Le vivant et l'inerte : quelle différence ?

Je me suis souvent posé la question du titre : qu'est-ce qui différencie fondamentalement les amas d'atomes et de molécules constituant mon chien ou moi-même, de ceux des cailloux de la bordure du trottoir devant chez moi ? Après, tout, ce sont dans les deux cas les mêmes ingrédients : hydrogène, oxygène, carbone, et peu ou prou, la totalité des 92 éléments simples qui constituent la matière de l'univers.

En cherchant plus loin, j'ai appris que la totalité de la matière constituant le corps humain se renouvelait dans un laps de temps compris entre 7 et 10 ans, et qu'il en allait de même de tous les êtres vivants. Qu'on soit un micro-organisme, un animal ou un végétal, comment peut-on rester « soi » en ayant tout changé ? Ceci peut nous donner un élément de réponse : un caillou est un objet qui reste toujours identique à lui-même, où rien ne change, avec les mêmes atomes toujours à la même place, et le passage du temps le transforme simplement en autre chose : caillou plus petit, cassé en morceaux, fondu, réduit en poussière, alors qu'un être vivant se transforme en permanence tout en gardant son identité. C'est peut-être cela, la différence de fond : un caillou n'a pas d'identité, pas de forme générique, on peut même dire qu'il n'existe pas ; un être vivant en a une, il existe en dehors de ce qui le constitue. L'inerte est passif, ne réagissant que mécaniquement aux actions venant de l'extérieur ; le vivant est actif et réactif, agissant et réagissant de manière propre aux influences aussi bien internes qu'externes. L'inerte est simple, le vivant est complexe.

Sur l'inerte, il n'y a donc que peu de choses à dire : ce qui le caractérise, c'est la passivité, l'immobilité, la dégradation au fil du temps, l'absence d'identité propre.

Sur le vivant, par contre, deux grandes tendances s'opposent :

L'école matérialiste (ou mécaniste)

Pour définir le vivant, on peut aligner des dizaines de caractéristiques qui, toutes, ont quelque chose à voir avec l'organisation et la complexité. Jacques Monod, prix Nobel de médecine, spécialiste en biochimie et en génétique, en distingue trois qu'il estime fondamentales :

D'autres définitions existent, plus précises ou plus ciblées. On peut en citer quelques unes :

Dans cette approche, la question de la limite entre l'inerte et le vivant pose question : les protéines de l'ADN portent des messages, sont-elles vivantes pour autant ? Les prions, grosses protéines repliées, transmettent des maladies et se répliquent : sont-ils vivants ? Les virus le sont-ils ? Ces points ne sont pas tranchés, même si l'accord existe sur ce qui vient juste après : les bactéries sont des êtres vivants.

L'école vitaliste

Depuis Aristote, le vitalisme a évolué en connaissant des hauts et des bas. A l'heure actuelle, la quasi totalité des biologistes sont « mécanistes », surtout parce que c'est la seule manière d'étudier rationnellement la matière vivante en utilisant la méthode scientifique.

En effet, il n'y a pas de définition claire de ce que pourrait être ce « principe vital » qui, s'exerçant sur la matière, en ferait naître la vie. C'est plus un concept philosophique qu'un objet d'étude : le principe vital est alors défini comme étant à la fois la cause première de la vie, ce qui produit tous les phénomènes de la vie, et sa finalité, la vie étant une fin en soi. Bergson lui-même, pourtant habituellement si clair dans son expression et sa pensée, fait appel dans « L'évolution créatrice » au concept « d'élan vital », qu'il définit comme étant « la liberté s'insérant dans la nécessité pour la tourner à son profit ». On peut se demander ce que cela veut dire...

Il faut distinguer cependant deux courants dans le vitalisme :

La vie artificielle

Une manière pragmatique de réfléchir sur la nature du vivant pourrait être d'imaginer ce que serait un être vivant artificiel, une machine non biologique que nous pourrions fabriquer et qui se comporterait comme l'être biologique qu'elle imiterait. Est-ce possible, ou au moins concevable ? Quelle différences y aurait-il entre eux ?

Les progrès de l'intelligence artificielle et de la robotique réalisés depuis quelques années laissent penser que, à l'horizon d'un ou deux siècles, il sera théoriquement possible de créer des machines qui présenteront toutes les qualités fonctionnelles d'un animal, voire d'un homme. En tout cas, sur le plan des concepts, cela amène inévitablement à se poser la question de savoir ce qui différencie une machine dotée de logiciels performants assurant toutes les fonctions définies précédemment comme caractéristiques de la vie, de la vie elle-même.

Un robot capable de voir, de se déplacer, d'entendre, de goûter, de sentir, de toucher et aussi de se reproduire en construisant d'autres robots, d'apprendre et de réagir en fonction de l'environnement, et même de parler et pourquoi pas de penser : est-ce si utopique que cela ? Les logiciels d'intelligence artificielle, la logique floue, les réseaux de neurones informatiques permettent déjà à certaines machines de prendre des décisions qui n'étaient pas inscrites a priori dans leur programmation.

Au-delà, si un jour nous arrivons à fabriquer une machine dotée, comme le cerveau humain, de centaines de milliards de connexions (on en est loin), au nom de quoi lui refuser le qualificatif « d'intelligent », à défaut de celui de « vivant » ? En quoi ne serait-elle pas « consciente » ?

Inversement, les progrès faits en matière de prothèses permettent de penser qu'un jour nous pourrons remplacer la quasi totalité de nos organes, à l'exception sans doute du cerveau, par des prothèses entièrement constituées de matériaux inertes dotées d'un « logiciel », d'une intelligence fonctionnelle. Nous serons alors des quasi robots, des êtres hybrides. Ferons-nous encore partie du domaine du « vivant » ? Où se situe la limite ?

Ceci peut aussi nous inciter à regarder de plus près la place du cerveau dans cette réflexion. Une bactérie n'a pas de cerveau, une plante non plus. On peut dire aussi qu'elles n'ont pas de conscience, sauf à supposer que la conscience existe dans tous les êtres vivants, qu'elle est « co-extensive » à la vie comme l'affirme Bergson, avec différents niveaux selon la complexité matérielle de l'être considéré.

Et pour conclure, on peut aussi se poser une question d'ordre plus général : l'homme, être vivant, intelligent et conscient, peut-il fabriquer un autre être vivant, intelligent et conscient qui lui soit égal ou même supérieur ?

                                                                                                           Jean-Jacques VOLLMER

 

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1 Attention, cette notion de « projet » ne veut pas dire qu'il y a quelque part un « chef de projet » qui a décidé du but à atteindre, de la finalité de l'existence. C'est plutôt pour Monod la simple constatation que la vie évolue selon certaines règles, selon une certaine organisation qualifiée de « projet ».


Bibliographie réduite :

« Le hasard et la nécessité » Jacques Monod

« L'énergie spirituelle » et « L'évolution créatrice » Henri Bergson

Site Internet : http://philosophie-spiritualite.com Leçons 35 et 102