Le capitalisme est-il moral ?
Ce texte sinspire en grande partie du livre récent dAndré COMTE-SPONVILLE portant ce titre, mais sans en reprendre toutes les thèses.
Quest-ce que le capitalisme ?
On peut donner deux définitions complémentaires du capitalisme :
- cest un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production et déchange, sur la liberté du marché et sur le salariat (définition descriptive ou structurale : comment ça marche) ;
- cest un système économique qui sert, avec de la richesse, à produire davantage de richesse (définition fonctionnelle : à quoi ça sert) ;
Ceux qui possèdent une entreprise (les actionnaires) font travailler sur la base dun contrat volontaire et en échange dun salaire - ceux qui ne la possèdent pas (les travailleurs salariés). Les travailleurs produisent davantage de valeur quils nen reçoivent, et la plus-value générée est partagée entre les actionnaires et la collectivité (impôts).
Ce qui est propre au capitalisme, ce nest pas la production de plus-value, mais son appropriation par ceux qui possèdent les moyens de production. Ceci nempêche pas les patrons de travailler, ni les salariés dêtre actionnaires. Mais lopposition entre capital et travail est ce qui caractérise le capitalisme.
Enfin, la deuxième définition implique que « largent va à largent », c'est-à-dire non pas à ceux qui en ont le plus besoin (les pauvres), mais dabord à ceux qui en ont le plus. Elle implique aussi que largent doit « travailler », et distingue donc le riche (qui ne crée pas forcément de richesse) du capitaliste (qui prend des risques en investissant).
Les autres systèmes économiques
A vrai dire, il ny en a quun seul qui ait été expérimenté à grande échelle : le socialisme marxiste. A linverse du capitalisme, cest un système social dans lequel les moyens de production et déchange sont la propriété de la collectivité ; par conséquent, dans ses formes les plus « pures », le collectivisme supprime totalement la notion de propriété individuelle.
Le système socialiste fait des travailleurs la force décisive de la société, puisquils sont les propriétaires collectifs des moyens de production.
Il se fonde sur la prééminence de lintérêt collectif sur les intérêts particuliers.
LEtat représente la collectivité et fait en sorte que chacun ait un emploi et les moyens de vivre décemment. Il en résulte que tout procède de lEtat, qui assure également le contrôle de légalité économique des citoyens.
La place de la morale dans la société humaine
Pascal distinguait trois niveaux, trois « ordres » dans le monde régi par lhomme : lordre du corps, lordre de lesprit ou de la raison, lordre du cur ou de la charité.
André Comte-Sponville en distingue cinq, que voici :
1/ Lordre techno-scientifique. Cest celui des faits indiscutables, telles que les lois de la physique ou de la biologie. Comte-Sponville y range aussi les lois économiques, et cest là quon peut ne pas être daccord avec lui.
Cet ordre décrit ce qui est possible et impossible, et qui évolue en fonction du progrès. Il explique le « comment » des choses, et pas leur pourquoi
Ce nest donc pas au sein de cet ordre quon peut dire si une chose est bonne ou mauvaise, autorisée ou pas.
2/ Lordre juridico-politique. Il structure ce qui est légal ou illégal, autorisé ou interdit, qui est donné par la loi, laquelle est établie, dans les pays démocratiques, par la représentation nationale.
A son tour, cet ordre est insuffisant : ce qui est autorisé ou interdit nest pas forcément ce qui est bien ou ce qui est mal. Au niveau de la collectivité, le Parlement ne peut pas voter une loi immorale, par exemple décréter lextermination des juifs, et continuer à se proclamer démocratique. Au niveau individuel, nous connaissons tous des « salauds légalistes », ceux qui appliquent strictement les lois sans se préoccuper de leur contexte dapplication.
Ce nest donc pas non plus au sein de cet ordre quon peut dire si une loi est bonne ou mauvaise.
3/ Lordre de la morale. Le peuple, bien que souverain, na pas le droit de tout faire. Le Parlement ne peut modifier les exigences morales et voter sur le Bien et le Mal, pas plus quil ne peut voter pour modifier les lois de la physique.
Il en résulte que, pour les individus, la morale sajoute à la loi : lindividu a plus de devoirs que le citoyen ; pour les peuples, cest le contraire : le peuple a moins de droits que la loi ne lui en accorde.
Mais alors, quest-ce que la morale ? Selon Kant, cest, pour une conscience donnée, lensemble de nos devoirs, des obligations et des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue et même de toute espérance. La morale se caractérise donc fondamentalement par le désintéressement.
Le problème ici est de dire qui énonce ce qui est bien et ce qui est mal.
4/ Lordre de lamour. Comte-Sponville lappelle lordre « éthique ». Il complète lordre moral sans le limiter : si la morale est ce quon fait par devoir, lordre éthique est ce quon fait par amour. Il est structuré par les notions de joie et de tristesse, et il intervient dans les trois autres ordres pour les compléter et les motiver : amour de la vérité (ordre 1), amour de la liberté (ordre 2), amour de lhumanité (ordre 3).
5/ Lordre divin. Pour ceux qui croient en une transcendance, cet édifice est couronné par Dieu : les quatre ordres procèdent tous de Dieu, qui a fait les lois physiques, qui dit ce qui est bien et mal, ainsi que les lois pour se comporter en société.
Le capitalisme est-il moral ?
La thèse de Comte-Sponville :
Si on suit son raisonnement, le capitalisme est un système économique obéissant à des règles précises et fait donc partie de lordre N°1. La morale constitue lordre N°3.
Ces deux ordres étant de nature différente, on ne peut les mettre sur le même plan, cela reviendrait à vouloir faire que la morale régisse les lois mathématiques de léconomie, ce qui est aussi absurde que de vouloir modifier les lois de la gravitation universelle pour des raisons morales.
Par conséquent, il en déduit que le capitalisme nest ni moral ni immoral, mais Amoral.
Cependant, il estime que la morale peut et doit limiter le champ daction de léconomie : cela se fait déjà par la redistribution régie par des lois issues de lordre n°2, cela peut encore aller plus loin par la mise en place de mécanismes limitant les effets antisociaux dune économie totalement libérale. Cela peut se faire aussi par la prise de conscience par les entreprises quun management prenant en compte le bien-être des salariés et lintérêt des clients peut être beaucoup plus rémunérateur quune gestion dure comme au début de lère industrielle. Mais cela na alors rien à voir avec la morale, puisque cela ne se fait pas pour des raisons désintéressées. Laspect moral des entreprises « citoyennes » est une conséquence de leur management intelligent, et non la cause de celui-ci.
Enfin, les excès du dirigisme des pays communistes pour obliger les gens à agir dans lintérêt général et non pour lintérêt de chaque individu ont montré que ce système nest pas viable car il va contre les tendances naturelles des personnes. Il ne reste donc plus que le capitalisme, dont il faut saccommoder en limitant au mieux les excès auxquels il peut aussi conduire.
Les critiques de cette thèse
La plus fondamentale contredit lidée que léconomie est une science comme les autres. En effet, derrière la physique, il y a les lois de la matière, derrière les mathématiques il y a des nombres, mais derrière léconomie il y a des hommes, et rien quon puisse mettre en équations de manière définitive. Quand on dit que les cours du pétrole sont régis par les lois de loffre et la demande, ce nest vrai quen partie : lOPEP en 1973 (donc des hommes) ont brutalement pris la décision de multiplier par cinq le prix du baril, il ny avait rien de scientifique là-dedans ; la baisse continue du dollar devant leuro depuis deux ans na rien à voir avec les lois du marché, ce sont les USA qui pilotent cela pour doper leur commerce extérieur.
Une autre critique consiste aussi à nier au moins partiellement la croyance que lhomme est fondamentalement égoïste et nagit toujours que pour maximiser son intérêt personnel. On le voit bien au travers des initiatives individuelles de plus en plus nombreuses pour un développement durable, pour le commerce équitable, pour des actions concrètes vers le tiers-monde, au-delà du simple engagement humanitaire.
Réflexions finales
Ceci étant, il ne faut pas non plus donner dans lutopie : une entreprise est faite pour gagner de largent, sinon elle meurt et tout le monde en pâtit. Cela est vrai en économie collectiviste aussi bien que pour le capitalisme : on ne peut créer moins de richesse quon en consomme, même pour le bien-être de tous. Vouloir régir léconomie par la morale, cest courir à léchec : on ne peut pas ignorer les réalités sous couvert de bons sentiments.
Les délocalisations sont nécessaires pour une entreprise, si ne pas le faire conduit à sa ruine. Mais ici, il faut travailler plutôt au niveau collectif pour faire en sorte que les pays à bas salaire voient leur richesse saccroître et leurs salaires rejoindre les nôtres, plutôt que de mettre en place des interdictions ou des barrières qui ne feront que retarder le processus. Quand les chinois seront payés autant que les français, on ne délocalisera plus en Chine, et cela est déjà vrai à horizon de cinq ans pour les pays venant dentrer dans lUnion Européenne.
Capitalisme et morale sont donc tout à fait compatibles, mais il ne faut pas confondre les causes et les conséquences : cela fonctionne bien quand lintérêt dune entreprise rencontre le bien-être des personnes, la morale na rien à voir dans cette conjonction dintérêts.