La valeur du vivant

Dans une société où chacun est préoccupé par l'accumulation de problèmes personnels matériels - vais-je obtenir une place de crèche ? mes enfants trouveront-ils un emploi ? comment faire face aux dépenses qui s'accumulent ? -, dans ce monde traumatisé par la montée de la violence, par la crise économique et l'incertitude de l'avenir, nous en venons à oublier l'essentiel : nous sommes des êtres vivants, des êtres humains. Certes le vivant se rappelle à nous régulièrement, mais comme l'arrière-plan assombri d'un non moins sombre tableau. Sang contaminé, OGM, risque de pandémie grippale, transferts d'embryons, cellules souches, etc. sont quelques titres de chapitre d'un ensemble de problèmes qui, à des titres divers, suscitent parfois des espérances, mais le plus souvent craintes ou interrogations. Car le vivant s'est banalisé, il n'a aucun statut spécial dans notre monde contemporain. C'est particulièrement flagrant quand on examine la question de la Valeur.

Rappelons que, dans le sens le plus général, la notion de valeur témoigne de l'importance que l'on attache à une idée, un bien, un service ou un être. C'est un concept difficilement mesurable, sauf dans certaines disciplines comme l'économie où les prix sont sensés représenter l'accord des jugements collectifs portés sur le bien ou service considéré. Mais cet accord ne va pas de soi. Rappelons que, classiquement, les économistes distinguent deux valeurs : la valeur d'usage et la valeur d'échange. La première est la plus conforme à l'idée qu'on se fait d'une valeur, mais seule la seconde est susceptible de mesure : elle n'en constitue donc qu'une approximation. Et ce d'autant plus qu'il n'y a pas un "instrument" unique pour effectuer cette mesure : très schématiquement, les économistes "classiques" (Ricardo, Marx qui à certains égards peut être considéré comme un "classique") mettaient l'accent sur la valeur-travail, les "néo-classiques" (Walras, Pareto), actuellement dominants, sont les théoriciens de la valeur-rareté.

Dans cette optique, ce qui est rare a de la valeur, ce qui est rare est cher. Appliquant ce principe à l'être humain, on en mesure toute la perversité. C'est ainsi que, d'un strict point de vue économique, un chômeur ne vaut rien (il n'est pas rare, il est en surnombre). Sauf si, au nom de la solidarité ou de la charité, il est détenteur d'un petit pouvoir d'achat qui fait de lui un consommateur. Il vaut l'argent qu'on veut bien lui donner. Il y a peu on ricanait de cette propension des cadres américains à se présenter en affirmant "je vaux tant de dollars". Aujourd'hui c'est devenu un réflexe banal de tout demandeur d'emploi qui cherche à se "vendre" au mieux. Le comble, ces jeunes qui se mettent en enchères sur Internet ! Parlez-moi d'humanisme ! Autre caractéristique de l'économie contemporaine, elle envahit tout : la culture, la solidarité. On tente même de mesurer la valeur économique des aménités (beauté des paysages, "naturalité"...). On s'affronte sur la question de la brevetabilité du vivant...

Ces brèves considérations dans le seul domaine de l'économie, pourraient être aisément étendues à d'autres champs. On débouche toujours sur le constat suivant : nous vivons dans un univers où le grain de blé a le même statut que le boulon, où l'être humain est considéré comme un objet (un producteur, un consommateur...). Il en résulte de nombreux dysfonctionnements à l'origine de la situation de crise que certains semblent découvrir seulement maintenant. Avant d'envisager à quel prix il est possible de remédier à cela, il importe d'en comprendre les raisons.

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L'idée centrale qui est développée ici est la suivante. Depuis environ trois siècles (en gros depuis Newton), nous sommes plongés dans l'ère de la mécanique et de la matière, courte période de l'histoire de l'humanité qui a généré cette civilisation industrielle dynamique et performante, cette civilisation d'ingénieurs dont le Dieu horloger de Voltaire constitue l'archétype. La logique du monde qui nous environne est demeurée la logique mécanique des choses mortes, héritée du XVIIIe et du XIXe siècle (logique aristotélicienne, déterminisme laplacien, économie walrassienne, etc..), mal adaptée à la complexité de monde contemporain. Sans rejeter cet héritage dont la rationalité et l'efficacité ne sont plus à prouver, une logique de notre temps doit se fonder sur la reprise en considération du vivant. Cette sphère biologique fascinait déjà Kant, puisque constituée d'êtres dont les parties sont nécessaires au tout et dont le tout est indispensable aux parties.

Plus précisément, l'humanité n'a pas encore intégré, dans ses comportements et dans ses institutions, les nouvelles perspectives qu'ouvre la réintégration du vivant dans les réflexions et dans le fonctionnement de l'activité humaine. En bref elle ne prend pas en compte ce qu'on peut nommer l'incommensurable valeur de la Vie.

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Pour donner quelques idées sur la révolution conceptuelle sur laquelle débouche cette prise en compte, contentons-nous de décliner quelques-unes des conséquences, parfois dérangeantes, qu'on peut en tirer.

D'abord le vivant bouleverse la logique et notamment la logique arithmétique : le bien-être ou la souffrance d'un seul être vivant n'a pas dix fois moins d'importance que le bien-être ou la souffrance de dix individus. Une injustice commise à l'encontre d'un seul être n'est pas moins grave qu'une injustice frappant un peuple tout entier.

D'un autre coté le vivant interroge sur la question du droit : un objet matériel, une pépite d'or par exemple, neutre par rapport à son environnement, ne peut pas avoir d'exigence particulière à son égard, et réciproquement. Il en va tout autrement du vivant : l'être vivant, quel qu'il soit, nourrit d'indispensables interactions avec son environnement. Pour que celles-ci soient profitables aux deux parties, il importe qu'elles soient, implicitement ou explicitement, régulées, codifiées. Sinon il en est fini de l'un ou de l'autre : milieu défavorable, excès ou insuffisance de nutriments, d'oxygène, d'azote, de radiation, de chaleur, etc.. Cela peut s'analyser en quelque sorte en termes de droits et de devoirs du vivant. Ces droits et ces devoirs sont nécessaires parce que le vivant vit et pour que le vivant vive.

Enfin, et plus fondamentalement, le vivant repose la question de la valeur, en particulier de la valeur économique : est-il légitime de fonder la valeur sur la seule rareté ? Surtout quand il est question des êtres humains. Sans aller plus avant dans la démonstration, contentons-nous de rappeler la phrase célèbre de Jean Bodin, économiste français du seizième siècle, l'un des plus remarquables représentants de la doctrine du "mercantilisme" : "il n'est de richesses que d'hommes".

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à partir de ces généralités, peut-être un peu trop succinctes et théoriques, on peut aborder l'analyse de la plupart des problèmes de notre quotidien, que ce soit celui de la gouvernance, celui de la circulation routière, de la violence urbaine, de la gestion de l'économie, de la crise, des relations entre individus, etc.

C'est à ce type de réflexion, plus concrète, sur des exemples du quotidien, que je vous convie maintenant. En face de chaque situation, de chaque problème, de chaque initiative, la phrase-clé est la suivante : et l'homme où est-il dans tout ça ? Par ce questionnement, on ajoute à l'homme-horloger voltairien, une autre facette de l'être humain : l'homme-jardinier de la Nature.

                                                                    Pierre Marsal (06/04/09)

Références bibliographiques

- Ce texte reprend très succinctement des idées développées dans :

René Groussard, Pierre Marsal, Monde du vivant, agriculture et société (la pépite et le grain de blé), L'Harmattan, 1998.

- Cet ouvrage a été analysé et soigneusement résumé par :

Jean-Claude Tirel, On a lu, on a vu, Courrier de l'Environnement, n° 35, novembre 1998

Accessible au lien suivant : www.inra.fr/dpenv/biblic35.htm#Groussard

- La question des relations entre l'économique et le vivant est traitée dans le désormais fameux (plusieurs fois réédité) :

René Passet, L'économique et le vivant, Payot, 1979.

L'auteur y montre notamment l'intrication qui existe entre la sphère économique, contenue dans la sphère plus large des activités humaines, elle-même intégrée dans la sphère de la matière vivante et inanimée, la biosphère. Chacune de ces sphères obéit à des règles propres et se trouve en relation avec les deux autres. Pour René Passet, la responsabilité de l'économiste consiste à "pourfendre le fétichisme des choses mortes, pour participer à l'œuvre de vie qui se poursuit à travers l'espèce humaine et peut seule donner un sens à l'acte de production".

Applications (accessibles sur Internet)

Parmi les applications concrètes de ces idées, accessibles en ligne.

- Application à l'éthique :

Pierre Marsal, Vers un nouvel humanisme ?, site du Courrier de l'environnement, 2002

www.inra.fr/dpenv/p-rotili04.htm

- Application au "Jardin planétaire" :

René Groussard, Pierre Marsal, Jardin du Monde, Jardin de l'Homme, texte présenté au

symposium international sur la gestion durable des écosystèmes (Chambéry, mars 1999), Le Courrier de l'Environnement, n° 38, avril 1999.

Accessible au lien suivant : www.inra.fr/dpenv/grousc38.htm

- Application au Développement durable :

René Groussard, Pierre Marsal, L'Académie d'agriculture de France et le Développement durable, rapport présenté le 31/01/2007

Accessible au lien suivant :

www.academie-agriculture.fr/mediatheque/Redaction/Note_de_Conjoncture/20070131communciation1.pdf

Version résumée :

http://www.academie-agriculture.fr/mediatheque/Redaction/Note_de_Conjoncture/20070131communication2.pdf

- Application à la Politique agricole :

René Groussard, Pierre Marsal, La politique agricole, clé du développement durable (une utopie réalisable), Prospective 2100, 2002

Accessible au lien suivant : http://2100.org/Text_PAC.html

Textes apparentés

Prospective 2100, Déclaration de Chambéry, 18 mars 1999.

Accessible au lien suivant : http://2100.org/w_garden99/w_gardenDecl.html

Convergences

Axel Kahn, Et l'Homme dans tout ça ? - Plaidoyer pour un humanisme moderne, éditions Nil, 2000

 

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