Peut-on être hostile à la compétitivité ?

Débat sous forme de controverse proposé par Jean-Pierre Vérollet et Pierre Marsal

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Introduction   En économie, la compétitivité est un concept qui peut s’appliquer à tout agent économique (individu, entreprise, secteur économique, région, Etat, groupes d’Etats). Il mesure la capacité de cet agent à vendre ses produits (biens et services) sur un marché concurrentiel et à équilibrer ses comptes pour assurer au moins sa survie . Ce concept peut se décliner en plusieurs composantes (compétitivité-prix, compétitivité-coût, etc.) et fait parfois l’objet d’évaluation quantifiée. Il dépend de nombreux autres paramètres : productivité, fiscalité, qualité, formation des hommes, rapports de prix, taux de change, etc. Si personne ne doute de la nécessité pour un agent économique d’être aussi compétitif que possible, certains s’interrogent sur les conséquences d’une quête de la compétitivité à tout prix dans le fonctionnement de nos sociétés. Tel est donc l’objet du débat en forme de controverse qui nous rassemble aujourd’hui.   J.-P. V. et P. M.


Texte de Jean-Pierre Vérollet

1)     Introduction:

Compétitivité fait partie de ces mots qui, comme efficacité, concurrence, productivité, compétition ont une connotation tantôt de réussite (on est fier de ses résultats positifs), tantôt de difficultés présentes ou à venir quand on craint de subir les conséquences de résultats insuffisants.

En langage économique elle désigne « la capacité d'une entreprise à fournir et vendre durablement un ou plusieurs biens ou services marchands sur un marché donné en situation de concurrence.(Wikipédia ) »

D’une entreprise, on passe à la compétitivité d’entités de taille croissante: un état, une nation, une communauté de nations, un continent en élargissant les comparaisons au-delà de l’économie d’entreprise. Ainsi parle-t-on de l’« Entreprise France » pour imager comment nous examinent les étrangers.

 

Le Monde actuel est plus ouvert, plus  interdépendant car le nombre de pays développés et riches augmente sans cesse en parallèle à l’accroissement du commerce mondial, car personne, même la Chine ou les USA ne peut vivre isolément. Il est aussi plus transparent car tout se sait très rapidement (pour l’Information, le Monde est un village) et la concurrence est vive en tous domaines. Du coup, les entreprises, PME ou multinationales doivent veiller à leur compétitivité locale et mondiale pour se développer ou au moins survivre. Et les états ou les nations eux-mêmes doivent aussi veiller à rester compétitifs pour garder leur indépendance et assurer l’avenir de leurs enfants.

 

2)     Pourquoi les individus attendent-ils plus de compétitivité ?

Pour vivre, chaque individu d’un pays achète une foultitude d’objets ou de services produits dans le pays ou à l’extérieur. En général, il a le choix entre plusieurs produits de qualité, de prix et de provenance différents. Selon des critères qui lui sont propres, il choisit librement le plus compétitif de son point de vue. Du coup, il fait travailler des personnes dans un commerce, un réseau de distribution et une ou le plus souvent plusieures usines bien localisées, et en plus, il paye la TVA à l’Etat. En complément, il s’assure globalement que ses dépenses ne dépassent pas ses capacités de paiement ou d’emprunt.

Un pays, une nation sont constitués de l’agrégat de tels individus libres pour qui l’Etat organise la vie et rend quelques services. Les individus attendent de l’Etat, des entreprises et aussi d’eux-mêmes que leur niveau de vie s’améliore ainsi que celui de leurs enfants. Une stagnation prolongée même après beaucoup d’années de progrès est mal vécue car on s’habitue vite au confort, à la sécurité et à sa propre richesse relative. De même,  on supporte mal en général que ses voisins réussissent mieux que soi.

Grosso modo, cette stagnation ou ce progrès relatifs présents et futurs dépendent de l’activité interne du pays et de son efficience,  mais aussi pour beaucoup de sa compétitivité vis-à-vis de l’extérieur (un Français sur trois travaille pour l’exportation) car un pays ne vit plus tout seul  mais en interdépendance étroite avec son environnement.

 

3)     Comment mesurer la compétitivité d’un pays ?

Comme un individu, une famille, une association, une entreprise, un pays doit équilibrer ses comptes avec les agents extérieurs qui, eux, scrutent à la fois globalement et en détail ses différentes performances.

Ses comptes résultent schématiquement de la balance des échanges de biens et de services, de la balance touristique et de sa balance financière.

Si ses comptes ne sont pas équilibrés, l’Etat, après avoir épuisé les possibilités d’emprunt interne, va devoir emprunter sur le marché extérieur, c'est-à-dire rechercher des prêteurs étrangers qui n’accepteront de lui prêter que contre un taux d’intérêt dépendant de la confiance qu’ils lui font. Ce mécanisme, très banal, s’ajuste sur le marché financier. Si un emprunteur présente des risques réels ou supposés, une spéculation peut naître sur l’évaluation de ces risques et donc des taux afférents. Il est clair que ce n’est pas le spéculateur au sens classique qui déclenche la spéculation mais bien l’emprunteur à risques qui est objectivement  par ordre chronologique le 1er spéculateur. En effet, c’est bien lui qui choisit de se mettre en situation d’emprunter et non pas les prêteurs, qui eux ne manquent pas de demandeurs de prêt !

 

4)     La France est-elle compétitive ?

La balance des biens est déficitaire depuis 2004 (47 Mds€ en 2009). Elle se compose d’énergie et de matières premières que la France n’a pas sur son sol et qu’elle importe donc depuis longtemps. Mais à ce déficit structurel vient se rajouter un déficit des échanges de biens manufacturés plutôt croissant : nos exportations sont durablement inférieures à nos importations. La situation ne s’arrange pas assez vite.

La balance des services techniques, pétroliers,… reste bénéficiaire (10,4 Mds€ en 2009) car il s’agit de prestations de haut niveau.

La balance touristique est bénéficiaire (7.4 Mds€ en 2009) mais son solde diminue car les Français se déplacent beaucoup à l’étranger et une concurrence de qualité croît en Europe.

Le budget de l’Etat est depuis plus de 30 ans toujours en déficit. En 2010, l’Etat prévoyait de dépenser 420 milliards d'euros pour des rentrées fiscales de 270, donc un déficit de 150, soit 8% du PIB et 55 % de plus que ses recettes ! Pour le budget seulement, il doit donc emprunter 150 Mds€ soit presque 500 M€ par jour (sans compter les autres déficits publics) qu’il faudra bien rembourser et les intérêts aussi. Le service de la dette est ainsi la 2 ème dépense de l’Etat (43) après l’Education (85).

Comme pour beaucoup de pays occidentaux mais pas tous, notre balance globale est donc  nettement déficitaire depuis longtemps. En ne considérant que l’Etat, le déficit annuel s’est encore accru  du fait de la crise en 2008/9/10. La dette publique, total des déficits de l’Etat, de la Sécurité Sociale et des Collectivités locales atteint ainsi 1.600 Mds€ soit 83% du PIB.

 

Il y a donc urgence à agir pour améliorer la compétitivité de notre pays si nous ne voulons pas perdre une partie de notre indépendance, de notre niveau de vie et nuire à l’avenir de nos enfants !

En effet, vue de l’extérieur, la France est considérée comme l’« Entreprise France » dont les comptes, la situation sociale et environnementale sont examinés à la loupe. Ceci explique l’attitude du gouvernement : même si on n’est pas d’accord avec ses solutions, on ne peut ignorer ces problèmes évidents de l’extérieur.

 

5)     Que faire ?

A partir du bilan, nous devons définir des objectifs sociaux et environnementaux cohérents avec notre capacité économique, et agir sur tous les facteurs possibles. A titre d’exemples :

 

Balance commerciale:

Nos atouts : présence dans les nouvelles technologies, grandes entreprises multinationales compétitives sur des créneaux porteurs, agriculture et industrie agroalimentaire performantes, industrie du luxe créative, bon niveau de formation , bonne infrastructure, capacité en innovation en universités, labos et entreprises,…

Nos handicaps : Pas assez de grosses PME exportatrices comme l’Allemagne ou même l’Italie, cherté du travail par rapport aux pays voisins (il ne s’agit pas de concurrencer la Chine sur les produits  manufacturés, mais d’être compétitif par rapport à l’Allemagne, la Suède, les USA,…) dû pour l’essentiel aux taxes sur l’emploi excessives, à la rigidité du marché du travail.

Que faire ?  pour chacun: acheter plutôt local - remplacer la plupart des lourdes taxes sur l’emploi par des taxes sur la consommation plus justes et moins contreproductives  - soutenir l’Innovation, la Recherche et le Développement, la Croissance Verte économe en énergie et matières premières (aides, fertilisation croisée public-privé) - encourager la Productivité en facilitant les changements de situation, de lieu de travail - assouplir la durée du travail – améliorer la formation continue - …  sans oublier d’agir au niveau européen en mettant quelques barrières douanières ponctuelles face à des abus et en facilitant l’émergence de grands groupes industriels européens - ….

 

Balance des services : le panorama est meilleur car nous ne souffrons pas encore trop de la concurrence des pays à bas salaire, mais les ingénieurs indiens ou chinois commencent à émerger !

 

Balance du Tourisme :

Nos atouts : la Nature, le Climat, notre situation géographique,  nos monuments, nos cultures, nos infrastructures, …

Nos handicaps : peut-être les prix mais surtout l’accueil, le relationnel : le touriste étranger est trop souvent  perçu comme un « emmerdeur » plutôt que comme « un ami de passage ».

Que faire ? pour chacun voyager plus localement, en France, en Europe encore que le tourisme soit une forme d’aide économique et de connaissance réciproque entre les peuples – bien accueillir les touristes étrangers (et français bien sûr) et leur vanter notre pays, ses réalisations et pas seulement les prendre à témoins de notre égocentrisme ou les traiter en envahisseurs friqués!

 

Budget de l’Etat :

Plus de 54 % du PIB transite par l’Etat, quasiment le plus interventionniste des pays démocratiques.

Atouts et handicaps :

En résumé, l’Etat fait trop de choses et pour bien trop cher. Il utilise mal nos énormes impôts.

Quelques exemples : nous avons de bonnes infrastructures mais des coûts d’exploitation très élevés.

Les différentes formes de solidarité sont un atout pour notre pays mais sont aussi sources de dépenses mal contrôlées, sans limites dans leur esprit et mal financées par des taxes sur l’emploi pour l’essentiel.

Que faire ?

Le retour à l’équilibre du budget suppose à l’évidence une réduction importante des dépenses de l’Etat.

Pour cela, les recettes relèvent de la physique élémentaire du management des organisations : transparence et honnêteté de l’activité et des comptes, pilotage par le Client, priorisation des activités, chasse aux gaspillages, élimination des doublons, sous-traitance des activités simples, recherche permanente quasi obsessionnelle de productivité au bénéfice de la Nation.

Ce contexte est celui des entreprises du secteur concurrentiel qui savent depuis longtemps faire mieux avec moins, mais avec des limites quand même ! Pourquoi l’Etat ne pourrait-il pas le faire correctement lui aussi ? 2% de gain de productivité par an, ce n’est par exemple au niveau de l’Etat (5.000.000 de fonctionnaires ou assimilés) que seulement 3% d’emplois supprimés (150.000) et 1 % (50.000) créés.

Ceci est un préalable qui n’exclut pas en complément un accroissement momentané d’impôts choisis  pour ne pas nuire à notre compétitivité.

 

Autres que faire !  (par exemple)

-         Supprimer les inégalités de statut, les professions protégées (cf rapport Attali) : dans un Monde où une partie de la population est exposée à la concurrence externe, il est inégalitaire et non solidaire qu’il subsiste un statut de fonctionnaire en dehors des fonctions régaliennes. La réforme structurelle des régimes de retraites permettra de tester cette évidence.

-         Améliorer le fonctionnement de l’Education Nationale, premier budget de l’Etat, bien dotée par comparaison avec d’autres pays européens ayant de meilleurs résultats. Le challenge est à la fois de dégager une élite pour faire face à la concurrence internationale en matière d’innovation et de progrès, élargir le recrutement de cette élite, remonter le niveau moyen et former les gens en cours de carrière. Ceci n’exclut pas des gains de productivité et devrait même les encourager ! C’est là que se joue notre compétitivité future.

 

6)      Conclusion :

 

Examiner la compétitivité de son pays exige de le regarder globalement, sans parti pris et de l’extérieur comme le ferait un étranger sensible à nos mérites et sans concession sur nos lourdeurs (comme 99 % du Monde donc car nous n’en  sommes qu’un tout petit  1 % !).

C’est un miroir pour l’analyse qui dégage des leviers d’actions.

La compétitivité de la France se dégrade, en partie normalement suite aux heureux progrès des pays en développement mais en partie anormalement et excessivement à cause de nos lourdeurs, gaspillages, inégalités, inefficacités,… . Il faut donc regarder la situation en face et corriger ce qui doit l’être dans notre intérêt et surtout celui de nos enfants !

 

Améliorer notre compétitivité conditionne la continuité de notre modèle social français !

Autant, il serait coupable d’être indifférent à notre problème de compétitivité,

autant il ne faut pas désespérer !

 

D’autres pays ont su corriger cette tendance.

Nous pouvons le faire, ensemble, à notre façon.

 

-         Le Japon n’était plus rien en 1945. Dans les années 80, il était devenu un de nos modèles !!

-         Les Chinois crevaient de faim à la mort de Mao en 1976, mais aujourd’hui la Chine n’a plus de famines et vient de passer devant le Japon en PIB et devant tout le Monde en pollution et CO² !

-         Dans notre situation vers 2000, le Canada a depuis amélioré sa compétitivité par des mesures structurelles et a mieux supporté la crise que les USA ou la France.

 


Texte de Pierre Marsal

Inévitable compétitivité ?

Peut-on être hostiles à la compétitivité, à l'idée d'être compétitifs ? Cette question peut sembler stupide tant ce mot est couramment utilisé et dans une acception très positive. Quelques exemples très récents. Dans ses vœux aux Français, le soir du 31 décembre 2010, Nicolas Sarkozy déclarait : "Ma conviction la plus intime pour 2011 est qu'il nous faut continuer inlassablement à renforcer nos atouts et à effacer nos points faibles en étant plus compétitifs…". Il n'est pas le seul. Ainsi Laurence Parisot, réélue présidente du MEDEF en juillet dernier, annonçait vouloir faire de la "compétitivité active" des entreprises le thème privilégié de son mandat de trois ans. De son coté, Xavier Beulin, nouveau président de la FNSEA élu le 16 décembre dernier, se donnait comme objectif de "gagner en compétitivité, reconquérir la juste part de valeur ajoutée, favoriser l'investissement et la modernisation des exploitations agricoles".

Qui plus est, ce concept est même entré dans nos institutions, comme en témoigne la mise en place depuis 2004 d'une nouvelle politique industrielle fondée sur la création de "Pôles de compétitivité" attachés à des territoires (il en existe aujourd'hui 71). Enfin en janvier 2009 a été constituée une nouvelle Direction générale de la Compétitivité, de l’Industrie et des Services (DGCIS) auprès du ministère chargé de l'Économie.

Pareils discours, pareilles préoccupations, ne sont pas récents et prennent de la substance chaque fois que l'économie nationale ou mondiale est malmenée. Ils sont courants en Europe et dans tous les pays occidentaux. Et pas seulement. Ainsi, pour donner encore un exemple récent, en décembre dernier le Centre marocain de conjoncture (CMC) organisait une rencontre sur "la compétitivité fiscale et la croissance", en présence de plusieurs personnalités du monde de l'économie, des finances et des affaires.

Si l'on ajoute que le concept de compétitivité est parfaitement défini, mesuré, disséqué en ses diverses composantes par les économistes, que de très sérieux instituts mesurent la compétitivité des entreprises et des Nations (le très sérieux Global Competitiveness report 2010-2011 place la Suisse en première position, les USA – en recul – en 4ème, l'Allemagne en 5ème, la France en 15ème seulement, mais sur plus de 130 pays), on se demande bien pourquoi on pourrait le contester.

 

Et pourtant…

Évacuons d'abord une idée simpliste. Le fait que beaucoup admettent sans discussion l'intérêt de la compétitivité provient d'une confusion de termes entre l'idée de compétition et l'idée de compétence. Et nul ne peut refuser la compétence. Or il n'y a absolument rien de commun entre ces deux termes. "Compétence" vient du latin competentia qui est la faculté ou la capacité de juger ; ce terme était appliqué notamment à la définition de l'aire géographique sur laquelle un magistrat pouvait exercer cette competentia. "Compétition" par contre provient de cum petere, réclamer ou revendiquer avec : la préposition cum (avec) indique clairement que la compétition suppose au moins deux compétiteurs réclamant la même chose. Être compétitif ne signifie donc pas "être compétent", mais "avoir davantage d'arguments ou de capacité de revendication".

Dans un contexte d'excédents globaux de l'offre susceptible de rencontrer une demande solvable, c'est donc un moyen essentiel pour la recherche de débouchés commerciaux. Il s'agit de donner à un producteur, à un secteur économique, à une nation ou un groupe de nations, davantage d'arguments ou davantage de capacités à affronter des marchés saturés.

Pour beaucoup donc la compétitivité est une panacée, un idéal grâce auquel chaque producteur ou chaque nation peut valoriser au mieux ses aptitudes et son génie propre. La connotation est très claire : elle suppose que le développement et l'harmonie de notre système économique passent par la libre expression des facultés de ses agents. Les férus d'économie reconnaitront dans cette idéologie, d'essence très libérale et libre-échangiste, une parenté évidente avec la théorie ricardienne des avantages comparatifs. Aussi n'est-il pas étonnant de lire, à propos de la France dans le rapport cité ci-dessus (je traduis) : "… D'autre part, la compétitivité de la France serait renforcée par l'introduction de plus de flexibilité dans son marché du travail, classé à une mauvaise 105ème place en raison de règles trop strictes en matière de licenciement et d'embauche et aussi de mauvaises relations entre travailleurs et employeurs". C'est le principal bémol apporté dans un jugement plutôt positif sur l'ensemble des autres critères (par exemple nous serions 4ème pour ce qui concerne les infrastructures). Curieusement en apparence, cette doctrine libérale s'accommode d'un soupçon d'interventionnisme : le rôle des institutions et des pouvoirs publics est essentiellement de faire tomber les barrières qui s'opposent à l'expression de ces facultés (barrières tarifaires ou administratives, subventions génératrices de distorsion de concurrence) ; il peut être aussi d'aider ces facultés à se manifester, d'où le rôle dévolu à l'enseignement et à la recherche.

On voit donc clairement dans quel cadre de pensée se déploie l'idéologie de la compétitivité.

 

Que vaut l'idéologie de la compétition ?

"La compétition c'est la vie". Je ne sais plus qui a lancé cette phrase, en tout cas ils pourraient être nombreux à la revendiquer. C'est en fait un contresens total qui témoigne d'une piètre culture : culture biologique d'abord car, en l'occurrence, on fait d'abord  appel à la théorie de l'évolution et au "struggle for life". Il faudrait des pages pour démonter cet argumentaire. Dans ce court papier on se limitera à donner quelques exemples ou citations.

Donnons donc d'abord la parole à des biologistes de renom. Pour Henri Laborit "...ce n'est pas la compétition, la survie du plus fort qui semblent avoir été les objectifs principaux (de l'évolution), mais bien au contraire l'entente, l'entraide, la coopération" (Dieu ne joue pas aux dés, 1987). Pour Jacques Testard (Le désir du gène, 1992) compétitivité et eugénisme procèdent de la même idéologie. Dérives du darwinisme, elles imprègnent très fortement la société contemporaine, même si celle-ci éprouve quelque gêne à en tirer les conséquences. Traitant des différentes formes de l'eugénisme récent (notamment les modes de contrôle des naissances tels que ceux tentés alors à Singapour), il précise : "... une certaine pudeur, du moins c'est ce qu'on espère, a fait choisir les critères d'aptitude à procréer dans le champ de la réussite sociale plutôt que dans le champ génétique : l'individu est implicitement reconnu innocent de ce qui lui fut donné, mais déclaré responsable de son devenir. Cette version, la plus capitaliste, de l'eugénisme est recevable par l'idéologie de compétitivité qui sévit dans de nombreux pays...".

Alors l'idéologie de la compétitivité ne serait-elle qu'une forme d'eugénisme social, un moyen d'éliminer les agents économiques non viables, non compétitifs ? Il est de fait qu'un voile pudique est jeté sur les "non-compétitifs", sur ceux qui sont écartés à chaque tour de cette "course à l'australienne" : ou bien au nom de la croyance en l'existence généralisée d'avantages comparatifs on suppose qu'ils deviendront compétitifs dans d'autres créneaux, ou bien on leur propose très généreusement le bénéfice d'aides économiques et sociales pour compenser leur handicap (cela va de l'allocation de chômage, du RMI ou du RSA à l'aide alimentaire pour les pays du tiers monde).

Si au moins la compétitivité avait quelques vertus économiques. Mais bon nombre d'économistes – et non des moindres – en doutent. Ainsi Paul Krugman, prix Nobel 2008 et économiste pourtant assez "orthodoxe", est-il particulièrement sévère (La mondialisation n'est pas coupable, 2000). Pour lui la compétitivité est une "dangereuse obsession" : ce serait une erreur de penser que le déclin industriel d'un pays et la perte d'emplois qui en résulte sont dus à la concurrence internationale, car les facteurs internes du développement d'une économie l'emportent très largement sur les facteurs externes ; le véritable problème est celui du déclin de la demande relative de biens industriels en raison de la croissance rapide de la productivité dans ce secteur, comparé au secteur des services. Le faux diagnostic entraîne de mauvaises thérapeutiques ; se focaliser sur l'idée d'une perte de compétitivité qui reste à démontrer (la balance commerciale n'en étant pas une mesure pertinente), risque de déboucher sur des mesures coûteuses, inefficaces, voire dangereuses : gaspillage de ressources publiques, protectionnisme accru, guerre commerciale (un comble : les excès de la doctrine libérale conduisant aux excès d'interventionnisme !). La solution de Krugman réside plutôt dans un retour vers la défense de la productivité, en particulier dans les services.

 

La compétitivité peut-elle gouverner la planète ?

On reprend ici le titre d'un chapitre d'un ouvrage publié par le "Groupe de Lisbonne" qui s'était constitué sous l'égide de l'économiste et politologue Riccardo Petrella (Limites à la compétitivité. Pour un nouveau contrat mondial, 1995).

L'erreur des doctrinaires de la compétitivité est d'en faire la pierre angulaire de toute politique économique, sociale et environnementale, résolvant tous les problèmes posés sur ces questions. L'argument est le suivant : "si l'on fournit aux mécanismes du marché la pleine liberté dont ils ont besoin pour bien fonctionner, la compétitivité établira un équilibre nécessaire entre les coûts et les prix, et les entreprises réussiront à supporter les coûts environnementaux, ce qui débouchera sur une tarification juste et équitable des ressources naturelles".

Le problème est que la compétitivité, objectif à atteindre à court et à moyen terme, a cessé d'être un moyen pour devenir une fin, dans le contexte de la mondialisation de l'économie contemporaine. Car le marché concurrentiel n'est pas tout, il y a d'autres valeurs qui peuvent conduire le développement des pays du monde. Pour les 20 membres du Groupe de Lisbonne les choses sont claires. Les conséquences des excès du capitalisme compétitif sont générateurs de nouvelles divisions entraînant de nouveaux conflits : de la guerre économique à la guerre réelle. Qui plus est le démantèlement de l'État-Providence fait perdre une faculté d'arbitrage des conflits. Les auteurs de l'ouvrage démontraient et dénonçaient déjà les nombreuses conséquences néfastes de ce système : suppression d'emplois, accroissement des inégalités, diminution de la qualité de la vie, perte d'avantages sociaux, sacrifice des plus vulnérables,... On en arrive à une perte de la perception de la dimension humaine de la société. On est dans la négation du devoir de solidarité, ciment indispensable à la survie de tout groupe organisé.

 

Entre solidarité et compétition existe-t-il une autre voie possible ? Laissons la question ouverte pour notre débat. Quelques pistes pourraient cependant être suggérées. L'exemple des politiques culturelles ou, mieux peut-être, l'exemple des politiques du sport (arbitrage entre sport de haut niveau et sport pour tous) ; le retour à des "fondamentaux" oubliés (par exemple à la déclaration de Philadelphie du 10 mai 1944, de l'Organisation internationale du Travail, dont le premier principe est le suivant "le travail n'est pas une marchandise") ; le choix de l'émulation plutôt que celui de la compétition (substantif venant du verbe aemulare, chercher à égaler, et dont Fénelon disait qu'il était "un aiguillon à la vertu"), etc.

 

Petite digression volontaire

Comme Krugman, on se place ici dans le contexte d'une économie libérale classique, nous interrogeant seulement sur les bienfaits ou méfaits de la compétition. Pour cet économiste (qui est tout de même un grand spécialiste ès relations économiques internationales) l'important est d'avancer ; et peu importe que ce soit plus vite ou moins vite que nos partenaires, c'est la croissance de notre productivité qui nous apporte le surcroît de richesse souhaité. D'où la nécessité d'investir dans les branches ou secteurs économiques à forte valeur ajoutée.

Remplacer l'exigence de compétitivité par celle de productivité semble plus recevable. Pourtant la quête sans fin de gains de productivité conduit, elle aussi, vers des nuisances croissantes et paraît, à bon nombre de nos concitoyens, comme une fuite en avant sans avenir. Mais c'est là une tout autre question qui met plus fondamentalement en cause notre modèle actuel de croissance. Elle pourrait faire l'objet d'un autre débat.

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