"Il nous faut revendiquer la plus haute exigence artistique et culturelle pour le plus grand nombre"
(Antoine Vitez)
Le présent document ne constitue ni une introduction, ni un résumé de la question en débat. Il pose seulement un certain nombre de repères pour organiser la discussion. Discussion que l'on espère aussi peu théorique que possible, mais illustrée d'exemples concrets.
Panorama : CPC contre CPT ?
Dans ses vœux en janvier 2010, Frédéric Mitterrand, ministre chargé de la culture, annonçait "…après l’idéal de la « culture pour tous » – qui n’a parfois eu pour réalité que celle de la « culture pour quelques-uns » – je souhaite porter plus loin cette exigence en allant vers ce que j’appelle la « culture pour chacun », c’est-à-dire pour chacun dans sa particularité et sa différence, quels que soient ses origines sociales, son héritage culturel et son lieu de résidence…"1
En septembre de la même année, le cabinet du ministre produisit un petit texte d'une douzaine de pages, "Culture pour chacun, Programme d'actions et perspectives"2. Il reprenait, sorti de son contexte, un extrait d'un discours d'un illustre prédécesseur, André Malraux, qui opposait en octobre 1966 : "Il y a deux façons de concevoir la culture : l'une, en gros, que j'appellerai « soviétique », l'autre « démocratique », mais je ne tiens pas du tout à ces mots. Ce qui est clair, c'est qu'il y a la culture pour tous et qu'il y a la culture pour chacun."3. Ce débat n'est pas nouveau : sous cette forme ou une autre il a traversé le temps depuis le rapport sur l'instruction publique présenté par Condorcet à la Convention en avril 17924.
Il n'empêche que cette brutale déclaration, sous-entendant une inflexion de la politique officielle, a suscité beaucoup de trouble dans les milieux liés à l'action culturelle. CPC contre CPT ? Paradoxe de la critique, la CPT était donnée pour responsable de l'échec de la démocratisation culturelle en raison de l'élitisme qu'elle induisait, en excluant de nombreuses catégories de la population, les jeunes notamment, de l'accès à la culture.
Alors soviétisants ou élitistes, les professionnels du milieu culturel ? Soviétisants ou élitistes les nombreux autres acteurs bénévoles, comme l'auteur de ces lignes qui a consacré une large part de son activité non professionnelle à l'action culturelle, dans le cadre associatif puis communal ? Avec pourtant comme règle de conduite, celle d'une "culture élitaire pour tous" à l'instar de ce qu'Antoine Vitez voulait pour le théâtre.
Pour la discussion de ce jour, il faut limiter le débat sur un tel sujet qui risque de nous entraîner bien loin, tant la question de la culture est protéiforme. On évacuera donc la (ou plutôt les innombrables) définition(s) de ce qu'est la culture, la mesure de l'étendue de son champ (toute activité humaine est culturelle selon Michel de Certeau, "La culture au pluriel", 1974), la classique opposition dualiste nature-culture qui, nous dit Philippe Descola, n'est pas universellement reconnue, car liée à l'ontologie naturaliste de la société occidentale (par opposition aux trois autres ontologies analogiste, animiste et totémiste : "Par delà nature et culture", 2005), etc.
Tout autant éviterons-nous de nous livrer à une description historique du balancement entre le "tous" et le "chacun", que l'on trouve déjà dans le fameux texte de Condorcet. De même sera occultée l'analyse sémantique – pourtant non dénuée d'intérêt – du contenu commun et différentié de ces deux termes. Enfin on ne n'évoquera pas les incidences de cette fameuse "exception culturelle".
Ce qui importe ce sont les enjeux, sociaux et politiques, sous-jacents à ces concepts. Aussi est-il proposé de nous interroger sur ce qu'implique l'accent mis sur l'un ou l'autre de ces qualificatifs tels que nous les percevons au premier degré. Cela fait apparaître en filigrane d'autres questions – non entièrement superposables – comme celles de l'élitisme et de la culture de masse, voire de l'incompatibilité entre les exigences d'égalité et de liberté.
Vous avez dit élite ?
Pour Pareto, l'un des pères – avec Walras – de l'économétrie, mais aussi sociologue, font partie de l'élite "ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité" ("Traité de sociologie générale", 1919). Toutes les activités humaines ne sont pas susceptibles de telle quantification : on peut sans doute désigner une élite sportive, une élite du "top 50", une élite des étudiants, voire des chefs d'entreprise si on les jauge à l'aune de leurs rémunérations. Ce qui est plus que contestable. Plus généralement la notion d'élite est liée à la possession d'une certaine compétence (ou excellence) dans un domaine déterminé. On peut être plombier d'élite, tireur d'élite, pourquoi pas pickpocket d'élite, etc. et avoir peu de compétences dans d'autres domaines. En fait, dans le langage courant, l'élite fait référence à la petite minorité des décideurs qui ont un pouvoir significatif dans la vie politique, économique et aussi culturelle d'une nation. Une culture élitaire serait donc celle qui émane de cette élite et qui lui permet de se reproduire. Vouloir ouvrir cette culture à l'ensemble de la société pour permettre à tous (ou à chacun) d'accéder à ce statut, c'est d'une part tenter de lutter contre les déterminismes sociaux générateurs d'inégalité, c'est d'autre part œuvrer contre le gaspillage des ressources humaines, tant il est vrai que les qualités, comme le bon sens, sont uniformément réparties dans toutes les classes sociales.
C'est ce qui est explicitement contenu dans l'idée d'une "culture élitaire pour tous". Évident oxymore, car il est la négation même de la notion d'élite. Pourtant il a une valeur symbolique en ce qu'il propose de mettre à la disposition de tous, les instruments qui permettent d'accéder à ce statut d'élite.
L'essentiel de notre discussion devrait porter sur des cas concrets de freins ou de moyens permettant d'y parvenir : on pourra évoquer par exemple le rôle de la "culture générale" dans la réussite aux concours des Grandes Écoles ou lors les entretiens d'embauche.
On mesure immédiatement les risques de pareille prétention. Puisque rares sont ceux qui pourront en définitive accéder à cette "élite", deux attitudes sont possibles. L'une de rejet de cette "culture bourgeoise", puisqu'elle propose un modèle d'autant plus difficile à atteindre que les dominants restent ancrés dans leur situation de dominants, la transmettent à leurs proches et s'efforcent à maintenir la rareté des biens culturels sur lesquels se fonde leur pouvoir : c'est ce qu'a finement analysé Pierre Bourdieu ("La distinction, critique sociale du jugement", 1979). Ce capital culturel constitue d'ailleurs l'essentiel de leur pouvoir de domination symbolique (c.-à-d. de domination qui n'a pas besoin de contrainte ni de violence pour s'exercer).
L'autre attitude conduit les heureux et rares bénéficiaires des effets de cet "ascenseur social" à venir se fondre dans cette élite et à en devenir les principaux thuriféraires. Dans un cas comme dans l'autre la césure entre la France du haut et la France du bas – comme le disait un ancien Premier Ministre – n'en sera pas affectée. Et l'exigence d'égalité supposée dans l'idée d'élitisme républicain, qui fut chère à Jean-Pierre Chevènement alors ministre de l'Éducation nationale, restera un vœu pieux.
Ainsi, la CPT, même mâtinée de prétention élitaire, serait dans la réalité une machine à reproduire les discriminations économiques et sociales ? Ce qui va à l'encontre des convictions et des prétentions de ses défenseurs. Exemples concrets à discuter.
CPC contre CPT ?
Cette CPT a donc été accusée par les services du ministre Mitterrand de générer de "l'intimidation sociale" par les exigences qu'elle suppose et par sa prétention à l'excellence. De fait elle ne touche pas toute une frange de la population éloignée de la culture par le cloisonnement géographique, la précarité sociale ou le désintérêt individuel.
La CPC est proposée en remède. Elle passe par une multitude d'actions dont les têtes de chapitre sont les suivantes : substituer à l'intimidation sociale la construction d'un lien social ; affirmer la diversité des modes d'expression par le développement des NTIC et la reconnaissance de la culture populaire ; reconnaître les pratiques artistiques de chacun.
Les critiques ont été vives (CPC = culture pour personne) et ont été très calqués sur les clivages politiques (CPT de gauche, CPC de droite). Elle serait le signal du renoncement à la culture considérée comme un bien commun. Certains ont même prétendu qu'avec la diffusion en tout temps et en tout lieu (écoles, villages et même hôpitaux ou prisons) on tendait à "se débarrasser de l'art et des artistes" ! Ce qui, plus concrètement est reproché à la CPC, c'est le fait qu'elle cultiverait le populisme, l'individualisme et le relativisme.
- Populisme : on facilite l'accès de la population, du citoyen-consommateur (et non acteur), à "une sous-culture de masse sur le mode du « vu à la télévision »" (Antoine de Baecque, historien de la culture). La Princesse de Clèves ne serait pas lisible par les classes populaires (Nicolas Sarkozy).
- Individualisme : on donne à chacun la liberté de composer (en kit) son propre menu culturel ; au mieux cela pourrait s'apparenter au "braconnage culturel" de consommateurs comme le suggérait Michel de Certeau.
- Relativisme : tout se vaut, la culture Coca-Cola comme la culture "classique" ; la condamnation de cette forme de relativisme au sein d'une même société n'ôte pas tout intérêt au constat du relativisme des formes culturelles et à la reconnaissance de la pluralité des cultures, prouvés et défendus par maints anthropologues.
Et si tout ceci n'était qu'un faux débat ? Adeptes de la CPT contre partisans de la CPC, on serait tenté d'y retrouver la caricature des gros-boutiens et des petit-boutiens qui, dans l'île de Lilliput, se battaient à mort pour défendre l'obligation des manger les œufs par le gros bout ou par le petit bout ! Ne serait-il pas possible de s'accorder sur certaines évidences et proposer quelques orientations ?
Constats et propositions
Tout en laissant largement ouverte au débat cette partie de l'exposé, on peut dès à présent poser quelques jalons. Sous forme de constats ou d'interrogations.
- La culture est un enjeu de pouvoir, aussi bien pour les Nations que pour les individus. Exemples.
- L'homme étant un animal social, son intégration dans toute société nécessite la connaissance des signes et des codes de celle-ci. En contrepartie, il a besoin d'être reconnu par elle. D'où l'importance dans toutes les sociétés de ces rites d'initiation : de nos jours les jeunes retrouvent ce rituel dans les bandes organisées (langage, vêtements, comportements), le plus souvent locales. Leur CPC est développée au détriment de la CPT. Comment leur donner conscience de leur appartenance à une Nation, si l'on veut qu'ils aient un comportement civique ? Exemples.
- Ce qui est vrai au niveau collectif l'est aussi au niveau individuel : En conséquence acquérir et maîtriser la culture de la société à laquelle on appartient est indispensable à une bonne intégration dans celle-ci. Comment donner à chacun les meilleures chances de cette maîtrise ? Exemples.
- Toutefois, dans une société en mutation rapide, les références culturelles se renouvellent rapidement : la culture élitiste de demain ne sera probablement pas celle d'aujourd'hui. À quel fonds culturel commun de base faut-il se référer (exemple du latin et du grec ancien) ? L'élite de demain sera certainement d'une tout autre nature que l'élite actuelle (faut-il conserver les grandes Écoles, les grands corps d'État ?). Vers un prochain déclassement des actuelles élites (exemple des samouraïs ou des mandarins) ?
- La culture s'acquiert et nécessite un apprentissage (exemples de la musique classique et des arts plastiques). Comment initier toute une population à ses rudiments ?
- L'école a un rôle majeur à jouer. La ségrégation culturelle se faisait jadis à partir du concours d'entrée en classe de sixième. Aujourd'hui elle se manifeste dès l'école maternelle.
- La culture est participation, partage et échanges. C'est un bien qui, à la différence des biens matériels, ne s'épuise pas quand on le consomme, au contraire. Comment multiplier ces échanges ? Et comment faire passer tous les citoyens du statut de consommateur à celui de participant et même de créateur ? Comment s'enrichir de la culture des autres ?
- La reconnaissance de la diversité culturelle est une richesse à condition qu'elle ne se traduise pas par une ghettoïsation. Comment concilier ouverture à l'Autre et partage avec lui ?
- Comment concilier culture vivante et patrimoine
- Comment concilier culture "classique" et culture scientifique et technique (CST) ?
- Et, accessoirement, quel rôle peuvent jouer les NTIC dans une politique culturelle adaptée aux exigences et aux mutations du XXIe siècle ?
Conclusion provisoire
L'opposition CPT/CPC, qui semble aujourd'hui un peu sortie de l'actualité brulante qui fut la sienne il y a deux ans, est probablement un faux débat. Ce qui importe c'est la prise de conscience à tous les niveaux décisionnels de l'importance du développement culturel : importance culturelle certes, mais aussi politique, économique et sociale. Évidemment sous certains aspects, notamment pour tout ce qui concerne la cohésion nationale, la dimension CPT l'emporte. Mais pour ce qui est de l'ouverture à la diversité la CPC a de l'intérêt.
Cette prise de conscience des fins de la politique culturelle ne doit pas être réduite à la question des instruments (investissements, organisation, des professions artistiques, organisation du marché, arsenal juridique…). Il n'empêche que l'on ne saurait oublier d'évoquer la question des moyens. La culture contribue à hauteur de 3,2 % à la richesse nationale exprimée en termes de PIB, mais n'atteint pas 1 % du budget de l'État (le mythique 1 % culturel qui n'a jamais été atteint : 0,98 % en 2001). Dans le contexte des restrictions actuelles ce pourrait être une de premières victimes de la "rigueur" (déjà une baisse de 2 % entre 2013 et 2014). Politique de gribouille, car la culture, tout comme la recherche scientifique, est un investissement essentiel au développement et à l'autonomie d'une nation. Mais le concept de Nation a-t-il toujours un sens ?
Pierre MARSAL
revenir au blog et voir les commentaires.
1 Voir http://www.culturecommunication.gouv.fr/var/culture/storage/mag-culture/LI%20177.pdf
2 Voir http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/0/43/14/09/Note-au-ministre-2-.pdf
3 Voir http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/andre-malraux/discours/malraux_budget_27oct1966.asp
4Voir http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/7ed.asp