Les habitudes sont-elles, comme le dit Montaigne, une force trompeuse ?

Bourré à la limite du raisonnable durant les fêtes, mon lave-vaisselle a rendu l’âme. J’ai alors vécu un très mauvais moment car en même temps que cet appareil s’introduisait dans les foyers, il y a de cela bien longtemps, je perdais le savoir-faire exceptionnel que j’avais acquis dans le maniement d’une brosse et d’un torchon et cela avant même d’avoir atteint ma dixième année. Aussi, très embarrassée devant cette situation, je me suis posée la question suivante :

MONTAIGNE A-T-IL RAISON LORSQU’IL DIT QUE LES HABITUDES SONT UNE FORCE, MAIS UNE FORCE TROMPEUSE ?

 Les habitudes offrent un confort indéniable à la bonne marche du quotidien. Mais comment éviter la routine qui engourdit l’esprit critique, freine les décisions, lorsque les accidents ou contretemps viennent brusquement perturber l’agencement de nos vies.   

Nous avons tous connu cette situation où nous nous sommes retrouvés ballots face à une remarque qui nous a pris de court, que ce soit une agression ou bien un trait d’humour. Comme nous nous en voulons alors de n’avoir pu, d’une superbe réplique, estourbir notre interlocuteur ! C’est souvent après avoir longuement cogité qu’une formule percutante nous vient à l’esprit ; mais il est hélas trop tard et cela ne fait   que renforcer notre dépit.

Pourquoi cet exemple pour entamer notre propos ? Parce qu’il en va de même dans le déroulement de nos vies : en effet, nous sommes peu entraînés à l’improvisation. Nous engageons toutes nos connaissances et aptitudes dans l’élaboration de plans et itinéraires qui devraient nous conduire aux buts que nous nous sommes fixés. Forts de cette préparation et agissant au mieux, nous voilà bientôt installés dans le confort d’un exercice bien rôdé. Tout semble prendre bonne tournure lorsque, brutal et cruel parfois, mettant tous nos projets en péril, survient « l’événement » ! Complètement désorientés, nous nous agitons en tous sens alors qu’il faut le plus rapidement possible « apprivoiser la situation » et retrouver l’équilibre.    

Par définition, il est impossible d’anticiper l’imprévisible et, s’il est agréable de partir à l’aventure de notre propre gré, nous sommes le plus souvent bien désemparés lorsque c’est l’aventure qui vient à nous.

Dans ses Essais, Montaigne consacre un long chapitre à ce qu’il appelle « la force trompeuse des habitudes » et de nous donner moult exemples de pièges que nous réserve l’engoncement dans ce que nous appelons plus vulgairement le train-train ou la routine.

Je propose qu’ensemble nous précisions les pièges et dangers qui nous guettent si, préférant stagner dans la douce quiétude de nos pratiques, nous traitons avec indifférence les avertissements qui nous sont donnés pour les éviter.   

Mais parlons d’abord des bonnes habitudes : indispensables à l’organisation de notre vie, elles sont prises consciemment, et sont souvent un engagement moral.  Il faut initier très tôt les enfants à la vertu qui consiste à se mettre dans une disposition constante à faire toujours mieux pour atteindre le bonheur ou du moins la satisfaction dans l’accomplissement des actes de la vie.  Ceci est d’ailleurs une méthode préconisée par ce bon, vieil Aristote.     

Une fois les bonnes habitudes prises, nous nous retrouvons sur des rails et cheminons sereins tant nous sommes sûrs de nos lendemains. C’est alors que la monotonie risque de s’installer, notre vigilance de s’émousser : on ne voit plus celui qui, sur notre chemin, serait en quête d’un regard, d’une attention ; du moment qu’elles ne nous dérangent point trop, on se fait, sans chercher à les modifier, aux incohérences de la société dans laquelle nous évoluons.  

Celui qui en racontant une journée de sa vie a raconté sa vie, est à coup sûr une victime de la routine .

 La routine est toxique, elle étouffe notre sensibilité, anesthésie notre empathie, éléments essentiels pour mieux vivre avec les autres.  Elle nous fragilise et nous en souffrons, souvent sans en être conscients. Alors comment lui échapper, comment scier les barreaux d’un quotidien qui nous enferme dans une satisfaction narcissique ou un mortifère ennui ? (Voir illustration ci-contre)[1]

Le voyageur qui laisse son quotidien derrière lui sans craindre d’affronter l’inconnu, devient ce qu’un Humain devrait toujours être : sensible, curieux de tout, ouvert à tout ce qui lui est différent… Il est alors plus apte à réagir devant l’infortune et l’adversité. Je pense qu’Il n’est pas de plus court chemin pour parvenir à soi que celui qui passe par le tour du monde des autres. Alors abandonnons notre train-train mental, aventurons-nous à étudier ce que l’on ne nous a pas appris, soyons attentifs à ce qui se passe autour de nous, accueillons avec bienveillance ceux qui nous font la grâce de venir vers nous : notre cœur, notre corps se délieront et le monde nous sourira.

L’actualité est une illustration tragique de notre propos et une question me vient : est-il possible que nous, les enfants de la guerre, qui avons connu les privations dans une Europe saccagée par la folie des hommes, n’ayons pas entendu plus tard, alors que nous barbotions dans un confort de plus en plus douillet, les avertissements de ceux qui nous faisaient entrevoir les catastrophes à venir, résultat de nos abus. Il faut bien reconnaître qu’aveuglés et assourdis par les sirènes de l’abondance, nous nous sommes laissés enliser dans nos habitudes de consommation. Nous ne nous sommes rien interdit. Alors, pris d’une frayeur tardive, nous jetons nos plastiques et bouteilles de verre dans des containers de recyclage ; mus par une bonne volonté pathétique, nous fermons le robinet lorsque nous nous brossons les dents… et nous mangeons bio ! Serions-nous débarrassés de nos funestes habitudes ? On peut en douter et en voici un exemple - mais il en existe bien d’autres - :  chaque jour, des touristes embarquent, toujours plus nombreux, sur des bateaux gigantesques qui sillonnent les mers et les polluent, gravement. (Dans cette parenthèse, je vous confie qu’en regardant les brochures qui invitent au voyage, je ne peux m’empêcher d’imaginer ces mastodontes heurtant de leur coque d’acier le corps perdu de ceux qui sont partis parce qu’un jour ils ont rêvé d’un pays où ils trouveraient douceur et abondance.)  

L’humanité aurait-elle entamé le millénaire de trop ? Notre Terre a roulé sa bosse, elle s’essouffle, elle crie grâce. Certains songent à l’abandonner : des savants étudient le moyen de fabriquer une nouvelle Arche de Noé. Les astronomes explorent l’univers afin d’y découvrir une planète, avec un ciel bleu, de l’air pur, de l’eau claire, une planète qui pourrait accueillir les Hommes, aussi belle et fertile que celle qu’ils auront quitté. Et s’ils n’y parviennent pas ? … Alors on ira tous au paradis !

Mais Je ne voudrais pas que mon discours vous impose une représentation apocalyptique de l’avenir… tout ça à cause d’un lave-vaisselle ! Il est dans notre assemblée, des esprits brillants et informés qui pourront au cours de ce débat nous donner l’espoir d’une vie sereine et la vision d’un univers joyeux.  D’ailleurs, les puissants de ce monde réunis à Davos en janvier dernier, ont déclaré être conscients des problèmes d’environnement et ont promis - comme chaque année depuis 2018 ! - d’y réfléchir sérieusement.

Charlotte Morizur. Février 2020.

 

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