La technologie va t-elle changer la nature de l'homme ?

Les journaux, les revues scientifiques, et les journaux télévisés font régulièrement état d'avancées importantes dans le domaine de la « réparation » des hommes, soit par voie biologique, soit par voie électromécanique.

 Sur le plan biologique, les greffes d'organes sont maintenant possibles sur de plus en plus de fonctions : rein, foie, cœur, poumons, visage, peau, mains, etc. Toutefois, le manque de donneurs compatibles en nombre suffisant pousse la recherche en biologie vers d'autres voies à plus long terme, plus prometteuses mais aussi plus radicales : culture de cellules souches pour « faire pousser » des organes à la demande, thérapies géniques, etc. On peut y ajouter l'ensemble des recherches sur le vieillissement des cellules, qui pousse certains chantres du progrès technique vers l'idée que l'immortalité sera bientôt possible. 

 D'autre part, la miniaturisation de l'électronique et des actionneurs électriques et la mise en œuvre de matériaux nouveaux permet déjà de substituer des organes mécaniques à certains organes biologiques : jambes artificielles en composites, cœur électromécanique, mains mécaniques commandées directement par le cerveau, yeux-caméras...Bien que ces organes en soient encore au stade de la recherche amont, on peut prédire sans crainte de se tromper l'arrivée sur le marché dans un avenir proche d'organes artificiels fiables pour remplacer des organes manquants, vieux, usés ou simplement inélégants. Si on y ajoute les promesses des nanotechnologies, on disposera à terme d'une panoplie d'objets artificiels capables de soigner le corps in situ, de remplacer la plupart des fonctions biologiques, ou d'améliorer le fonctionnement des organes qu'on ne pourra remplacer.

 La première question qui vient à la lecture de ce bref descriptif est la suivante : peut-on remplacer tous les organes du corps humain ? Intuitivement, la réponse est oui, à l'exception du cerveau, siège de la personnalité, de la mémoire et de la conscience. Si on veut rester soi, on ne peut changer le cerveau, qui reste donc soumis aux dégradations dues au vieillissement, même si on arrive à les limiter, et surtout à la saturation de la mémoire.

 A ce stade, et en extrapolant, on peut déjà se poser une deuxième question : si tout a été changé en nous, à l'exception du cerveau, peut-on dire que l'on est encore un être humain ? Qu'est-ce qui fait la spécificité d'un être humain ? Qu'est-ce que l'homme ? Cette question se posera avec encore plus d'acuité si on estime que même le cerveau peut être remplacé.

 En effet, sans prendre forcément parti sur cette question, de nombreuses personnes, et non des moindres, ainsi que certaines institutions et entreprises connues, estiment que des recherches relatives à la compréhension puis à la simulation du cerveau se justifient et, pour les plus extrêmes d'entre eux, aboutiront concrètement avant 2050. Des milliards de dollars et d'euros y sont consacrés. On peut citer en particulier :

 -        le projet « Human brain » de la Commission européenne, doté de 1,2 milliards d'euros sur 10 ans, qui a pour objet la simulation du cerveau sur un ordinateur très puissant ;

 -        le recrutement en 2012 par Google de Ray Kurzweil, le « pape du transhumanisme[1] » en tant que directeur de l'ingéniérie, par ailleurs directeur de « l'Université de la Singularité[2] ». Doté également de plusieurs centaines de millions de $, les projets visent à développer les interfaces homme-machine, avec pour objectif futur la possibilité de transférer sur ordinateur le contenu du cerveau, le rendant ainsi plus performant, à la limite immortel ;

 -        la création de l'entreprise de biotechnologies Calico en 2013 par Google, dont l'objet est la lutte contre le vieillissement et les maladies associées avec le slogan : « Tuer la mort » ;

 -        les investissements importants réalisés par tous les grands de l'Internet (Google, mais aussi Facebook, Apple, Amazon, Paypal, ...dans les domaines des nanotechnologies, des  biotechnologies, de l'informatique, des sciences cognitives[3] (les « NBIC »).

 Sans vouloir forcément polémiquer sur la pertinence de projets de cette nature, il est clair que l'ampleur des moyens consacrés à de tels sujets, que beaucoup considèrent comme utopiques, pose question à divers niveaux :

 -        si la vie humaine peut être prolongée bien au-delà des limites actuelles (jusqu'à 140 ou 150 ans, chiffres souvent rencontrés), l'organisation de la société en sera bouleversée. Jusqu'à quel âge travailler ? Que signifiera « prendre sa retraite » ? Que faire de tout ce temps ? Comment envisager la démographie d'une telle société ? Quelle sera la place des enfants ? Comment gérer le mélange intergénérationnel élargi ? Cela sera t-il réservé aux plus riches, ou tout le monde pourra t-il en bénéficier ?

 -        au-delà, comment imaginer une espèce dont les individus ne mourraient plus ? Quelle serait la signification de la vie ? Comment se reproduirait-on (sexuée, clonage,...) ? Y aurait-il renouvellement, renaissance, ou bien sclérose ? Que deviendrait la mémoire individuelle ?

 -        aujourd'hui, sur les plans moral et législatif, faut-il alors interdire la poursuite de ces recherches ? Que disent les comités d'éthique ? Faut-il fixer des limites aux expériences sur l'homme ? Ou alors, a contrario, faudra-il accorder des droits aux robots dotés d'une intelligence artificielle voisine de celle de l'homme ?

 Au plan philosophique il faut aussi se poser des questions, certes d'un autre ordre, mais tout aussi importantes :

 -        la vie prolongée et l'immortalité réduisent l'humanité à son seul fonctionnement biologique, métabolique. Quel en serait le sens ? L'humanité n'est-elle que cela ?

 -        si les hommes décuplent leurs capacités en faisant appel à des modules extérieurs artificiels auxquels ils seraient connectés directement, ou s'ils deviennent des entités virtuelles au sein d'une machine, feraient-ils encore partie du règne du « vivant », feraient-ils encore partie de la nature ? Etre réduit à des impulsions électriques au sein d'un ordinateur, est-ce devenir un être purement virtuel, est-ce vivre dans la réalité, ou dans le factice, dans l'illusion ? Quelles en seraient les conséquences ?

 -        peut-on réellement penser qu'une intelligence artificielle pourrait se comporter comme un être humain ? Pourrait-elle être douée de conscience ?

 -        sur le plan du progrès, est-on en mesure de résister aux avancées technologiques ? Martin Heidegger, dans une conférence en 1954, disait déjà : « « Nous devons cesser de penser la technique moderne comme un outil. L'homme n'est plus en position de maîtrise par rapport aux objets techniques, il en deviendrait bien davantage le jouet, car l'essor de la technique serait devenu un processus autonome.Nous serions devenus esclaves de notre maîtrise. »

 -        il n'est nulle part fait allusion, chez les scientifiques, à l'amélioration morale de l'homme, ni aux types de comportements (« empathie ») des robots envers les hommes et réciproquement. Seuls les psychologues et les sociologues, ainsi que les écrivains et cinéastes, s'en préoccupent, mais malheureusement de manière anecdotique.

 

 Pour illustrer toutes ces problématiques sans doute largement utopiques mais intellectuellement stimulantes, voici quelques citations éclairantes de diverses personnalités luttant activement, soit pour défendre l'humanisme traditionnel, soit pour pousser à l'extrême l'humain vers le transhumanisme.

 Ayn Rand, fondatrice des « Libertariens » : il n'y a qu'un seul droit fondamental, le droit d'un homme à sa propre vie. En vertu de la liberté absolue qu'il a sur lui-même, un individu peut se transformer et même transformer sa propre condition. Il n'est pas tenu de préserver en lui cette « dignité » qui fondait pour les humanistes classiques la liberté, et au nom de laquelle il était possible de limiter les usages de la liberté individuelle.

 Anders Sandberg (Future Humanity Institute – Stanford) : propose le concept de « liberté morphologique ». Nous avons une longue tradition d'intégrer des composants artificiels dans notre aspect : cosmétiques, piercing, tatouages, chirurgie esthétique, etc. Aujourd'hui, nous avons en plus la possibilité technologique de modifier les fonctions corporelles, au-delà de l'apparence. La technologie et la liberté morphologique vont la main dans la main.

 Kevin Kelly (écrivain, spécialiste des nouvelles technologies, directeur du magazine « Wired ») : la singularité technologique est un mythe, une idée fantastique qui agit sur les esprits et mène à beaucoup d'améliorations, mais nous ne serons jamais gouvernés par une intelligence artificielle. « Dans 5000 ans, je pense que les êtres humains existeront encore. Ensuite, je fais l'hypothèse que l'évolution de notre espèce va la séparer en plusieurs branches, sous l'action du « technium ». Pour chaque innovation majeure proposée dans le domaine de la génétique ou des interfaces homme-machine, certaines aires de civilisation refuseront de faire le saut (cf les Amish). Si bien qu'il y aura des humains semblables à ceux que nous connaissons aujourd'hui, mais aussi des humains modifiés génétiquement, des humains augmentés technologiquement, des hybrides, etc. L'humanité ne sera plus une. »

 Dialogue entre Ray Kurzweil, transhumaniste, et « Bill », humaniste :

 Ray : Les humains remplacent déjà des parties de leur corps et de leur cerveau par des dispositifs non biologiques.

 Bill : C'est mieux de ne remplacer que les organes et les systèmes malades ou endommagés. Mais vous remplacez toute notre humanité pour améliorer les capacités de l'être humain, et ça c'est profondément inhumain. Une partie de notre humanité vient de nos limitations.

 Ray : Alors peut-être que notre désaccord vient de la nature de ce qu'est l'être humain. Pour moi, l'essence de l'humain n'est pas dans nos limitations, mais dans notre capacité à les dépasser. La mort, la naissance et la maladie sont naturelles. Il faut s'en débarrasser et ouvrir ainsi, à force de transgressions, une ère nouvelle.

 Skinner : Les automates se comportent comme des hommes : « Ils détectent, identifient, classent les stimulis. Ils stockent et réactivent l'information. Ils apprennent et enseignent. Nous les traitons comme des hommes : nous leur donnons des instructions, leur posons des questions, écoutons leurs réponses. Nous faisons même ce qu'ils nous disent de faire. Puisque nous savons pourquoi ils se comportent comme ils font, que nous faut-il de plus pour savoir ce qu'est l'esprit ? »

 Jean-Michel Besnier (philosophe) : « La machine n'aurait pas conscience de ce qu'elle fait ni n'éprouverait de sentiments : cet argument est bien fragile si on songe aux difficultés dans lesquelles se débattent les philosophes quand ils doivent expliquer pourquoi un homme est par définition conscient et doté d'une sensibilité. L'homme est déterminé par les contraintes biologiques de son espèce et par les aléas de son histoire individuelle. »

 « Eu égard à la science, l'esprit et la conscience ont la faiblesse de ne pas se laisser démontrer. Ils ne peuvent que se montrer à la faveur d'oeuvres ou de décisions inattendues, que ni la machine ni l'animal ne sauraient leur disputer. Le neurobiologiste le plus fanatique ne peut s'aventurer à réduire Proust ou Mozart aux réactions d'une boîte noire ou à l'état de leurs neurones. »

 John Searle (philosophe) : a mis au point l'argument dit de « la chambre chinoise ». Cet argument, non réfuté jusqu'à présent, conduit à démontrer qu'un ordinateur ne peut être intelligent et ne peut avoir un esprit au sens où l'homme en a un. Il peut contribuer à réfléchir à la problématique suivante : si on arrive à modéliser la réalité sans qu'on puisse dire ensuite si on a affaire au modèle ou à la réalité authentique, c'est que le modèle est équivalent à la réalité. Si une machine arrive à se faire passer pour un humain, en quoi diffère t-elle de l'humain ?

                                                                                       Jean-Jacques VOLLMER

 

                                                                                         17 octobre 2015 

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