Quelle Europe pouvons-nous espérer ?
Ce débat ne s’intitule pas « Quelle Europe voulons-nous ? », « désirons-nous ? », espérons-nous ? ». Son objet n’est pas d’exprimer nos désirs dont certains pourront apparaître à l’occasion des prochaines élections du Parlement européen. Il s’agit simplement ici d’examiner l’existant et d’explorer le champ du possible, ce qui est rarement fait lors des débats politiques.
Je vous propose plusieurs approches : géographique, démographique, linguistique, religieuse et culturelle, économique, sociale et politique : la construction européenne, jusqu’où, comment.
1. La géographie.
L’Europe se définit comme la petite partie occidentale du plus vaste des continents : l’Eurasie. L’Europe est l’espace qui s’étend, de l’ouest à l’est, de l’Atlantique à l’Oural et, du nord au sud, de l’Océan Glacial Arctique à la Méditerranée. Pour être très précis, la partie de la Turquie à l’ouest du Bosphore appartient géographiquement à l’Europe, mais pas politiquement. Inversement, Chypre, voisine de la Turquie et de la Syrie mais majoritairement peuplée de Grecs, est considérée comme européenne, ainsi que Malte, pourtant très proche de l’Afrique et l’Islande, presque américaine. Cet ensemble couvre 10,4 millions de km2, soit 7,4 % des terres émergées. Un tiers de l’Afrique, un quart de l’Amérique ou de l’Asie. Avec une grande diversité de reliefs, de sols et de climats.
2. La population.
Avec 740 millions d’habitants, l’Europe représente 10,5 % de la population mondiale. Soit 59 habitants au km2 (117 pour l’UE), contre 96 en Asie, 34 en Afrique, 22 en Amérique. Il y aurait 46 ethnies en Europe, conséquence des multiples invasions dont celle-ci a été la cible au cours des derniers millénaires. La France n’est pas le seul pays européen à être composée d’un véritable patchwork. Les habitants du Lot descendent des Carnutes, venus de l’actuelle Roumanie ; leur capitale, Cahors et leur appellation, cadurciens, rappellent cette origine. De même, le nom de leur rivière, le Lot, est une déformation de l’Olt, rivière roumaine. Les Briérons qui vivent dans les marais salants au nord de Nantes sont les descendants des Huns qui, après avoir traversé toute l’Europe à cheval, ont été arrêtés par la barrière de l’Atlantique et certains ont fait souche sur place.
A mesure que se sont constitués des Etats-nations de plus en plus organisés, cette notion d’ethnies, fondée surtout sur des cultures, des langues, des usages, a perdu beaucoup de sa pertinence. Il en reste toutefois des comportements, des traits de caractère dominants, des différences physiques qui font qu’on distingue encore assez bien un Auvergnat d’un Provençal ou d’un Breton - et aussi qu’un Breton se sent cousin d’un Irlandais, d’un Ecossais et d’un Gallois, voire d’un Espagnol du Léon, ne serait-ce qu’à travers le festival interceltique de Lorient.
La population de l’Europe n’augmente plus ; la natalité a tellement diminué que le nombre d’Allemands ou de Russes diminue chaque année. Seule, l’immigration en provenance d’Afrique et d’Asie permet de maintenir un solde légèrement positif. Va-t-elle se poursuivre, comme le prévoient les eurocrates, ou le taux de natalité, très bas dans le sud de l’Europe, pourrait-il remonter ?
3. Les langues.
La plupart des langues parlées en Europe sont d’origine indo-européenne, famille à laquelle appartiennent le sanskrit et de nombreuses langues de l’Inde, du Pakistan, de l’Afghanistan et de l’Iran. Elles se répartissent en six groupes : le grec- le latin et les langues romanes : italien, français, espagnol, catalan, portugais, roumain, occitan… - les langues celtiques : actuellement, breton, gallois, irlandais, écossais - les langues germaniques : allemand, néerlandais et langues nordiques - l’anglais, issu d’un mélange entre le français et le saxon (dialecte germanique) - enfin, les langues slaves : russe, biélorusse, ukrainien, polonais, tchèque, slovaque, serbo-croate, slovène, bulgare, macédonien, albanais. S’y ajoutent le Lapon qui a presque disparu et quelques langues sans origine connue, telles que le magyar (parlé en Hongrie), le finnois, l’estonien et le basque (Espagne et France). Trois alphabets sont utilisés : latin, grec et cyrillique.
Au-delà des langues locales, dont un grand nombre ont disparu depuis deux siècles, existent des langues de communication. D’abord, le latin qui a suivi l’expansion de l’empire romain, puis celle du christianisme. Les moines et les clercs écrivaient en latin. C’est dans cette langue qu’ont écrit Erasme et bien d’autres. Aujourd’hui, toutes les langues européennes contiennent d’ailleurs un grand nombre de mots d’origine latine. Aux 17ème et 18ème siècles, le français devint la langue des cours et des lettrés et est resté la langue diplomatique jusqu’au début du 20ème siècle. Il reste la première langue officielle des Jeux olympiques.
Les cultures et les arts se sont largement diffusés dans toute l’Europe depuis la Renaissance, venue d’Italie, qui a beaucoup emprunté aux anciens Grecs et Romains. Au 18ème siècle, ce furent les Lumières qui inspirèrent notamment l’organisation de la société, d’abord au Danemark, puis en France avec la Révolution, elle-même précédée par la Constitution américaine. L’Amérique n’était alors qu’un prolongement de l’Europe. En matière de culture (littérature, peinture, musique, cinéma…), on peut d’ailleurs parler d’Euramérique. Depuis, l’anglais a largement distancé le français et l’espagnol comme langue universelle. Né en 1870, l’espéranto remporta, au début, un vif succès, mais le nombre de ses locuteurs n’excède pas deux à trois millions.
On peut penser que la plupart des langues nationales subsisteront au 21ème siècle mais que la plupart des Européens seront – beaucoup le sont déjà – bilingues ou trilingues, partageant un nombre limité de langues de communication : anglais, allemand, français et sans doute russe à l’est.
4. Les religions.
Entre le 5ème et le 15ème siècle, l’évangélisation a atteint la quasi-totalité de l’Europe. Les églises d’Orient, longtemps les plus prospères, pratiquant le rite grec, alors que Rome, capitale de la chrétienté, utilisait le latin. En 1204, la prise de Constantinople par les croisés consacra la séparation des Eglises d’Orient et d’Occident. Au 16ème siècle, Luther en Allemagne, puis Calvin en Suisse et en France, furent à la base de la Réforme, tandis qu’en Angleterre le roi Henry VIII créait une Eglise séparée de Rome, dont il se proclama le chef ; du 16ème au 19ème siècle, de nombreux autres mouvements protestants ont vu le jour. Aujourd’hui, on compte en Europe 255 millions de catholiques (majoritaires en Europe du Sud), 200 millions d’orthodoxes (à l’est), 100 millions de protestants et 40 millions de musulmans.
5. La culture technologique.
Le néolithique – un peu plus de 7 000 ans avant Jésus-Christ – qui aurait commencé dans la mer Egée, a ouvert une période d’évolution des techniques, âge du fer, puis âge du cuivre, sans toutefois qu’on puisse parler d’une avance technologique des Européens par rapport aux autres continents. Au Moyen-Age, la Chine et la civilisation arabe tenaient le haut du pavé. La supériorité de l’Europe ne s’affirmera qu’au 18ème siècle en Angleterre, puis en Allemagne et en France et permettra à l’Europe de poursuivre, au 19ème, la conquête du monde amorcée par les marins, souvent Génois, au service de l’Espagne et du Portugal, suivis par l’Angleterre et la France. Le progrès technologique, outre la production de richesses, a permis la construction de navires, l’établissement de cartes et la fabrication d’armes qui ont permis ces conquêtes. S’y est joint, de la part des explorateurs et conquérants, un sentiment puissant de supériorité par rapport aux peuples qu’ils ont découverts, puis dominés, en croyant bon de proposer, voire d’imposer leur système social et politique, leur culture et leur religion. Cette supériorité a diminué avec la décolonisation. Elle est maintenant menacée, l’Asie contribuant largement désormais au progrès des sciences et des techniques et à l’industrialisation. Mais elle appartient à notre histoire et elle fait, en quelque sorte, partie de nos gènes.
6. L’organisation politique et sociale.
L’histoire commence par les Grecs. A partir de 750 avant J-C, ils commencèrent à établir des colonies tout autour de la Méditerranée, d’abord à l’est et au sud, puis vers l’ouest : Naples, Marseille, la Corse, le Languedoc et la Catalogne. La notion d’Etat n’existait pas, encore moins celle de Fédération ou d’Union. Ces colonies étaient des villes indépendantes, reliées seulement entre elles par la langue, la religion et par un sentiment d’appartenance au monde grec. La démocratie fut inventée à Athènes au 6ème siècle avant JC. Comme plus tard celle de Rome, elle différait sensiblement de nos démocraties actuelles, les citoyens n’étant qu’une minorité. Ce système, plutôt oligarchique que démocratique, fut aussi pratiqué au Moyen-Age dans plusieurs villes et territoires, tels que la République de Venise ou les villes hanséatiques.
Après des tentatives d’Athènes, puis de Sparte, pour assurer leur hégémonie, c’est Alexandre le Grand qui, au 4ème siècle, constitua le premier empire grec. Parallèlement, la ville de Rome fut fondée en753 avant J-C. Au début du 4ème siècle, les rois étrusques furent remplacés par la République qui entreprit la conquête de l’Italie, puis de l’ensemble de la Méditerranée. Au cours des 2ème et 1er siècles, les Romains ont notamment conquis la Grèce. Admiratifs devant la sophistication de la culture hellénistique, ils laissèrent subsister les modes de gouvernance locaux avec une assez large autonomie. Mieux, ils adoptèrent la mythologie grecque en latinisant les noms des dieux et s’inspirèrent largement de la littérature et des arts du peuple conquis.
Au 1er siècle après J-C, ils entreprirent de conquérir l’Europe et colonisèrent les Barbares. Ce fut la première fois qu’une grande partie de l’Europe fut unifiée au sein d’un même empire. Depuis la chute de l’Empire romain, de nombreux autres empires lui succédèrent, sans toutefois qu’aucun d’entre eux couvre un champ aussi étendu. Citons l’empire de Charlemagne, celui de Charles-Quint, celui de Napoléon 1er, l’empire austro-hongrois, enfin l’empire allemand de Guillaume II et de Bismarck. Ces empires étaient généralement plutôt fédératifs, réunissant des royaumes, des principautés et des villes jouissant d’une certaine autonomie. Il est vrai que l’emprise de l’Etat sur les habitants et leurs activités était bien plus limitée que de nos jours.
Un autre facteur d’unification de l’Europe, bien plus décisif puisqu’il a duré plus de 1 500 ans, a été l’extension du christianisme (officiellement reconnu en 313 par l’Edit de Milan). Et plus particulièrement des ordres monastiques qui établirent des couvents jusqu’en Scandinavie et en Irlande. Au Moyen-âge, la paroisse était, dans toute l’Europe, la cellule territoriale de base.
7. L’organisation de l’Europe actuelle.
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, les promoteurs de l’Europe unie étaient animés par une idée maîtresse : lier entre eux les intérêts de tous les peuples européens afin qu’aucune guerre entre eux ne soit plus possible. Ils entreprirent donc une construction progressive dans ce sens.
1951-52 : Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), a été créée par le Traité de Paris, à l’initiative de Robert Schuman, entre six pays : Allemagne, France, Italie et Benelux (Belgique, Luxembourg et Pays-Bas). Entrée en vigueur le 23 juillet 1952, elle a été dissoute en 2002.
1950-54 : Tentative de création d’une Communauté européenne de défense (CED). Visant la création d’une armée européenne, un traité fut signé entre les Six le 27 mai 1952, après de longues négociations entre, notamment, Jean Monnet, Robert Schuman et Konrad Adenauer, portant notamment sur l’éventuel réarmement de l’Allemagne. Sa ratification fut rejetée le 30 août 1954 par le Parlement français.
1957-58 : Euratom. Le traité signé le 25 mars 1957 par les six pays membres de la CECA est entré en vigueur le 1er janvier 1958. Il institue une coopération entre ces pays pour le développement du nucléaire civil. Euratom est actuellement placé de facto sous l’autorité de la Commission européenne.
1955-57 : Communauté économique européenne (CEE). A la suite de la conférence de Messine, le Belge Paul-Henri Spaak fut chargé de préparer une union douanière entre les six pays de la CECA. L’entente entre Schuman, Adenauer et l’Italien Alcide de Gasperi permit la signature du Traité de Rome, le 25 mars 1957. Les Six adoptèrent la Politique agricole commune (PAC) en 1952. Outre les débats sur le financement de la PAC, de multiples négociations portèrent sur le mode de décision : unanimité ou majorité. De nouvelles adhésions portèrent à douze le nombre de pays membres : 1973 : Royaume-Uni, Irlande et Danemark. 1981 : Grèce. 1986 : Espagne et Portugal. Parallèlement, la CEE fut l’objet de modifications institutionnelles dont la plus importante fut l’Acte unique européen, entré en vigueur le 1er juillet 1987.
1991-93 : L’Union européenne (UE) a été créée par le Traité de Maastricht, entré en vigueur le 1er novembre 1993. Il s’agit, pour la première fois, d’une union politique. En 1995, elle intègre l’Autriche, la Finlande et la Suède. Et, en 2004, dix nouveaux Etats : Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie. Depuis, la Bulgarie, la Croatie et la Roumanie portent le nombre de membres à 28. L’UE compte aujourd’hui 505 millions d’habitants. Restent hors UE, dans l’Europe géographique, les autres pays des Balkans, la Norvège, l’Islande et la Suisse, et à l’est, Russie, Biélorussie, Ukraine et Moldavie.
Le PIB de l’Europe s’élevait, en 2012, à 19000 milliards de dollars - dont 16400 pour l’UE. Soit 26 % du PIB mondial (71800 milliards de dollars). Les Etats-Unis talonnent l’UE, la Chine est à la moitié. Le PIB par habitant de l’UE (converti par le FMI à parité de pouvoir d’achat) ressort à 35 200 dollars, contre 48 000 aux USA et seulement 5 400 en Chine. Notons que cette richesse stagne ou presque, alors que celle de la Chine progresse, chaque année de 7 à 10 %.
Parallèlement, l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) a été créée en 1973 ; ses principes d’action ont été fixés en 1975 par l’Acte final d’Helsinki. Elle vise, par des actions diplomatiques, à faire appliquer ses dix principes, fondés sur l’intégrité des Etats et le respect des droits de l’homme.
L’Europe se caractérise par des systèmes de gouvernement - royaumes et républiques - démocratiques, au moins dans la forme (élections générales, séparation des pouvoirs) et par une organisation sociale très élaborée : l’Etat-providence. Celui-ci n’est pas étranger à l’explosion des dettes souveraines.
Comment se poursuivra cette évolution ? L’UE peut-elle s’étendre, en particulier vers la Russie, l’Ukraine et les autres Etats slaves, voire au-delà de l’Europe géographique : Turquie, Israël, pays du Caucase… ?
Ira-t-on vers des structures fédératives avec un pouvoir central fort, mais aux prérogatives limitées et davantage de réelle démocratie ? Le modèle le plus abouti étant actuellement la Confédération helvétique.
La croissance, en berne, connaîtra-t-elle un sursaut, fondé sur la créativité mais aussi sur le goût du travail, actuellement plus développé au nord qu’au sud ?
La surconsommation et le gaspillage feront-ils place à des comportements plus respectueux de notre environnement ?
Pour conclure cet exposé, l’Europe réunit des cultures propres à de nombreuses nations qui partagent un héritage commun, gréco-romain et judéo-chrétien. Elle a aussi été à l’origine d’une maîtrise des sciences et des technologies qui s’étend de plus en plus vite sur notre planète, en commençant par l’Amérique et les pays du Commonwealth. C’est pourquoi on parle de civilisation occidentale plutôt que simplement européenne.
Dans quelle mesure les apports de l’Asie et de l’Afrique contribueront-ils à faire évoluer cette civilisation ? Allons-nous, à terme, vers une civilisation mondiale ?
Jean-Claude CHARMETANT
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