L’individu
Nous n’en sommes peut-être pas très conscients, mais les sociologues l’affirment avec force : l’individu est un phénomène récent, advenu depuis peu, massivement, dans toutes les couches sociales de la société occidentale moderne. Sa naissance commence avec la Révolution : elle ne concerne alors qu’une petite fraction de la population, le plus souvent favorisée et instruite, donc ayant accès au débat d’idées. Les Lumières, le Romantisme… et surtout le XXème siècle y ont contribué à leur tour. Il s’agit d’un véritable « retournement historique »(1) et le basculement de masse se produit au cours des années 1960.
Quelle est cette révolution ? Dans le passé chacun devait obéir, maintenant il agit par lui-même. Il était soumis à la discipline du père de famille, des contraintes sociales et religieuses, sa place était pré-définie dans une hiérarchie sans faille: on ne choisissait ni son conjoint ni son métier, on ne pouvait échapper à sa classe sociale (sauf exception), et ne pas respecter les règles de la religion avait des conséquences incalculables. Aujourd’hui la hiérarchie s’est fondue dans l’égalité de principe. Désormais chacun dispose de vastes possibilités et est sommé de se comporter en individu autonome, d’assumer et de construire sa vie.
Devenu roi
L’individu est-il vraiment roi, donc souverain ? Le roi est celui qui détient le pouvoir absolu sur ses sujets. L’individu est désormais son propre souverain, il dit JE, il fait exploser les interdits et transgresse les lois si son autonomie le réclame. En témoigne le slogan de 1968 : « Il est interdit d’interdire » (même si, bien sûr, son application est plutôt limitée).
La liberté de l’individu s’est immensément agrandie. Et pourtant…Avec la liberté s’est accrue la responsabilité, et donc les risques. Entres autres le risque de l’action : je choisis mes actions, j’en suis responsable, si les résultats ne sont pas bons, je m’en prends à moi-même : pas toujours confortable ! Et je suis obligé d’agir, personne ne le fera à ma place (2)
Tout est-il devenu possible ? Aujourd’hui on déchante, on est même parfois tenté de baisser les bras devant les forces extérieures et de penser que rien n’est possible (le chômage, la crise, les délocalisations la mondialisation, les OGM, le climat,… Quelle prise avons-nous sur tout cela ?). Le roi ne fait plus toujours le fier…
Egoïste
L’égoïste ne pense qu’à lui, il n'est occupé que par son intérêt ou son plaisir propre, son désir de domination ou de possession. Il n’a cure d’écraser les autres le cas échéant.
Egoïste, certes, l’individu moderne l’est par bien des aspects : ma maison, ma voiture, mes enfants, ma réussite professionnelle, ma notoriété, c’est toujours « moi d’abord », moi, moi, moi. Par force : car, la liberté étant désormais acquise, chacun est sommé de faire quelque chose de sa vie c’est-à-dire faire des projets, se motiver pour les réaliser, innover, agir sans cesse pour construire sa vie. Il doit donc jouer des coudes pour se faire une place au soleil, pour faire exister son Soi, faute de quoi il reste sur place et se retrouve exclu.
La société est devenue extrêmement compétitive : autrefois, la place de chacun était fixée par sa naissance, un destin en quelque sorte ; aujourd’hui chacun peut progresser s’il s’en donne la peine, et celui qui ne fait rien se trouve vite distancé. Alors on joue des coudes, partout, tout le temps.
L’individualisme bat son plein. Selon Wikipedia, « l'individualisme est une conception politique, sociale et morale qui tend à privilégier les droits, les intérêts et la valeur de l'individu par rapport à ceux du groupe et de la communauté. Il prône autonomie individuelle face aux diverses institutions sociales et politiques (la famille, le clan, la corporation, la caste...) … Il ne faut cependant pas confondre individualisme et égoïsme à courte vue. Car si l'égoïste ne considère que ses intérêts personnels, l'individualiste considère l'intérêt des individus et non le sien uniquement. »
Immanquablement, inexorablement, fatalement ?
Quel est le point de bascule entre individu et égoïste ? Il me semble que c’est le respect et le souci de l’autre.
Respect et souci des autres peuvent-ils être compatibles avec ce chantier permanent de construction de soi, jamais achevé ? La question est là...
Il existe des gens qui ont fait leur chemin, se sont réalisés de façon évidente, et qui pourtant se tiennent toujours du bon côté de cette barrière du respect. Certains sont même capables de générosité et de partage. La bascule n’est donc pas inexorable.
L’homme est un être social : ignorer ou écraser l’autre n’est pas toujours se servir soi-même. La psychologie nous apprend de plus que, pour se développer, le Moi a besoin des autres. C’est à travers le regard d’autrui que l’on apprend peu à peu qui l’on est. Le rapport social est donc essentiel à la construction individuelle. Et cette alchimie étrange se réalise dans l’empathie, qui est la capacité de ressentir les émotions de quelqu'un d'autre.
Le souci des autres a changé aussi, ses formes modernes ont évolué. La société se préoccupe des petits, des laissés pour compte, plus qu’elle ne l’a jamais fait (même s’il reste du chemin à parcourir) et la « charité » pratiquée dans les associations humanitaires s’est profondément modifiée : l’assistance du passé a fait place à l’accompagnement des personnes, des individus, dont on commence par reconnaître la dignité et que l’on aide à prendre ou reprendre leur vie en mains, à trouver en eux-mêmes les ressorts de leur vie.
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(1) "L’invention de soi" Jean Claude Kaufmann. Hachette. 2004
(2) "La fatigue d’être soi" Alain Ehrenberg. Odile Jacob.1998