Pourquoi suis-je moi ?

La fin de vie, est-ce encore la vie ?

Cette question fait partie de celles que tout le monde, il me semble, se pose de manière spontanée à un moment ou à un autre, souvent très tôt d’ailleurs. Elle m’est revenue il y a peu, quand je me suis souvenu du début du très beau film de Wim Wenders « Les ailes du désir » : « Warum bin ich ich, warum bin ich nicht du ? » se demande le héros. Pourquoi suis-je moi, pourquoi ne suis-je pas toi ?

 

Cependant, au-delà de ce questionnement élémentaire, les pistes de réflexion sont minces car on se heurte immédiatement à des murs infranchissables qui interdisent d’aller plus loin, sauf à changer subtilement le problème posé ou à décréter la question dénuée de sens. En effet, autant la question initiale est simple, de nature sensible et empirique, autant la réflexion la plus élémentaire qui suit nous conduit très vite à des raisonnements complexes, à l’étude préalable d’autres notions, ou à l’abandon pur et simple d’un questionnement considéré comme absurde.

 

La première des réflexions qu’on peut considérer est évidemment la nature du « moi » : avant de me demander pourquoi je suis moi et pas un autre, il faudrait, en toute logique, que je commence par me demander qui je suis, c'est-à-dire définir ce « moi ». On tombe alors dans une réflexion de nature différente, qu’on peut élargir autant qu’on veut ou pousser dans certaines directions et pas dans d’autres. En voici un échantillon :

 

 

 

 

 

 

Pour revenir à la question initiale, on peut aussi essayer de démontrer qu’elle est sans signification, voire triviale. Par exemple, il semble clair que si j’étais mon voisin, je ne serais pas moi…Et ce voisin posant cette question à son tour, ne pourrait pas non plus être quelqu’un d’autre. On ne peut à la fois être soi s’imaginant être un autre, et être cet autre qui n’aurait pas la conscience d’être autre chose que lui-même…

 

Pour illustrer ceci, et uniquement pour cela, prenons deux exemples :

 

Supposons d’abord que la réincarnation existe. Quand je serai mort, je me réincarnerai dans un autre être. Déjà il y a problème : quand je dis « je », je parle de quoi exactement ? Si c’est du moi que je suis aujourd’hui et ici, il faudrait que je me réincarne avec toute ma mémoire, or personne sur terre, à ce que je sais, ne se souvient d’avoir vécu une ou plusieurs autres existences. Donc, en me réincarnant, je dois abandonner la mémoire de ma vie actuelle. On peut alors, à juste titre, se demander ce qui différencie un être réincarné n’ayant aucune mémoire de sa vie antérieure, et un être tout neuf. Je suis peut-être la réincarnation de Gengis Khan ou d’un paysan du Moyen-Age, mais qu’est ce que cela change si je ne le sais pas ?

Sur un autre plan, ceci suppose le transfert, d’un corps vers un autre, de quelque chose d’immatériel, âme ou karma, ou je ne sais quoi, qui serait le véritable « moi ». On rejoint alors ici l’explication surnaturelle et il n’y a rien à en dire, sinon y croire ou ne pas y croire.

 

Dans un deuxième exemple, prenons pour hypothèse qu’il existe un « moi » immatériel indépendant du corps. On peut supposer alors qu’en l’absence de support matériel, il existe sans mémoire, sans conscience, hors du temps et de l’espace, sans aucun des caractères qui définissent un être humain vivant. Dans cette hypothèse, il faut alors admettre que ses caractéristiques nous sont inaccessibles. Il y a peut-être des attributs qui particularisent cette entité supposée, ce « moi » unique et différent des autres, mais ils sont à jamais inconnus et inconcevables, comme le serait un univers où le temps n’existerait pas.

 

 

La question peut aussi être évacuée différemment. Quand je demande  « pourquoi », je place de fait la question sur un plan métaphysique. Je dois alors poser préalablement d’autres questions, par exemple : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », suivie de « pourquoi est ce que j’existe ? », et enfin seulement « pourquoi est ce que j’existe en tant que « moi », être particulier  et unique ?». Cela revient ainsi à chercher la finalité de mon existence particulière en tant que cas singulier de questions plus vastes qui la précèdent, et se traduire soit par un questionnement portant sur  « qui » a fait que je suis justement moi et pas un autre, ou quelle loi, quelle nécessité naturelle extérieure à nous même a fait que je suis ce que je suis. Je recherche donc une cause immanente ou une cause finale et non une explication rationnelle.

 

La bonne question serait peut-être alors de se contenter de demander « comment se fait-il que je sois moi et personne d’autre » ? et non « pourquoi ». C’est en fait ce qu’on a fait ici depuis le début, par l’analyse et le raisonnement, même si cela ne nous a pas menés bien loin…

 

Pour rire un peu en guise de conclusion :

 

«  L’effacement de la mémoire détruit l’identité personnelle. De même, je puis être certain que je ne vivrai pas une autre vie comme un chien. Car aucun chien ne pourrait se souvenir d’avoir fait ce que j’ai fait ; s’il s’en souvenait (imaginez un peu la complexité neurale requise !), il ne serait plus un chien, mais un être humain en forme de chien. Or les chiens ne sont pas des humains canimorphes… »

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