La justice est-elle de ce monde ?

Le sens de la justice est naturel, chacun la réclame pour soi : « C’est pas juste » s’écrie un enfant dès qu’il sait parler. Il ressent alors l’injustice par rapport à lui-même. La justice est un absolu auquel chacun aspire.

La notion de justice est complexe et se réfère à plusieurs choses : c’est d’une part la valeur morale qui reflète un équilibre entre les personnes (équilibre de dons, de richesse, de santé, de relations,…) ; c’est aussi l’ensemble des lois qui constitue la justice légale ; c’est encore l’institution judiciaire qui règle les conflits ; c’est enfin la politique sociale qui régit l’équilibre entre les personnes et, à travers les lois, détermine le travail de l’institution.

Quand on regarde la façon dont on a rendu la justice à travers l’histoire et dans différentes sociétés, on est amené à s’interroger sur les principes qui sous-tendent ces jugements. Ces principes constituent une base importante de la conception même de la société, en concrétisant l’idéal absolu auquel ils se réfèrent, et c’est pourquoi je vais m’y attarder.

 

 Dans l’histoire, les sociétés ont établi des systèmes sociaux dans lesquels ce qui était réputé « juste » nous apparaît aujourd’hui monstrueux : je ne citerai que l’esclavage, qui déniait à une partie de l’humanité des droits les plus fondamentaux en tête desquels la liberté. Pourtant cet exemple satisfait à une théorie de la justice appelée « utilitarisme ». Selon cette théorie, qui a longtemps dominé notre tradition et est encore présente aujourd’hui, un seul principe est mis en application : le principe d’utilité.

 

Principe d’utilité. « Une société est bien ordonnée et juste quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme de satisfaction pour l’ensemble des individus qui en font partie »[1].

 L’esclavage a permis d’augmenter la richesse totale et est donc compatible avec ce principe.

 

Voici deux principes hiérarchisés qui fondent la théorie de la Rawls, la justice selon l’équité, aujourd’hui la plus répandue dans le monde démocratique :

1)       Principe d’égalité (prioritaire) : toutes les personnes ont les mêmes droits et devoirs de base, ils ont un  droit égal au maximum de libertés compatibles avec les mêmes libertés pour les autres.

2)       Principe de différence : a) la répartition de la richesse et des revenus n’est pas nécessairement égale, mais elle doit être à l’avantage de chacun, et b) les positions d’autorité et de responsabilité doivent  être accessibles à tous.

En d’autres termes, on peut en toute justice créer de l’inégalité (en richesse ou en position sociale) en ouvrant des possibilités à ceux qui se révèlent  les plus aptes (doués, courageux, travailleurs, créatifs,…) si elle est un moyen incitatif d’accroître le bien-être des plus démunis.  Et pourvu qu’ on donne à chacun une chance équitable d’y parvenir.

 Ne pas accepter qu’il existe des inégalités revient à faire un nivellement par le bas.  Le second principe de Rawls s’oppose à la « méritocratie » de certains modèles modernes, qui aboutit à un libéralisme sauvage. Nul ne mérite ses talents et ses capacités, qui sont distribués arbitrairement, ni même les efforts qu’il déploie parce qu’ils en sont la conséquence : la notion de mérite suppose une différence dans la valeur individuelle[2].

 L’inégalité ainsi créée reste juste selon Rawls si on compense en offrant une égalité des chances, par l’éducation par exemple. Ce sont des inégalités légitimes.

 Le philosophe français Marc Fleurbaey va plus loin en disant que la société doit être non seulement égale mais aussi solidaire, en donnant priorité aux plus démunis.

 Cependant la justice ne concerne pas seulement les idées, mais fait aussi une large part aux émotions. Les inégalités, même sanctionnées par le principe de différence, suscitent l’envie. Cette envie peut devenir socialement dangereuse et destructrice : l’envie est nuisible collectivement mais aussi pour l’individu (exemple : le voleur ou le meurtrier va se retrouver en prison). «  Le recours à la justice est souvent un masque pour l’envie »1. Certains pensent que l’idée même de justice trouve là son origine : on aspire à l’égalité pour effacer l’envie partout présente.  Et le sentiment d’injustice va plus loin encore, car il est issu d'une frustration et n’est pas toujours lié à l'inégalité.

 

Dans le sentiment d’injustice, le respect de soi, traduit par la reconnaissance sociale, joue un très grand rôle. La liberté y tient une place prioritaire parce qu’ « accepter une liberté moindre aurait pour effet d’établir publiquement l’infériorité de la personne. Le respect de soi-même est garanti par l’affirmation publique de l’égalité des droits civiques pour tous »1. « L’envie peut être une réaction à la perte du respect de soi-même ». Rawls dit qu’alors elle est « excusable ».[3]

La plus grande injustice, c’est de porter atteinte à l’idée que chacun se fait de lui-même. C’est souvent là que se joue une partie importante des procès : par la reconnaissance des coupables et leur condamnation, on rend à la victime sa dignité et son respect de soi. Ce geste public est nécessaire. Il ne faut pas oublier le respect que l’on doit aux coupables en leur reconnaissant un droit à l’erreur et au pardon, et en utilisant avec circonspection la privation de liberté et de droits civiques qui ont une valeur infamante ou dégradante. Le remède peut se révéler pire que le mal.

La justice apparaît ainsi à cheval sur le droit et la morale, alors que l’institution judiciaire s’efforce souvent de se limiter à l’application du droit (ne s’assurant même pas d’être toujours comprise des intéressés). En  charge de diminuer les inégalités, il arrive que la justice pénale renforce l’exclusion.

En conclusion :

-          l’égalité n’est pas la justice : le but pourrait être d’éliminer le sentiment d’injustice

-          il est très difficile d’évacuer le mérite, condition pourtant nécessaire à une société vraiment juste

-          la conception de la justice n’est pas immuable : elle progresse à travers les siècles et nous laisse donc un espoir d’amélioration

-          cependant, on ne voit pas comment on pourrait atteindre la perfection dans ce domaine, la Justice pure semblant une utopie, même sur le plan des principes

-          enfin il y a loin de la justice théorique à son application !

 Donc LA JUSTICE n’est vraiment pas de ce monde, et ne le sera jamais malheureusement…
 


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[1] John Rawls. Théorie de la justice. Seuil. 1997

[2] Jean Pierre Dupuy. N°16 de la revue Autrement. Série Morales. P.132

 [3] « Ces principes autorisent des inégalités en échange de contributions qui bénéficient à tous, tandis que la priorité de la liberté conduit à l’égalité des bases sociales du respect de soi-même »1.