Sommes-nous des êtres exclusivement rationnels ?

Pour Gabriel Marcel, « L'homme raisonnable est peut-être avant tout et fondamentalement celui qui perçoit les limites de la raison. » Pour Dostoïevski « l’intelligence seule ne suffit pas pour se conduire avec sagesse. »

Qu’entend-on au juste par raison, rationalité…

Le mot raison vient du latin « ratio », qui désigne, en premier lieu, une « mesure », un « calcul », la « faculté de compter ou de raisonner », une « explication ». Le triomphe du rationnel c'est le mécanisme déterministe : l'horloge. Il s'agit dans tous les cas d'un chemin déductif qui ajuste parfaitement les moyens à une fin, au point de pouvoir être identifié avec un enchaînement de rouages. La Mécanique rationnelle repose sur une méthode déductive, sur un raisonnement. C’est ce qui provient de la raison; qui procède par un raisonnement logique indépendant de l'expérience et qui trouverait en elle-même son propre contenu, qui à partir d'une vérité initiale déroulerait une chaîne de propositions, cela grâce à sa seule spontanéité interne. L’être rationnel se préoccuperait peu de la fin, pour lui, la fin justifie les moyens. Pour Kant, le rationnel n'est donc pas toujours raisonnable: « l'ajustement des moyens à une fin ne valorise pas la fin. »

 

Qu’entend-on au juste par sagesse

La sagesse par contre, c’est faire preuve de jugement averti dans les décisions, les actions et de modération dans les désirs, les plaisirs. La philosophie antique définit la sagesse comme un parcours vers un état de réalisation qui s'appuie sur une connaissance de soi et du monde. C'est un savoir-être heureux. Selon Aristote « la sagesse ne peut être ni une science ni une technique », c'est un savoir-vivre, un art de vivre.

 

Intelligence sociale ou relationnelle …

Nous humains, sommes une espèce sociale. En dehors d’un clan, d’une tribu, d’une communauté, d’une société, point de salut individuel. Ce sont nos affections, nos rencontres, qui nous déterminent au sein de nos communautés d’appartenance. A cette fin notre espèce à développé une intelligence sociale, d’une extraordinaire richesse et complexité. Dans ce registre serions-nous les seuls à posséder une intelligence émotionnelle ? Déjà nos plus proches cousins primates possèdent un sacré sens politique, par le jeu subtil d’alliances, de dépendance, de séduction de domination, d’intimidations, rien que par des postures et attitudes, car dépourvus de langage. Ce n’est pas pour autant, que nous aussi négligions les signaux sociaux, par des ostentations de toutes sortes destinées à affirmer nos appartenances à des catégories sociales afin d’entretenir en leur sein un jeu d’alliances bénéfiques. (Jean Louis Dessales La recherche n° 494). Les émotions, les sentiments, les affects (amours, haine, répulsion, désirs, possession) induisent souvent nos conduites sans que la raison ait toujours son mot à dire. Cette intelligence relationnelle n’est pas innée tant s'en faut. Deux études de neurosciences publiées dans la revue Current Biolog posent deux maîtres mots : la raison et le lien social. La générosité n’est pas un comportement motivé par une réaction émotionnelle et ni un comportement inné. Elle se développe avec l'âge.  La raison, c'est elle surtout qui guide la générosité des jeunes enfants.

Des coachs en tous genres, mi-gourous, mi-escrocs en font un commerce prospère auprès de cadres en souffrance relationnelle, managériale ou encore en souffrance psychologique.

 

Intelligence pratique

La fabrication d’objets et artéfacts de toutes sortes requiert une intelligence pratique, une intelligence spatiale liée à des représentations mentales de formes dans l'espace, une intelligence logique et combinatoire. Certes du raisonnement, de la déduction, mais aussi de la créativité. Placé devant un problème concret, mécanique par exemple ou un problème abstrait, mathématique pour en prendre un autre, notre esprit rationnel suivra un cheminement mental conduisant à une solution. Mais même dans ces domaines réputés rationnels, intervient la subjectivité, celle de l’esthétique et de la beauté. Une belle œuvre, quel qu'en soit le domaine, une belle charpente, une belle mécanique, un bel avion. Même en mathématiques ne parle-t’on pas d’une belle équation, ou à l’inverse de mathématique sale ?

 

Raison et émotions

Les travaux réalisés par le neuropsychologue Antonio DAMASIO à l’hôpital universitaire d’Iowa City, aux États-Unis l’on conduit à penser qu’un déficit émotionnel pouvait altérer les facultés de raisonnement et conduire à des comportements irrationnels. A l’appui, le cas d’Elliott, un patient opéré d’une tumeur au cerveau. Bien qu’il ait repris normalement ses activités, son attitude troublait ses proches. Il avait perdu le sens de l’essentiel dans ses choix « la tragédie de cet homme venait du fait qu’il n’était ni stupide ni ignorant, mais qu’il se comportait souvent comme s’il l’était. Il voyait bien les résultats désastreux de ses décisions, mais il était incapable de tirer les leçons de ses erreurs » Elliott était devenu totalement insensible au spectacle de scènes les plus insoutenables. Il devint évident que ces troubles du comportement devaient être corrélés à ce déficit d’émotion.

Pour le neurophysiologiste Pierre Gloor, la relation entre la raison, la mémoire et les affects est évidente, je cite : « Ce que j’ai su du monde, je l’ai su dans la souffrance ou dans la joie. Ce monde est reconstruit à l’intérieur du cerveau sous la direction des sentiments, du vécu. Nos représentations se construisent dans un bain affectif issu de systèmes ne transportant aucune information, mais régi sur le mode passionnel : j’aime ou je n’aime pas »

Notre raison se révèlerait avoir partie liée avec nos affects ? Une vie indifférente à tout part à la dérive, comme un navire sans barreur.

Le physicien Enrico Fermi ne disait-il pas de son génial collègue, Majorana « Il a des dons qu’il est le seul au monde à posséder. Malheureusement, il lui manque ce qu’il est courant de trouver chez les autres hommes, le simple bon sens. » Et sans ce pragmatisme ordinaire, la vie quotidienne peut facilement tourner au désastre.

Pirandello, prix Nobel de littérature, souligne les périls de la réflexion poussée à l’extrême, je le cite : « La passion exclusive du raisonnement, de l’abstraction peut avoir pour revers, le soliloque radical »

 

La crédulité

Dans : La Démocratie des crédules, Gérald Bronner évoque « l'existence d'une face obscure de la rationalité. L'essentiel pour lui est de comprendre que la crédulité n'est pas dans son esprit synonyme de bêtise ou d'irrationalité. Comme le montrent plusieurs enquêtes à ce sujet, le niveau d'études n'immunise pas du tout contre l'adhésion aux croyances les plus étranges. Au contraire, même. La façon dont s'organisent et se diffusent les informations favorise l'émergence de croyances très performantes dans leurs argumentations.

 

Concluons, si cela est possible

Le succès, l’hégémonie de notre espèce d’apparence si gracile par rapport à tant d’autres, tiennent à une double capacité.

 

Terminons par l’aphorisme de DAMASIO dans L’Erreur de Descartes.


« On pourrait croire que les gens dépourvus d’émotions sont des raisonneurs. C’est tout le contraire ! »

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