), la création en 1945 de la Sécurité sociale, etc. L’accent était mis sur la croissance, notamment la croissance industrielle, par l’investissement et l’augmentation de la productivité. L’état a joué dans ce processus un rôle majeur et déterminant.

Les résultats ont été assez spectaculaires : sans citer trop de chiffres, on peut rappeler que le taux de croissance annuel moyen de la France de 1945 (fin de la guerre) à 1973-74 (choc pétrolier) a dépassé 5 %, largement supérieur à celui des États-Unis ou de la Grande-Bretagne (mais inférieur à celui de l’Allemagne et surtout du Japon, où tout était à reconstruire). Dans le même temps le niveau de vie par habitant a été, en francs constants, multiplié par 5. Le chômage ne dépassait pratiquement pas le seuil "structurel" de 3 %. On ne peut donc pas dire que le "modèle français" n’a pas pleinement joué son rôle. D’autant plus que notre pays était politiquement fragile (voir les crises ministérielles à répétition de la IVe) et qu’il s’est payé pendant presque toute cette période le "luxe" d’être engagé dans des guerres coloniales à répétition. Évidemment cette évolution s’est accompagnée d’un certain nombre d’inconvénients : inflation record, dévaluations à répétition, exode rural,…  Mais c’étaient des inconvénients acceptés, sinon très souvent voulus.

 

Vers la fin du "modèle" ?

On se contentera ici de brèves observations. Une chose est certaine en tout cas : le système tel qu’il a été décrit ci-dessus a perdu progressivement de sa substance. Déjà sous la présidence de G. Pompidou (1969-1974) se manifeste une tendance à un peu plus de libéralisme économique. Mais le premier grand choc fut celui de la crise pétrolière de 1973, au début du septennat de V. Giscard d’Estaing (1974-1981), qui aboutit au constat de la nécessité de s’ouvrir davantage au marché mondial, en développant notre capacité exportatrice (voir l’agriculture française qualifiée de "pétrole vert" de la France) et en pratiquant une politique de "créneaux", donc en se conformant peu à peu aux normes et valeurs de l’économie mondiale. Simultanément les temps heureux de la croissance et du plein emploi s’estompaient. Un second virage important fut celui de 1983, lorsque les socialistes au pouvoir, après avoir tenté de revenir aux sources du modèle en redonnant toute sa prééminence à l’État (nationalisations de 1981 et 1982), de faire retrouver tout son lustre au Plan ("l’ardente obligation" de de Gaulle), sous la pression des contraintes économiques intérieures et extérieures, changèrent brusquement de cap. Ils voulaient se montrer ainsi d’aussi bons gestionnaires de l’économie capitaliste que d’autres et d’aussi bons défenseurs de l’esprit d’entreprise.

Depuis lors, de renoncement en renoncement, ce modèle s’est quelque peu "détricoté". On ne saurait ignorer dans cette évolution, la pression d’autres idéologies qui assimilaient le moins d’État au mieux d’État, ou les nouvelles forces (puissants lobbies ou think-tanks) qui ont préparé et précédé l’arrivée au pouvoir de M. Thatcher en Grande-Bretagne et de R. Reagan aux USA. Sans oublier l’influence des économistes monétaristes inspirés de Milton Friedman, et ses "Chicago boys" qui ont aussi bien inspiré la dictature chilienne de Pinochet, qu’investi de nombreux postes de responsabilité au FMI ou à la Banque mondiale. Libéralisation économique, mondialisation : le paysage mondial s’en est trouvé changé. L’Europe y a participé, en renonçant (ou faisant renoncer peu à peu) à un certain nombre de principes qui étaient les siens au moment de sa construction, surtout depuis la signature du traité de Maastricht en 1992. Ainsi, en agriculture, abandon de fait de la préférence communautaire, dépossession des États de certaines de leurs prérogatives au nom du principe de subsidiarité pris à contresens, critères de convergence encadrant sévèrement les principaux paramètres financiers des économies nationales, etc. Le principal bouleversement est la création de l’euro qui prive tous les États qui l’adoptent d’un de leur pouvoirs régaliens essentiels, celui de battre monnaie : en conséquence il n’est plus possible de procéder à des réévaluations (comme en Allemagne) ou à des dévaluations (comme en France), pas toujours très glorieuses mais souvent bien pratiques pour "remettre les pendules (économiques) à l’heure".

 A coté de ces renoncements politiques ou économiques, d’autres non moins significatifs sont à noter : abandon de fait de la langue française dans les échanges internationaux, emprise croissante du droit international, qui est en réalité un droit d’inspiration anglo-saxonne, etc. Par contre, en d’autres domaines, le "modèle" fait de la résistance : les Français ont su résister aux sirènes des retraites par capitalisation et des fonds de pension qui leur sont liés (mais pour combien de temps encore ?), les ménages ont su se préserver de l’endettement excessif, la France a su conserver un système de protection sociale avancé, mais au prix d’une ponction sur le PIB d’environ 6 points de plus que la moyenne des pays de la zone euro (pour combien de temps encore ?)…

 

Et maintenant quelques questions

Ce bref panorama, évidemment très incomplet, n’a d’autre finalité que de permettre d’ouvrir le débat sur un certain nombre de questions qui seront certainement posées le 6 février prochain. On peut en anticiper certaines. Citons (en vrac) :

-     Le modèle dit français a-t-il en définitive une réalité concrète, ou bien n’est-il qu’une dérive, un cas particulier, un avatar d’un système économique ou socio-économique global ?

-     Si ce modèle existe, quel est son devenir ? Se banalisera-t-il, se fondra-t-il à terme dans un système mondial ? Mais existe-t-il un modèle mondial ? N’est-il pas en train de se diversifier sous l’influence de nouvelles forces montantes (la Chine ou, plus généralement, les BRIC, c-à-d. l’ensemble Brésil, Russie, Inde, Chine) ?

-     Les Français dans leur ensemble tiennent-ils à conserver leur spécificité ? Spécificité grâce à laquelle, il faut le rappeler, ils ont pu conserver par exemple une industrie cinématographique conséquente, une aéronautique civile conquérante ou bien la seconde agriculture du monde. Quel prix sont-ils capables de payer pour la maintenir (par exemple pour les retraites) ?

-     Bien plus, ce modèle français peut-il être utilement proposé à d’autres ? Par exemple, notre système coopératif agricole, puissant malgré sa discrétion, privilégiant le volontariat, la mise en commun du capital, l’exercice démocratique du pouvoir, la solidarité et l’ancrage dans le territoire, pourrait certainement constituer une alternative raisonnable à un capitalisme errant qui ne s’intéresse qu’à la capture de la demande solvable et des capitaux flottants.

-     Le nécessaire maintien d’une diversité culturelle est-il compatible avec l’émergence d’un modèle unique ?

Plus généralement, n’y a-t-il pas intérêt à la multiplication des modèles (il y a du bon à prendre dans toutes les expériences) ? La généralisation d’un modèle unique, contribuant à diminuer  l’écodiversité mondiale, ne peut être qu’une perte de substance pour l’humanité.


[1] En français dans le titre.

[2] On lira avec intérêt à ce propos la rapport public sur cette question que le Conseil d’État a produit à l’occasion de son bicentenaire en 1999.

Revenir au blog et voir les commentaires