Comment débattre sereinement, sans tabou de l’intégrisme et du fondamentalisme ? Proposons de partir du sens initial de ces termes pour mieux cerner celui auquel il renvoie implicitement aujourd’hui. Hier s’ils faisaient référence à des courants chrétiens, très marginaux et inoffensifs, désormais ils sont utilisés par les médias pour évoquer une tout autre réalité. Intégrismes et fondamentalismes font désormais penser à ces fous de Dieu, kamikazes fanatiques déterminés à entraîner dans leur suicide un maximum de victimes. Mais l’intégrisme et le fondamentalisme ne sont pas l’apanage d’une seule croyance. S’ils représentent un danger bien réel, n’est-ce pas d’abord pour les populations qu’ils manipulent et prennent en otage ?
D’où viennent les termes « intégrisme » et « fondamentalisme » ?
A l’origine les termes « intégrisme » et « intégriste » faisaient référence à un courant conservateur de l’Église catholique qui remonte au début du XXe siècle. Il oppose aux partisans d'une ouverture au monde moderne un catholicisme dit « intégral » qui défend le maintien des vérités catholiques traditionnelles. Mais intégrisme et le fondamentalisme est-ce la même chose?
Les tenants de la « Tradition » se désignent eux-mêmes comme des « catholiques intégraux ».
Le fondamentalisme, lui, regroupe les courants réactionnaires – particulièrement protestants – qui se réfèrent à la littéralité des textes sacrés, même s'il partage avec l'intégrisme des processus comparables. Par analogie, le terme « intégrisme » peut désigner plus généralement toute attitude doctrinale de conservatisme intransigeant.
Chez les réformés fleurissent aussi de très nombreux courants intégristes et fondamentalistes qu’il serait fastidieux de vouloir tous nommer. Les évangéliques ont Foi en la Bible comme parole de Dieu révélée et sans erreur. C'est la position historique du protestantisme (Luther et Calvin) mais aujourd'hui ce sont principalement les églises évangéliques qui ont cette position.
Aujourd’hui quel intégrisme et fondamentalisme ?
Si les grands médias se soucient comme d’une guigne des querelles de chapelles entre les différents courants fondamentalistes chrétiens, par contre d’autres intégristes alimentent l’actualité quotidienne depuis un fameux 11 septembre. Désormais, les termes « intégriste, intégrisme » renvoient implicitement au fondamentalisme musulman. Mais est-ce fondé? Notons déjà qu’il cultive une ambiguïté fondatrice, mais qu’il partage néanmoins avec d’autres religions du Livre. Le Livre saint, parole divine directement inspirée au prophète, serait par essence incréé et atemporel. Par là même il serait éternellement valide bien qu’il légifère sur des pratiques du VIIe siècle, aujourd’hui unanimement condamnées, comme l’esclavage par exemple. Que ses commandements régissent l’intégralité du champ social, sans faire de distinction entre le religieux, le privé, le public et le politique, donne en effet libre cours à toutes les dérives intégristes et fondamentalistes.
Mais gardons-nous de raccourcis réducteurs. Gilles Kepel, politologue français spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain et Malek Chebel, anthropologue des religions et philosophe, décrivent un historique de l’Islam infiniment plus complexe avec des périodes d’ouverture et de fermeture. Un monde islamique qui a produit néanmoins d’éminents savants comme le mathématicien et géomètre Ibn al-Haytham.
L’intégrisme et le fondamentalisme, une pathologie de l’esprit ?
L’intégrisme et le fondamentalisme sont-ils l’exclusivité des religions ? Ne faisons pas cette injure aux croyants. Tout système idéologique, religieux ou athée qui avance des explications et des solutions à tout de manière simpliste et qui promet des lendemains qui chantent contre le sacrifice du temps présent, tient de l’intégrisme et sont totalitaires et despotiques, quand par malheur ils accèdent au pouvoir. Souvent, ce sont des modes de penser victimaires promptes à trouver des boucs émissaires pour excuser leurs échecs. La croyance à une vérité immuable inscrite dans des textes sacrés est un refuge pour les esprits faibles. Leur vérité, inscrite littéralement dans le texte, ne souffre d'aucune interprétation, d'aucune exégèse, alors que le sens profond de ces textes ne peut être qu’allégorique quand les temps, les lieux, les réalités ont profondément changé.
La liberté au contraire est exigeante, pleine d’incertitudes. Elle exige d’assumer et d'accepter les conséquences de nos décisions et de nos actes. Pas de liberté sans responsabilité. Certains préféreront s’en remettre à un destin tout tracé, à des certitudes contre la peur du lendemain.
Intégrisme, fondamentalisme et tolérance
Ils sont par essence antinomiques. Les intégristes et les fondamentalistes revendiquent la détention de la seule, de l’unique vérité, la leur. Toute pensée autre que la leur est perçue comme une hérésie qui insulte leurs certitudes. Dès qu’ils détiennent une once de pouvoir, les détenteurs d’une vérité tendent à l’imposer aux autres par la contrainte et la force. Gare aux déviants, aux hérétiques, aux relaps, aux infidèles, les bûchers ne sont pas loin. Si les crimes odieux de l’Inquisition nous sont bien connus, le mythe de l’esprit de Cordoue, l’heureuse concorde andalouse entre les trois monothéismes perdure. Ce serait sous Abd al-Rhaman III (912-961) que l’Andalousie aurait connu un supposé « âge d’or » d’une soixantaine d’années. Pourtant en 976 la purge des bibliothèques, dont la bibliothèque califale riche, dit-on, de 600 000 manuscrits, donne lieu à un grand autodafé. Rappelons que les œuvres du médecin musulman aristotélicien Averroès ont été brûlées par le calife almohade Yacoub El Mansour (1184-1199), avant qu’il ne ferme la porte de l’Ijtihad, la libre interprétation du texte coranique, et n’interdise les cultes non musulmans avec en point d’orgue les massacres de Grenade, et de Cordoue. Le fondamentalisme est strictement incompatible avec la modernité qui exige liberté de pensée et de création. La chance d’une Europe divisée c’est d’avoir toujours su offrir un refuge aux esprits libres, dès qu’un espace de liberté se refermait. Descartes trouva asile en Hollande, puis en Suède quand l’absolutisme le menaçait. Il n’en fut pas de même ailleurs et Averroès contraint à l’exil mourut en disgrâce en 1195. Seules les traductions latines de ses œuvres subsistent.
Encore aujourd’hui, des intellectuels de culture musulmane se font arrêter pour blasphème, d’autres sont l’objet de fatwa. D'anciens musulmans réclament le droit de se dire publiquement athées et de critiquer leur religion d'origine. L'écrivain cairote Alaa Al-Aswany a été inquiété jusque dans l’enceinte de l'Institut du monde arabe à Paris. Pourtant, la parole de ces intellectuels est précieuse. Ne sont-ils pas les seuls à pouvoir être entendus de leurs frères en religion ?
Intégristes et fondamentalistes sont-ils dangereux ?
Certains sont en effet dangereux, mais d’abord pour eux-mêmes. De triste mémoire les suicides collectifs dans d’obscures sectes Nord-Américaines. Ils sont dangereux pour eux-mêmes dans leurs conflits et guerres internes. Dans la première moitié du 17e siècle, ce sont les guerres interconfessionnelles chrétiennes qui ont décimé l’Europe, notamment dans la désastreuse guerre de Trente Ans. Aujourd’hui, c’est la Fitna, conflits intra-musulmans particulièrement sanglants entre sunnites et les chiites qui font l’actualité. Au Moyen Orient si les chrétiens souffrent d’exactions, les attentats visent d’abord des musulmans.
Tournés vers un passé mythifié, l’intégrisme et le fondamentalisme par essence réactionnaires font obstacle à tout progrès humain, scientifique, social, technologique et économique. Si la modernité n'est pas venue des terres islamiques, c’est que l'on continue, en dépit d’Averroes, de refuser une coupure métaphysique entre un Ciel spirituel et une Terre matérielle. En 1019, le calife de Bagdad, Al Qadir, condamne la doctrine du «Coran créé», interdit les exégèses et fixe le credo officiel. Il tue ainsi l’esprit critique et encourage «l’imitation servile», au détriment de l’innovation, alors que l’Occident allait s’engager dans la voie de la conscience individuelle et autonome, qui allait rendre possibles, plus tard, les Descartes et les Locke.
Le refus de la modernité, d’autres au contraire l’assument comme les Amish aux USA, pour une application orthodoxe de la Bible. Ailleurs, c’est la schizophrénie la plus totale entre une modernité flamboyante payée à coup de pétrodollars et l’archaïsme social et intellectuel le plus réactionnaire. Aujourd’hui, les convulsions du monde musulman suscitent craintes et méfiances depuis un fameux 11 septembre. La faillite d’états soumis à la loi révélée alimente un profond ressentiment, source de violences. Ne devraient-ils pas s’interroger sur ce qui verrouille l’évolution de leur société vers la modernité, la prospérité, la liberté de penser, les droits humains : hommes et femmes ? Constat amer, ce n’est pas Dieu qui remplit les gamelles. C’est aux croyants eux-mêmes de trouver la réponse et elle ne se trouve pas écrite dans les livres sacrés.
Alors d’où viendrait le danger ?
Ce n’est pas tant l’intégrisme religieux en lui-même qui constitue aujourd’hui un danger, car il est fragile et divisé, chacun s'estimant détenteur d’une vérité. Le péril vient de notre complaisance à son égard. C’est d’abord notre indulgence coupable, notre passivité par rapport à ces multiples empiétements sur la laïcité. Si l’Occident est parvenu à s’affranchir de la terrible police de la pensée qu’était l’Inquisition, qui n’est pas si lointaine, puisqu’elle sévissait encore en 1834 en Espagne, pourquoi s'en laisserait-il imposer une autre au moins aussi réactionnaire que la précédente ?
Pourquoi, alors qu’un nouvel intégrisme cherche à s’imposer, une frange politico-médiatique ultra minoritaire met au pilori quiconque oserait émettre la moindre objection, la moindre alerte ?
Notre dépendance par rapport aux pétromonarchies théocratiques par notre addiction au pétrole, bride nos critiques. On s’interdit toute dénonciation de l’esclavage qui sévit encore dans certains pays de l’or noir, notamment au Qatar sur les chantiers de la Coupe du monde
Une stratégie politicienne et clientéliste envers des communautés pour capter des votes.
La manipulation d’un sentiment de culpabilité à l’égard de tous les déshérités du monde.
La complaisance d’un certain nombre d’intellectuels à l’égard de l’obscurantisme pour quelques poignées de pétrodollars
La crainte d’une nouvelle montée d’intolérance : « l’islamophobie » d’aujourd’hui ne serait qu’une résurgence de « l’antisémitisme »d’hier.
La laïcité doit se défendre pied à pied comme dans l’affaire Baby-loup qui connaît enfin un heureux dénouement.
En conclusion
Chacune des croyances et religions a ses intégristes et fondamentalistes. Peut-on les hiérarchiser selon leur degré de plus ou moins grande dangerosité? Les ultra-orthodoxes juifs Haredim plus que les salafistes, les salafistes plus que les fidèles de Monseigneur Lefebvre ou encore les sectes hindouistes plus les salafistes ? La dangerosité des intégristes et des fondamentalistes est d’abord fonction de leur emprise sur les sociétés et leur accès au pouvoir. Mais avant tout, de leurs moyens financiers. Certains états théocratiques défendent devant la commission des droits de l'homme de l'ONU, le concept de "diffamation des religions", pour ne pas dire un "délit de blasphème". L’inacceptable est-ce la critique et les caricatures des dogmes des intégristes et fondamentalistes ou bien l’inacceptable est-ce plutôt l’intolérance, l’incitation à la haine, au racisme et au sexisme des intégristes et fondamentalistes ?
Notre liberté de penser et de critiquer chèrement acquise ne souffre d'aucune concession !
André HANS