Vers de nouvelles solidarités ?

Cet exposé se situe dans le prolongement de la séance du 12 octobre 2013 ("Comment agir localement pour favoriser l'emploi ?").

                                                                                                                        "Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi."

                                                                                                                       L'aveugle et le paralytique, Florian (Fables)

L'automne 2013, avec son cortège de nouvelles déprimantes, tendrait à nous faire douter de la vitalité de l'économie sociale et solidaire (ESS), de la persistance même de l'idée de solidarité. D'un coté on apprend la faillite probable d'une grande entreprise, Fagor, filiale de Mondragon la plus grande coopérative du monde. D'un autre coté on observe la généralisation d'antagonismes entre travailleurs pour tenter de récupérer les miettes d'un gâteau dont les portions se rétrécissent sans cesse : conflits à propos de l'autorisation du travail du dimanche, affrontements entre salariés qui conservent un emploi et salariés qui risquent de perdre le leur (abattoirs bretons Gad et Tilly). Pourtant d'autres faits pourraient porter à espérer. Lorsqu'on constate par exemple que des OSBL collectent chaque années d'importantes ressources issues de la générosité du public (en 2012, près de 80 millions d'euros de dons et à peu près autant de legs pour la Fondation de France ; un peu moins de 60 millions au total pour la Croix rouge française, etc.). Lorsqu'on observe qu'en dépit des lourdes sanctions pénales qu'ils encourent, nombre de nos concitoyens ont le courage de venir en aide aux sans-papiers…

Alors ? Qu'en est-il vraiment de la solidarité ? Les formes de solidarités actuelles sont-elles adaptées aux exigences de notre mode contemporain ? Afin d'en débattre entre nous, il est utile de faire un bref détour historique pour bien saisir les données du problème.

Brefs rappels historiques

Solidarité est un vieux concept issu du droit romain (in solido), repris par le Code civil en 1804, qui exprime l'existence d'une obligation créée par consentement mutuel et qui s'impose à toutes les parties prenantes. Cette obligation solidaire était déjà définie par Furetière (1684) comme "commune à plusieurs de manière que chacun réponde de tout". Cette conception, purement juridique au départ, a reçu par la suite des interprétations divergentes. Pour les contre-révolutionnaires français, élargissant son acception, il s'agissait d'une dette collective éternelle contractée par l'humanité envers Dieu du fait du péché originel. Dans cette optique sont condamnés l'individualisme moderne et même l'idée de contrat social. Le modèle de l'institution idéale est la cellule familiale.

Toute autre est l'interprétation qui domine aujourd'hui. En France on la doit à une convergence d'idées progressistes de diverses inspirations : industrialiste (Saint-Simon et surtout Pierre Leroux, 1834), radicale-socialiste (Léon Bourgeois, 1896), chrétienne-sociale (Charles Gide, 1919), etc. Très grossièrement résumée l'idée est la suivante : selon Leroux, le lien primordial qui unit les hommes ne résulte pas du péché originel, mais traduit la dette que chaque être humain contracte envers les autres êtres humains en prenant conscience de son Moi. Ainsi "l’homme naît débiteur de l’association humaine" (L. Bourgeois).

Mais l'idée de solidarité fait surtout penser à la thèse de Durkheim (1893) qui en liait l'existence à la division du travail dans les sociétés que l'on qualifierait de nos jours d'évoluées. Il associe en effet étroitement progrès de la civilisation, organisation du travail collectif, cohésion sociale et sentiment de solidarité : les hommes ne peuvent vivre ensemble sans accepter des efforts et des sacrifices mutuels. Il distingue la solidarité mécanique de la solidarité fonctionnelle : la première, caractéristique des sociétés primitives, est fondée sur l'obligation pour les individus de se conformer à un modèle unique de comportement (c'est une solidarité de similitude) ; la seconde résulte bien au contraire de la reconnaissance des différences entre individus qui ont conscience de leurs individualités et des conséquences qu'elles impliquent. Il rappelle : "notre premier devoir actuellement est de nous faire une morale..." ; et cette morale se retrouve dans la solidarité sociale.

Contrat social, contrat vital

Comme on le voit la solidarité a pour fondement la spécificité de l'être humain, animal social. S'il faut en croire Platon, il en est ainsi depuis que l'imprévoyant Épiméthée a oublié l'homme dans le partage des qualités qu'il était chargé de distribuer entre les êtres vivants, obligeant Prométhée à dérober le feu divin et le génie créateur des arts pour lui porter aide. Depuis lors, pour survivre l'homme faible et abandonné des Dieux fut condamné à recourir à la science et à la technique afin de se nourrir, de se vêtir, de se défendre et obligé de se grouper et de s'organiser pour résister. Telle serait l'origine du contrat social.

Pourtant la solidarité a de plus profondes racines dans le monde vivant. Il n'est pas besoin de rappeler ici l'importance des relations de coopération dans les règnes végétal et animal : symbiose, mutualisme, commensalisme. Pour ne prendre qu'un seul exemple qui nous est proche, rappelons que notre corps humain rassemble quelques 1014 cellules, et qu'il ne serait pas vivant sans les 1015 bactéries qui l'accompagnent. En se retranchant derrière l'autorité de Darwin, il fut pendant trop longtemps insisté sur une des caractéristiques des êtres vivants : la compétition, la lutte pour la vie… C'est une interprétation tronquée de la pensée de cet illustre scientifique, interprétation qui a donné lieu à des dérives telles que l'eugénisme ou le darwinisme social. Dans les deux cas il s'agit d'accepter, voire de favoriser, la sélection supposée naturelle des "meilleurs", bien évidemment pour d'excellentes raisons : éviter une supposée dégénérescence de l'espèce humaine, éliminer les individus, les groupes humains, les entreprises humaines ou les nations les moins aptes (là finissent par se rejoindre libéralisme économique et nationalisme racial). Pour tout dire l'eugénisme est au vivant ce que l'idéologie de la compétitivité est à l'économique et au social.

Nombreux sont les biologistes qui refusent qu'on prenne appui sur leur science pour justifier de telles dérives. À titre d'exemple, entre bien d'autres, voici ce qu'écrivait Henri Laborit (1987) : "...ce n'est pas la compétition, la survie du plus fort qui semblent avoir été les objectifs principaux (de l'évolution), mais bien au contraire l'entente, l'entraide, la coopération". Le mot solidarité n'y est pas inscrit mais il est implicite.

Ce point acquis, demandons nous maintenant ce qu'il en est concrètement de la solidarité vécue par nos concitoyens. Que ce soit au niveau individuel ou collectif.

La solidarité en actes. Esquisse d'un tour d'horizon.

La discussion que nous allons lancer permettra sans doute de présenter de nombreux exemples de solidarité, individuels ou collectifs, susceptibles d'enrichir le débat. Je me contenterai d'évoquer succinctement trois exemples : celui du secteur agricole, les solidarités au niveau individuel et enfin au niveau collectif avec l'exemple européen.

- Il n'y a rien d'étonnant à ce que le monde agricole ait été précurseur et pionnier en matière de solidarités. Pour de multiples raisons liées à la couverture du territoire par l'activité agricole et aux spécificités du travail en agriculture (moissons, vendanges…). Ainsi les premières fruitières, c'est-à-dire des lieux collectifs de production de fromages, se sont créées dans le Jura dès le treizième siècle. Pour se cantonner à la France, il faut savoir qu'aujourd'hui les coopératives rassemblent 3 agriculteurs sur 4, qu'elles regroupent 40 % du secteur agro-alimentaire national, que 63 groupes agricoles figurent dans le Top 100 du secteur coopératif, dont 5 dans les dix premiers (sans compter le groupe Crédit agricole, banque coopérative située en deuxième position), etc. Ces entreprises adoptent les valeurs fondatrices du mutualisme (solidarité, transparence et démocratie, symbolisée par le célèbre "un homme, une voix") et appliquent les principes d'organisation internationalement reconnus dans ce secteur (7). Beaucoup voient dans le capitalisme coopératif – improbable oxymore – une alternative porteuse d'avenir, une solution aux excès de l'économie libérale. D'autres au contraire, conscients de l'évolution (ou des dérives) de ce secteur, notamment sous l'effet de son gigantisme, de la généralisation progressive des règles de droit commun (commerciales, fiscales, sociales…), de la technicité croissante de la gestion technique, économique et financière, de l'intrication de systèmes différents (créations de filiales), mettent en doute la spécificité réelle du secteur coopératif et mutualiste : quel est par exemple le poids d'un sociétaire "de base" dont la voix est diluée en assemblée générale ?

- Au niveau individuel, le paysage est très contrasté. A voir le nombre d'associations d'intérêt général, d'utilité publique (plus de 2000) ou de fondations (plus de 500), à voir le nombre de nos concitoyens engagés peu ou prou dans ces activités bénévoles, leur capacité de mobilisation lorsqu'un drame humain les touche, la générosité dont ils peuvent faire preuve pour aider un voisin en détresse, on peut demeurer optimistes. Pourtant combien de cas sont rapportés, justement, de voisins morts d'isolement et d'abandon à nos portes, dans l'indifférence apparente. Et que dire de l'abandon des personnes âgées, devenues encombrantes : notre comportement qui consiste à confier nos parents à des mouroirs (maisons de retraites et hôpitaux) scandalise profondément la plupart des peuples du monde qui ne sont pas encore trop "occidentalisés". Mais laissons le débat ouvert. La discussion entre nous devra permettre d'enrichir nos observations.

- Au niveau européen on observe une tension entre la solidarité qui implique l'action au niveau supranational et la subsidiarité qui laisse à chaque pays membre la possibilité de régler lui-même ses propres problèmes. Dans la situation de crise économique et financière que traverse l'Union européenne, forte est la tentation de laisser chacun se débrouiller seul. Sur des dossiers très concrets l'UE a montré son incapacité ou ses atermoiements pour mettre en place des mécanismes de solidarité (comme par exemple en matière monétaire à propos de la crise grecque), ou ses reculs (comme cette menace qui pèse sur l'enveloppe budgétaire du Fonds européen d'aide aux plus démunis, FEAD, alors que jamais le nombre de ceux-ci n'a été aussi élevé : 80 millions d'Européens en situation de grande pauvreté, 43 millions ne pouvant pas subvenir à leurs besoins alimentaires). Dernier exemple récent, très symptomatique et choquant, la démission des Vingt-Huit après le drame de Lampedusa. Le triptyque cher à Jacques Delors (la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit) est singulièrement déséquilibré !

La solidarité face à d'autres enjeux : quelles solidarités pour demain ?

Comme le montrent les quelques exemples précédents, ce beau et simple principe de solidarité se décline de façons très différentes selon les contextes. Il varie également dans le temps et dans l'espace. S'interroger sur ce que pourraient être, ce que devraient être, les nouvelles formes de solidarités adaptées à notre société contemporaine oblige à comprendre les raisons de ces différences. Elles seraient dues à la coexistence de divergences d'intérêts ou de logiques qui s'expriment dans une même société : cela correspond à la notion de champ chez Bourdieu ("espaces autonomes structurés par des rapports de domination et des enjeux spécifiques") ou de grandeur pour Boltanski et Thévenot (1991).

Ainsi Laurent Thévenot (2011) donne-t-il l'exemple simple du fonctionnement de comités de crédit de Caisses de Crédit mutuel : les critères et modalités d'attribution de prêts sont subordonnés à plusieurs grandeurs : d'abord et surtout la grandeur Civique qui justifie une solidarité mutualiste pour plus d'égalité, mais aussi la grandeur Domestique fondée sur les relations personnelles, la grandeur Industrielle d'efficacité technique et la grandeur Marchande d'efficacité économique. Il peut y avoir conflits entre ces différentes grandeurs. Encore est-ce là un cas relativement simple. Dans les cas plus complexes, gestion commune d'un bien commun comme l'eau, interdépendance autour d'un produit ou d'une filière de production commune (cas du palmier à huile, avec tous les enjeux qu'il suppose : emplois, échanges commerciaux, déforestation, espèces animales menacée, changement climatique, etc.), l'exercice de la solidarité se complique du fait de la multiplication des grandeurs à considérer. Force est alors de s'entendre sur un système de standards communs ("gouvernement par les normes"), ou de mettre en place des tables rondes de différentes parties-prenantes (stakeholder roudtables). On est bien loin alors des fondamentaux de la solidarité et il n'est pas évident que celle-ci prenne le pas sur d'autres considérations, économiques à court terme en particulier.

L'association Réagir !, sur laquelle Jean-François Leblanc nous a fait une excellente présentation il y a un mois, est un bon exemple des possibilités et des limites de l'action des associations intermédiaires (il faut au moins que l'association ait une saine gestion financière !).

Si l'on peut résumer toutes les lignes précédentes, il semble que la solidarité s'exerce pleinement dans le cas de relations de proximité et d'immédiateté. À des niveaux supérieurs d'organisation (l'exemple des coopératives est flagrant) trop d'autres considérations, économiques, stratégiques, politiques, interfèrent. Proximité et instantanéité. Or la période moderne se caractérise par un bouleversement total de ces critères : l'espace est déstructuré, le temps accéléré. Avec les moyens modernes de communication, la proximité ne se mesure plus en kilomètres : interrogeons-nous donc sur ce que les réseaux sociaux, en pleine croissance exponentielle, peuvent apporter au renforcement des solidarités : il y a encore beaucoup à inventer. Quant à l'accélération du temps vécu, on commence à peine à en mesurer les causes et les conséquences (Hartmut Rosa, 2010).

Autant dire qu'il reste encore beaucoup à inventer.

Et n'oublions pas que "Il n'existe pas d'autre voie vers la solidarité humaine que la recherche et le respect de la dignité individuelle" (Pierre Lecomte du Nouÿ, L'homme et sa destinée, 1947).

 

Pierre Marsal (5/11/13)

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Quelques références bibliographiques

 

- Académie d'Agriculture de France, (2011) La solidarité, vision et réalités, séance de clôture du 250ème anniversaire au palais du Luxembourg, 21 nov. 2011.

Consultable sur : http://www.academie-agriculture.fr/detail-seance_276.html

- Boltanski Luc, Thévenot Laurent, (1991) De la justification, les économies de la grandeur, Gallimard,

- Bourgeois Léon, (1896), Solidarité, Armand Colin, 173 p.

Consultable sur : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5533901g

- Delors Jacques, (2003), Mémoires, Plon, 535 p.

- Durkheim Émile, (1899) De la division du travail social, PUF, 8ème édition, 1967, 416 p. (Livre I, chapitre III), consultable sur : http://classiques.uqac.ca//classiques/Durkheim_emile/division_du_travail/division_travail.html

- Gide Charles, (1919) Cours d'économie politique, Tome I, Sirey, 5ème édition, 600 p. (Chap. III ,3: les avantages et les inconvénients de la division du travail)

(consultable sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/gide_charles/gide_charles.html )

- Groussard René, Marsal Pierre, (1998) Monde du vivant, agriculture et société (la pépite et le grain de blé), L'Harmattan, 1998, 384 p. (II.1. La solidarité ou le combat, pp191- 246).

- Laborit Henri, (1987) Dieu ne joue pas aux dés, Grasset & Fasquelle, 1987.

- Lecoeur Constant (sous la direction de -), Les coopératives, entreprises d'avenir, in. AgroMag n° 29, avril-mai-juin 2013.

- Leroux Pierre, (1834 et 1838) De l'égalité, (précédé de De l'individualisme et du socialisme), réed. Éditions Slatkine, 1996, 346 p.

- Rosa Hartmut, (2010) Accélération : une critique sociale du temps, La découverte, 474 p.