La vie est-elle un destin, ou une construction personnelle ?

Certains pensent que tout est écrit, d’autres que nous avons une influence sur nos actes...

Mon propos est d’examiner comment le monde moderne, et en particulier le 20ème siècle, ont changé la donne.

Philosophie. Bribes historiques

Ce sujet est si important qu’il a été traité par tous les philosophes, de tous les temps : dans l’antiquité, on trouve la doctrine stoïcienne du fatalisme (fatum = destin), dont le plus important représentant est Chrysippe. « Toutes choses ont lieu selon le destin », et pourtant cette doctrine reconnaît à l’homme la liberté dans la manière d’accueillir les évènements qui lui sont imposés et d’y réagir, et une responsabilité morale.  Epicure combat la notion de destin, et prône indéterminisme et liberté, Aristote va dans le même sens.

Dans les religions, la place faite au destin imposé par Dieu est souvent grande ( « Mektoub » islamique, réincarnation en Orient, la volonté de Dieu,…) Au 17ème siècle, le Christianisme a contrecarré les théories fatalistes avec la thèse du libre arbitre développée par les jésuites.

 Au siècle des Lumières (18ème), on trouve de grandes figures fatalistes telles Diderot (‘Jacques le Fataliste’) ou d’Holbach[1]. Dans le monde moderne, on parle plutôt de déterminisme que de fatalisme[2], ce qui peut s’exprimer par : « Tout ce qui arrive devait arriver, tout ce qui arrivera est prévu. On croit prendre une décision, mais notre choix est issu de notre expérience, histoire, éducation, personnalité, neurones, contexte... » avec une version triviale particulièrement pessimiste : « Si quelque chose peut mal tourner, alors ça tournera mal » (loi de Murphy). Le matérialisme, aujourd’hui très répandu, engendre souvent le déterminisme[3]. Mais pour beaucoup de philosophes la conscience et la liberté existent bien.

« […] L'esprit de liberté, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-à-vis du monde ». E. Lévinas

Sociologie moderne

Dire que notre époque a sacré l’individu roi est un truisme. Plus intéressant est l’apport de la sociologie qui fait de « l’invention de soi » une démarche originale dans l’histoire de l’humanité, démarche qui a soudain pris son essor lors d’un véritable retournement historique se situant au début des années 1960[4].

Dans un passé encore récent, c’est pour l’essentiel la société qui prenait les décisions importantes de la vie des hommes. Chacun y occupe une place qui lui est prescrite : « Il est né dans un lignage de maîtres…., ou de fossoyeurs ou de forgerons, il est homme ou femme, aîné ou cadet », et restera à cette place, sans d’ailleurs y trouver beaucoup à redire : son destin est tracé dès la naissance, et « sa  personnalité et ses idées particulières sont une expression directe du monde auquel il appartient ». Ses marges de liberté sont limitées par ce cadre très étroit. Rares sont ceux qui y échappent. C’est ainsi depuis la nuit des temps, ça l’est encore dans bien des pays, par exemple en Inde (castes).

En Occident, les choses ont évolué peu à peu pendant environ 2 siècles (19 et 20ème) : la révolution, l’avènement de la démocratie, l’école,… ont fait bouger les esprits, et donné au plus grand nombre les outils permettant de développer une pensée autonome. C’est « l’émergence du sujet ». Le basculement est soudain, il prend moins de 10 ans.

Aujourd’hui, l’homme est un individu sujet, capable de réflexion et de décisions originales concernant la façon de mener sa vie. Sa réflexion élabore en permanence un registre hiérarchisé de « soi possibles » parmi lesquels il choisit le « soi possible » du moment. Bien sûr, les proches, l’entourage, la société sont là, qui le regardent faire et vont réagir à sa décision : admiration, bienveillance, critique, anathème,… vont déclencher chez lui des émotions qui se mémorisent et vont elles-mêmes provoquer une rétroaction, qui influera sur le prochain choix. La mémoire sociale reste forte, on ne fait pas table rase du passé, chacun est le produit de son histoire et des contextes dans lesquels elle s’inscrit. Mais les marges de liberté se sont beaucoup élargies, liberté de choisir sa vie. Avec d’ailleurs un revers à cette belle médaille : nous devons « faire le deuil d’un avenir qui était (en théorie) prévisible », ce qui ouvre sur le flou de l’inconnu, générateur d’angoisse : il faut remettre en cause tous les acquis, toutes les certitudes, faire face au fond de soi à des désirs opposés, prendre sans arrêt des décisions parfois contradictoires, et unifier tout cela en donnant un sens à sa vie, à travers un système de valeurs personnel….  C’est une œuvre difficile, qui n’est pas de tout repos et, passée l’euphorie des débuts, mène à « la fatigue d’être soi », parfois à la dépression, au suicide…

Psychologie

Au cours du même 20ème siècle, la psychologie et la psychanalyse, ajoutées aux neurosciences, ont révolutionné notre vision de l’âme humaine. Nous savons maintenant que seule nous est accessible, consciente, une petite partie de ce qui est inscrit dans notre mémoire et qui gouverne nos comportements et nos émotions. Le reste constitue le vaste continent de l’inconscient. Nous comprenons peu à peu comment fonctionne notre cerveau[5], constitué de trois étages superposés au cours de l’évolution, comment des peurs archaïques nous font retomber dans les mêmes erreurs, comment parlent en nous des personnages divers qui tirent à notre insu les ficelles de notre vie. Et nous découvrons des moyens, encore rudimentaires mais certains, pour influer sur nos comportements, sortir des ornières, apprivoiser la souffrance, accéder à des bribes d’inconscient, vivre en meilleure harmonie avec nous-mêmes. Ces moyens sont très variés : interprétation des rêves, yoga, hypnose, groupes de paroles, lectures, tests, … jusqu’aux innombrables thérapies et à la psychanalyse. Nous avons aussi compris que l’estime de soi en est la clé incontournable, le siège de l’énergie et de la confiance nécessaires à ce travail, ce qui a profondément modifié les fondements de l’éducation. Ce n’est qu’un début, mais on voit déjà que nous avons une prise possible sur notre vie, impensable il y a peu.

« Le processus […] est celui qui va de la défaite intérieure à la prise de conscience de notre souveraineté réelle. […] Nous pouvons devenir des artisans conscients du changement. […] Il n’y a pas d’autres obstacles à notre propre souveraineté que les limites que nous nous sommes imposées »[6].

Conclusion

« Prends ton destin en main : apprends à te connaître, augmente en toi la part de lucidité, de responsabilité – de conscience. " Ose savoir ! " Telle était, nous rappelle Kant, la devise des Lumières. Elle vaut encore aujourd’hui, et d’autant plus que la conscience, pour nous, va moins de soi: ce n’est plus une évidence mais un travail, une exigence, une conquête. […] Ose te connaître toi-même : aie le courage de chercher à savoir ce que tu es, ce que tu vaux, ce que tu veux ! Cela t’aidera à changer, à avancer – à guérir ou grandir ».  A. Comte Sponville


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[1] Voir sur le sujet 2 thèses récentes : Le problème du fatalisme au siècle des Lumières  http://spoirier.lautre.net/liberte.htm et La négation épicurienne du destin : indéterminisme et liberté. Christophe Paillard. http://perso.wanadoo.fr/destin/stoicum.htm

[2] Le déterminisme dit scientifique est défini comme étant une doctrine selon laquelle l'état de tout système physique clos à tout instant du temps peut être prédit, à partir de théories, en conjonction avec des conditions initiales…

Le fatalisme considère que le cours des événements est dicté de façon inéluctable par une puissance mystérieuse

[3] Voir par exemple « L’homme neuronal » de J.P. Changeux

[4] Jean  Claude Kaufmann. L’invention de soi. Armand Colin 2004

[5] Voir par exemple : « Le cerveau intime ». Marc Jeannerod. O.Jacob. 2002

[6] Guy Corneau. Victime des autres, bourreau de soi-même.R. Laffont. 2003